Non, cela découle de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne. Mais je vais vous citer un exemple pour la Cour européenne des droits de l'homme, pour lequel le Conseil d'État tient bon, contrairement à la Cour de cassation, qui a cédé.
Vous vous souvenez de l'affaire HSBC, dont on a abondamment parlé. Les documents fournis à l'administration française étaient très détaillés : il s'agissait non seulement de listings de numéros de comptes, mais de copies de courriers, de mentions de visites, etc. Bref, on avait de véritables dossiers, avec tous les éléments de preuve nécessaires.
Pour compléter le dossier de l'un de ces contribuables, l'administration avait fait des perquisitions sur le fondement de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales. L'intéressé a argué devant le juge judiciaire que les documents volés ne lui étaient pas opposables, l'administration fiscale française s'étant rendue coupable de recel. L'affaire est intéressante parce que, entre-temps, les documents avaient été remis au parquet de Nice qui les avait de nouveau communiqués à l'administration fiscale. La Cour de cassation a estimé, et tout cela découlait de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, que l'administration fiscale ne pouvait pas utiliser des documents volés. Si je me souviens bien, l'avocat général a dit que « le parquet [n'était] pas une blanchisseuse » !
Dans l'affaire HSBC, les gros redressements concernaient les droits de succession, qui relèvent de la Cour de cassation en cas de litige, et les plus petits dossiers portaient sur l'impôt sur le revenu, qui relèvent, eux, du Conseil d'État. Ce dernier ne s'est pas incliné : en vertu de sa jurisprudence, il a estimé que l'administration fiscale peut utiliser des documents qui lui ont été remis, peu importe par quelle voie. Vous voyez bien les immenses difficultés qu'entraîne cette jurisprudence, notamment parce que le système de perquisitions relève de la Cour de cassation.
Soyons clairs, l'administration n'intervient pas toujours au hasard : elle a souvent des présomptions, lesquelles peuvent être très précises. Personnellement, je ne trouve pas scandaleux de dénoncer une fraude fiscale. Un salarié licencié mécontent peut dénoncer des pratiques de son ancienne entreprise. Ces dénonciations peuvent être soit calomnieuses, soit exactes. L'administration procède à des vérifications, en utilisant très souvent la procédure de la perquisition.
La jurisprudence de la Cour de Cassation, qui a sa propre logique, est la suivante : des dénonciations anonymes peuvent servir de base à l'autorisation donnée par le juge de procéder à une perquisition ; mais si ces documents ont été « détournés » par un salarié qui les a copiés, ils ne peuvent plus être utilisés.
Mais alors comment doit procéder l'administration ? Nous sommes là face à un blocage. Doit-elle pousser l'hypocrisie jusqu'à dire qu'elle a reçu une dénonciation anonyme, sans faire état des documents qui lui ont été remis, pour pouvoir procéder à une perquisition ou à une vérification afin de retrouver, si elle le peut, ces mêmes documents ? La question est importante. La Cour européenne des droits de l'homme, qui est une cour tout à fait estimable, a poussé la défense des droits individuels à un point extrême. Elle a surtout, non que cela me choque, remis au premier plan le droit de propriété, qui était affaibli en droit français. Grâce à l'article 1er du protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le droit de propriété a retrouvé une nouvelle vigueur.
Je prendrai l'exemple de la décision « Société EPI » du Conseil d'État, rendue en plénière fiscale le 9 mai dernier, une jurisprudence qui est indirectement liée à la question de la fraude. Le législateur avait instauré, pour les entreprises qui créaient de nouveaux emplois, un crédit d'impôt valable pendant trois années, de 1997 à 1999. En 1998, le gouvernement a constaté que le système avait été utilisé de façon abusive. Il a sagement décidé de le supprimer, ce qui fut fait dans la loi de finances pour 1999 de décembre 1998.
Selon les règles habituelles, le fait générateur de l'impôt se situant au 31 décembre, la société aurait dû normalement être privée de son crédit d'impôt pour tout l'exercice 1998. Et pourtant, en faisant référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, ce qui est tout à fait normal, le Conseil d'État a jugé que l'entreprise détenait, au moins pendant les premiers mois de l'année 1998, une espérance légitime d'avoir une créance sur le Trésor, le crédit d'impôt, qui est un bien protégé au sens de l'article 1er du premier protocole, et que cette espérance légitime ne pouvait être remise en cause. Cette jurisprudence est valable sous la réserve importante des cas de fraude fiscale. Mais, en l'occurrence, tel n'était pas le cas ! Il s'agissait simplement d'une utilisation abusive du crédit d'impôt.
Au final, nous nous retrouvons dans un système où les couches de droit supérieur, droit et jurisprudence européens, s'empilent les unes sur les autres : sans aller jusqu'à dire que nous ne sommes plus maîtres chez nous, nous ne pouvons que constater que tout cela pose de sérieux problèmes.
Je fais un aparté sur le débat relatif à l'ISF. Pour l'ISF, le fait générateur, qui détermine la législation applicable, se situe au 1er janvier. Compte tenu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, le taux de l'ISF ne peut être modifié en cours d'année, postérieurement au fait générateur. Ou alors, il faut adopter une loi rétroactive. Sur cette question, il semble que le gouvernement ait fait demi-tour.
Peut-on prévoir une taxe supplémentaire qui s'ajouterait à l'ISF ? Une telle solution est techniquement très compliquée à envisager, car les contribuables ont une espérance légitime de payer un certain montant d'ISF au Trésor et pas un euro de plus.
La Cour européenne des droits de l'homme a peut-être raison, mais je suis étonné que le législateur français n'ait pas plus rué dans les brancards ! Mais il est vrai que vous ne vous rendez compte des difficultés que dix ans après le vote d'un texte, lorsque le Conseil d'État ou la Cour de cassation se prononcent sur une affaire. Pourtant, il serait bon que le législateur français mène une réflexion sérieuse sur la latitude qui lui est laissée pour fixer la norme applicable en France.