M. Bruno Retailleau. Ma question s'adresse à M. le Premier ministre.
Le 18 octobre dernier, la chancelière allemande a rencontré à Istanbul le président Erdogan, qui a fait monter les enchères en exigeant une accélération du processus de négociation en vue de l'adhésion de son pays à l'Union européenne, en contrepartie de la coopération de la Turquie sur la question des réfugiés.
Mme Angela Merkel a répondu qu'elle accepterait de plaider en faveur de la relance des discussions sur le chapitre relatif à la politique économique et monétaire et de l'ouverture d'un nouveau chapitre relatif à la sécurité et à la liberté, comme si aucune question ne se posait sur ces sujets.
Surtout, on trouve, parmi les conclusions de la réunion du Conseil européen du 15 octobre dernier, la phrase suivante, qui a donc été approuvée et votée par les représentants de la France : « Le processus d'adhésion [de la Turquie] doit être relancé. »
Monsieur le Premier ministre, le marchandage de M. Erdogan est inadmissible. (Applaudissements sur certaines travées du groupe Les Républicains.) Il l'est d'autant plus au regard de la terrible ambiguïté d'Ankara s'agissant du combat contre l'islamisme radical. M. Erdogan est davantage préoccupé par la question kurde que par la lutte contre Daech.
Ma question est simple, et j'espère que votre réponse sera très claire : la France acceptera-t-elle ou non de faire droit à ces nouvelles exigences concernant le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ?
(Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur certaines travées de l'UDI-UC.)
M. Manuel Valls, Premier ministre. Monsieur Retailleau, je vais vous répondre sur ce sujet lourd et grave comme je l'ai fait tout à l'heure, à l'Assemblée nationale, à M. Fillon.
La Turquie est un partenaire stratégique de longue date de la France et de l'Union européenne : membre de l'OTAN depuis 1952, elle est engagée dans un processus de rapprochement avec l'Union européenne et se trouve, aujourd'hui plus que jamais, au carrefour d'enjeux stratégiques majeurs.
Même si elle doit clarifier certains de ses objectifs, comme vous venez de le souligner, la Turquie est un allié en vue de parvenir à une solution politique en Syrie. Elle ne peut qu'être partie prenante à cette démarche, à l'instar d'autres États de la région, tels que l'Iran ou les pays du Golfe.
La Turquie est soumise à d'importantes pressions, liées notamment à la présence sur son sol de plus de 2 millions de réfugiés syriens. Le défi que représente l'afflux de ces réfugiés en Europe sera encore plus difficile à relever si nous ne l'aidons pas à bâtir des solutions, de même d'ailleurs que le Liban ou la Jordanie. C'est l'intérêt de la France et de l'Union européenne.
La Turquie est en outre la cible d'attentats ; celui d'Ankara en a donné malheureusement une terrible démonstration. À l'approche des élections législatives, qui auront lieu le 1ernovembre, le contexte politique est très sensible.
Notre intérêt est de poursuivre le dialogue engagé depuis plusieurs années maintenant et de soutenir l'effort incontestable fourni par la Turquie pour l'accueil des réfugiés syriens.
C'est pourquoi le Conseil européen du 15 octobre a décidé la mise en place d'un plan d'action commun entre l'Union européenne et la Turquie, afin de renforcer la coopération en vue de garantir des conditions de vie dignes aux réfugiés présents sur le sol turc, de lutter contre les réseaux de passeurs qui les acheminent vers l'Europe et de renforcer le contrôle des frontières extérieures de l'Union européenne.
L'Union européenne a pris, parallèlement, la décision d'apporter un soutien financier accru à la Turquie, l'aide humanitaire étant complétée par des fonds qui doivent permettre de financer l'hébergement, l'insertion et la formation des réfugiés.
Cet engagement de l'Europe est indispensable et n'affecte en rien notre position à l'égard de la Turquie, qu'il s'agisse de la libéralisation des visas ou du processus d'adhésion à l'Union. En tant que pays candidat, la Turquie est engagée dans une négociation qui se poursuit selon des règles qu'elle a elle-même acceptées et qui ne peuvent pas être modifiées.
La France souhaite que ces négociations avancent dans les domaines dans lesquels la Turquie est prête. Je rappelle que quatorze chapitres sur trente-cinq ont été ouverts, dont onze pendant la présidence de Nicolas Sarkozy, et un a été clos ; un seul chapitre a été ouvert depuis 2013.
La question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, qui reste une perspective de très long terme, sera tranchée, le moment venu, par le peuple français.
En conclusion, il convient, monsieur Retailleau, de faire attention à deux choses.
Premièrement, nous devons respecter ce grand pays qu'est la Turquie. Cela ne nous interdit pas de faire preuve de lucidité, mais soyons attentifs à ce qui se passe dans cette région du monde.
L'une des forces de la France est de pouvoir parler avec tous. Je me trouvais voilà quelques jours en Jordanie, pays qui a bien besoin de notre soutien. Nous accueillerons le président iranien au mois de novembre. Le Président de la République a évoqué la situation au Moyen-Orient avec Vladimir Poutine et nous discutons bien sûr avec la Turquie. C'est la force de la France de n'être alignée sur personne et de tenir le même langage à chacun de ses interlocuteurs !
Deuxièmement, veillons - en l'occurrence, je fais moins référence à votre question qu'à celle qui m'a été posée aujourd'hui à l'Assemblée nationale, monsieur le sénateur - à préserver notre relation de solidarité avec l'Allemagne, qui fait face, en matière d'accueil des réfugiés, à un défi considérable. Le Gouvernement considère que la solidarité entre nos deux pays doit jouer à plein pour le relever.
(Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur certaines travées du RDSE, du groupe écologiste et de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour la réplique.
M. Bruno Retailleau. Monsieur le Premier ministre, solidarité ne signifie pas aveuglement, y compris à l'égard de notre principal partenaire.
(Protestations sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Respecter ce grand pays qu'est la Turquie, c'est aussi lui tenir un langage de vérité ! (C'est fini ! sur les travées du groupe socialiste et républicain.) Nous commettons une faute à l'égard tant de nos partenaires turcs, en leur faisant miroiter la perspective d'une adhésion à l'Union européenne,...
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue !
M. Bruno Retailleau. ... que du projet européen, la Turquie n'étant européenne ni par sa géographie, ni par son histoire, ni par sa civilisation ! Oui à une coopération renforcée, non à une adhésion future !
(Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur certaines travées de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre, au titre de son horloge spéciale...
M. Manuel Valls, Premier ministre. Monsieur le président, je vous remercie ; la Constitution de la VeRépublique est décidément formidable !
(Exclamations amusées sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. Vous avez bien raison, monsieur le Premier ministre !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Alignement sur l'Allemagne, jamais ; solidarité, oui, totale et sur tous les sujets : défense, diplomatie, économie.
Mesdames, messieurs les membres de la majorité sénatoriale, d'ordinaire, c'est sur vos travées que l'on invoque l'exemple allemand ! Nous ne sommes alignés sur personne !
M. Roland Courteau. Très bien !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Oui, il faut faire preuve de la plus grande lucidité, mais attention aux mots que nous prononçons, qu'il s'agisse de la Turquie ou des autres pays de la région !
Mme Nicole Bricq. Exactement !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Il ne s'agit pas d'un choc de civilisations : il y a un combat des civilisations contre le terrorisme et la barbarie. Avec la Turquie et les autres pays, nous devons être capables de bâtir des partenariats sur la base de valeurs qui sont universelles !
M. Bruno Retailleau. C'est ce que j'ai dit !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Il ne s'agit pas d'engager une confrontation !
(Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
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