M. Richard Yung attire l'attention de M. le secrétaire d'État, auprès du ministère de l'économie et des finances, chargé de l'industrie sur l'adoption par l'institut des ingénieurs électriciens et électroniciens (IEEE) de nouvelles règles gouvernant l'exercice du droit des brevets.
L'IEEE est une association professionnelle américaine à but non lucratif qui joue un rôle majeur dans l'établissement des normes internationales dans le domaine des télécommunications. Elle a récemment modifié ses règles de fonctionnement dans un sens favorable aux intérêts de plusieurs multinationales américaines, dont l'objectif est de réduire le pouvoir de négociation des titulaires de brevets essentiels à l'application d'une norme
(BEN).
Les nouvelles règles prévoient notamment une modification de l'assiette de calcul des redevances dites « raisonnables » perçues par les titulaires de BEN ainsi qu'une quasi-élimination du droit à l'injonction (retrait du marché) pour les produits contrefaisants. Approuvées par le département de la justice des États-Unis, elles désavantagent les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) qui détiennent des BEN. Elles font en particulier peser des risques sur les entreprises innovantes françaises.
Partant, il lui demande de bien vouloir lui présenter un premier bilan des initiatives prises par le Gouvernement pour prévenir toute « contagion » des règles de l'IEEE et garantir une rémunération équitable de l'innovation.
M. Richard Yung. L'institut des ingénieurs électriciens et électroniciens des États-Unis, l'IEEE, est une association professionnelle puissante, qui joue un rôle majeur dans l'établissement des normes internationales dans le domaine des télécommunications. Cette association a récemment modifié ses règles de fonctionnement dans un sens favorable aux grandes entreprises américaines. On pense en particulier aux GAFA, dont l'objectif est de réduire les royalties– les redevances, en français – que doivent payer ces entreprises aux titulaires de brevets. Ces règles ont été approuvées par le département de la justice des États-Unis.
Même si les règles édictées par cette association, qu'on pourrait rapprocher de l'AFNOR, l'Association française de normalisation, sont dépourvues de valeur législative, elles désavantagent, comme vous pouvez facilement l'imaginer, les petites et moyennes entreprises d'une façon générale et font peser un risque lourd sur les entreprises innovantes françaises en particulier. On pense que le niveau moyen de redevance pourrait passer, dans le cas de figure qui est envisagé, de 15 % à 4 %, soit une baisse de plus de 10 points.
Au mois d'avril dernier, le Gouvernement m'avait indiqué « veiller à prévenir l'introduction de telles règles au sein des organismes de normalisation auprès desquelles la France dispose d'un siège ». Il m'avait également affirmé avoir proposé à la Commission européenne d'introduire des « dispositions permettant de garantir l'effectivité des droits des détenteurs de brevets ». Un Conseil « Industrie » s'est d'ailleurs, semble-t-il, réuni à ce sujet. Enfin, le Gouvernement avait annoncé avoir appelé l'attention de la Commission européenne sur le fait que « ces nouvelles règles pourraient constituer des violations de certains accords de l'Organisation mondiale du commerce ».
Sept mois plus tard, madame la secrétaire d'État, je souhaite savoir le premier bilan que vous tirez de ces initiatives prises pour prévenir la « contagion » des règles américaines et garantir une rémunération équitable de l'innovation.
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances, chargée du numérique et de l'innovation. Je vous remercie, monsieur le sénateur, d'avoir posé cette question. Elle est importante, et vous avez raison de suivre étroitement ce dossier.
Les normes et standards contribuent à structurer le marché et permettent l'interopérabilité entre les produits et les solutions techniques, en définissant des spécifications communes. À l'heure de l'internet des objets, la normalisation et la standardisation seront de plus en plus importantes.
Pour les acteurs privés à l'origine des développements technologiques, la contribution collective à la normalisation améliore le retour sur les investissements consentis, grâce à une diffusion plus large de l'innovation. En contrepartie, afin de prévenir le risque d'abus des droits attachés aux brevets essentiels à la mise en œuvre des normes, les BEN, les organismes de normalisation exigent de leurs détenteurs un engagement à concéder des licences d'exploitation à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires.
Ce principe, dit FRAND pour fair, reasonable and non-discriminatory, propose un équilibre permettant aux contributeurs aux travaux de standardisation de bénéficier d'une fraction juste et raisonnable des profits réalisés en aval par les utilisateurs de la norme. Sa pleine application suppose néanmoins que les détenteurs de BEN puissent exercer réellement leurs droits, en particulier celui de demander une injonction, y compris à titre conservatoire, pour interdire la vente de produits contrefaits. Or les nouvelles règles adoptées par l'IEEE non seulement prévoient un mode de calcul des redevances particulièrement défavorable aux détenteurs de BEN, mais remettent également en cause l'exercice de leur pouvoir d'injonction.
Par leur portée mondiale, ces règles portent préjudice à l'industrie européenne des télécommunications, dont le modèle économique est structuré justement par la normalisation. Elles risquent de pénaliser, en priorité, les petites et moyennes entreprises. Elles vont aussi à l'encontre du projet européen de marché unique numérique, car elles favorisent le développement d'écosystèmes propriétaires, c'est-à-dire fermés, nuisant, à terme, au consommateur, qui est obligé de prendre lui-même en charge le coût des interactions.
Le Gouvernement est totalement conscient de l'importance du sujet. Nous veillons à prévenir l'introduction de telles règles au sein des organismes de normalisation dans lesquels la France dispose d'un siège, notamment l'ETSI, l'European Telecommunications Standards Institute, et l'UIT-T, l'Union internationale des télécommunications.
La position française a été communiquée officiellement à la Commission européenne. Nous proposons l'introduction dans le droit européen de dispositions permettant de garantir l'effectivité des droits des détenteurs de BEN, en particulier à l'occasion de la révision de la directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle qui a été annoncée pour l'année prochaine.
La Commission européenne a pris acte des positions exprimées par la France. Elle a rappelé, dans sa stratégie pour le marché unique numérique, l'importance d'une politique de propriété intellectuelle pour les BEN qui soit fondée sur une relation équilibrée. Dans le cadre de sa communication récente sur le passage au numérique des entreprises, elle insiste sur l'importance de ces BEN dans le contexte de l'internet des objets ou de la future norme 5G. Elle a ainsi annoncé le lancement d'une concertation sur le sujet avec toutes les parties prenantes concernées.
L'organisme CEN/CENELEC, l'un des principaux organismes européens de standardisation des technologies électroniques avec l'ETSI, a pris position, en septembre 2016, sur la question des BEN, dans le cadre de la concertation lancée par la Commission européenne. Il s'est déclaré opposé à toute initiative visant à introduire un mode de calcul pour la valorisation ou la fixation de prix pour les licences FRAND et a souligné le risque de telles pratiques.
Je vous remercie une fois encore d'avoir posé cette question, dont je m'entretiendrai avec mes homologues européens et avec la Commission européenne. Je lancerai une mission sur la propriété intellectuelle dans le monde du numérique, qui pourrait inclure ce volet. J'en parlerai au président de l'ARCEP, le gendarme des télécoms français, qui présidera, à compter de l'année prochaine, l'organisme européen qui réunit tous les régulateurs.
M. le président. La parole est à M. Richard Yung.
M. Richard Yung. Je vous remercie de vos explications, madame la secrétaire d'État. Je me félicite de la position forte que le Gouvernement français entend adopter sur ce dossier.
La dimension européenne est sans doute la bonne, puisqu'elle nous donne le poids suffisant pour résister aux tentatives américaines d'imposer un nouveau modèle qui ne vise, en fait, qu'à favoriser leurs grandes entreprises.
Nous sommes tout à fait prêts à vous suivre sur ce qui nous apparaît comme la bonne voie.
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