Nous recevons aujourd'hui Mme Florette Eymenier, membre du Conseil national du numérique (CNNum), créatrice et présidente de la SAS-POPSchool et Mme Myriam El Andaloussi, rapporteure au Conseil national du numérique. Le CNNum s'est préoccupé dès son rapport de 2013 de l'inclusion numérique, voulant dépasser le concept de fracture numérique afin de mieux prendre en compte les transformations des inégalités à l'ère numérique, mais également des opportunités offertes par le numérique pour réduire ces inégalités. Ce rapport recommandait de viser l'accès au numérique au sens large ; de développer la littératie numérique pour tous ; de renforcer les médiations et de permettre la transformation sociale en donnant du pouvoir d'agir aux citoyens. Quatre éditions des Assises de la médiation numérique ont été tenues, la dernière à Mende, en Lozère en 2016. Le rapport que le Conseil a présenté en février dernier souligne deux points : alors que la dématérialisation de l'administration a rendu les services publics numériques essentiels pour les citoyens, seuls 4 % des sites internet publics ont publié leur attestation d'accessibilité en conformité au référentiel général d'accessibilité pour les administrations (RGAA) ; il déplore, en outre, le manque de formation des professionnels du web et du numérique en matière d'accessibilité.
Mesdames, quelles sont vos recommandations pour rendre accessible le numérique et, plus globalement, pour faire reculer l'illectronisme qui frappe 13 millions de nos concitoyens ?
Je suis membre du Conseil national du numérique depuis juillet 2018. Le CNNum est un organisme consultatif indépendant, composé de trente-quatre membres à parité, issus d'horizons différents et nommés pour deux ans, placé sous la tutelle du secrétariat d'État chargé du numérique. Son rôle est de conseiller le Gouvernement et de formuler des avis et des recommandations après concertation avec des acteurs de terrain. Ses membres travaillent sur plusieurs chantiers : l'accessibilité numérique, l'éducation au numérique, la reconnaissance faciale, la e-santé, les travailleurs des plateformes, le numérique et l'environnement, les femmes dans le numérique, l'inclusion numérique, numérique et éducation et les États généraux du numérique. Parmi ses dernières publications, on trouve un rapport sur l'accessibilité, publié en février dernier, et un autre sur l'identité numérique, sorti le 15 juin dernier. Mme Myriam El Andaloussi va maintenant aborder la question des recoupements entre les problématiques des personnes exclues du numérique en raison d'un handicap et celles des personnes en situation d'illectronisme et les réponses que l'on peut y apporter à partir des propositions du CNNum.
Le CNNum a publié en février 2020 un rapport sur l'accessibilité numérique contenant plusieurs recommandations visant à améliorer le déploiement de l'accessibilité numérique en France et en Europe. Cette notion recouvre les techniques et les procédés qui permettent à une personne, quelle que soit sa situation de handicap, d'utiliser les outils numériques. Il s'agit, par exemple, de solutions de lecture d'écran à destination des personnes malvoyantes ou non-voyantes.
Au sens large, il s'agit d'un droit fondamental consacré à l'échelle internationale par la Convention relative aux droits des personnes handicapées, à l'échelle européenne par la directive du 26 octobre 2016 relative à l'accessibilité des sites internet et des applications mobiles des organismes du secteur public ainsi que celle de 2019, qui a une visée plus large, et, enfin, à l'échelle nationale par la loi de 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, par la loi de 2016 pour une République numérique, et par la loi de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, qui transpose la directive de 2016.
L'accessibilité numérique est, enfin, la condition de l'accès des citoyens à d'autres droits et libertés. Avec la transformation numérique des services privés et publics, l'exercice de nombreux droits est dématérialisé, ainsi que l'accès à de nombreuses administrations. C'est le cas, par exemple, dès lors que l'on souhaite payer ou contester une amende ou encore renouveler une carte nationale d'identité.
Venons-en aux recoupements entre les personnes en situation de handicap et l'illectronisme au regard de l'accessibilité numérique. Celle-ci a une visée large et doit permettre l'inclusion de tous les individus qui rencontrent des difficultés physiologiques pour faire usage des technologies. Si l'on inclut les évolutions dues à l'âge ou la myopie, par exemple, on réalise que la grande majorité des individus est, ou sera, concernée par la problématique de l'accessibilité numérique. En outre, elle s'adresse aussi aux personnes souffrant de difficultés sociales et culturelles vis-à-vis de la technologie, donc d'illectronisme : les personnes âgées, les habitants des zones rurales ou des pays en voie de développement. Toutes ces populations ont intérêt à bénéficier de services numériques accessibles, lesquels sont souvent plus simples et plus sobres. Dès lors, l'accessibilité peut être considérée comme moyen concret pour lutter contre l'illectronisme. Toutefois, ce n'est pas le seul, ce n'est que l'une des briques d'une politique globale en faveur de l'inclusion numérique.
L'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme définit l'illectronisme comme « la situation d'un adulte ne maîtrisant pas suffisamment les usages des outils numériques actuels pour accéder aux infos, les traiter et agir en autonomie dans la vie courante » ; 23 % des Français se disent mal à l'aise avec le numérique, ce chiffre atteignant 46 % des adultes non diplômés et 58 % des plus de soixante-dix ans. Le Livre blanc publié en 2019 par le Syndicat de la presse sociale sur le sujet, à la rédaction duquel j'ai participé, contient dix recommandations, reprises dans les travaux de la Direction interministérielle du numérique (Dinum), parmi lesquelles : une démarche en ligne doit être facile à trouver, bien référencée et fluide ; elle doit utiliser un langage clair et précis ; on doit reconnaître son officialité, elle doit accompagner l'usager - jusqu'à l'accueil physique, si nécessaire, ainsi que l'a souligné M. Toubon ; elle doit respecter les standards du web et les critères ergonomiques et s'adapter à tous les systèmes d'exploitation. Sur ce dernier point, le site du service civique, par exemple, exige l'installation du navigateur Firefox, ce qui peut rebuter les jeunes volontaires qui n'en sont pas équipés. La démarche en ligne doit, ensuite, permettre une identification unique pour toutes les administrations, ce qui est en train de se faire avec FranceConnect ; la gestion des données qu'elle collecte doit être transparente et sécurisée ; elle doit être en permanence réactualisée et testée.
Au-delà de ces points, il reste les problèmes liés à l'équipement et aux réseaux sur certains territoires. Le CNNum recommande un très large déploiement des formations à l'accompagnement des usagers à destination des personnes, mais aussi des agents et des personnes-relais, pas seulement des médiateurs numériques : missions locales, services emploi des collectivités, accompagnants à Pôle emploi. Nous recommandons également la mise à disposition de matériel en libre-service et la prise en compte des différents niveaux de littératie.
Votre deuxième question concerne la task force dédiée à l'accessibilité numérique. À la suite de la publication du rapport du CNNum sur l'accessibilité numérique, en février 2020, le Gouvernement a annoncé deux mesures : la création d'une task force et le renforcement de l'équipe design de la Dinum. Ces deux mesures pourraient répondre à nos recommandations, qui visaient à la mise en place d'un pôle d'expertise sur l'accessibilité numérique par le biais d'une délégation ministérielle rattachée au secrétariat d'État pour le numérique - sur le modèle de la délégation ministérielle à l'accessibilité du bâtiment - chargée d'assurer le suivi et la mise en oeuvre des obligations en la matière, disposant d'un pouvoir de sanction et de la possibilité d'agir en autosaisine ou sur la base de plaintes d'usagers, et qui apporterait une expertise juridique en vue des évolutions législatives et réglementaires. Nous accueillons donc l'annonce du Gouvernement, mais nous ignorons encore les contours et les missions de cette task force, laquelle, en outre, est rattachée à la Dinum, donc aux services du Premier ministre, quand nous préconisions qu'elle relève du secrétariat d'État chargé du numérique, gardien de l'inclusion et de l'accessibilité de par ses statuts. Nous portons une vision plus sectorielle de l'accessibilité numérique, qui devrait être une obligation réglementaire à part entière, comme celle qui s'impose aux bâtiments.
Nous nous félicitons du renforcement des équipes de la Dinum, que nous avions préconisé, car il répond au second pilier du pôle d'expertise : la mise en place d'un service technique sur la qualité des services publics numériques susceptible de garantir l'expérience de l'usager avec un pan consacré à l'accessibilité numérique. Nous recommandions de consacrer à cette mission quatre équivalents temps plein : un designer, un développeur, un chef de projet et un auditeur spécialisé sur le sujet. Nous ne savons pas encore ce qu'il en sera.
Enfin, le troisième pilier du pôle d'expertise dont nous recommandons la création est la mise en place d'un réseau de référents sur l'accessibilité numérique dans les territoires afin de diffuser les bonnes pratiques au plus près des collectivités. Le Gouvernement n'a pas fait d'annonces à ce sujet, je ne sais pas si la task force le prendra en charge.
Certaines de nos préconisations ont donc été prises en compte.
Je suis un peu découragé à la lecture de votre rapport et de vos recommandations. Comment pouvons-nous vous aider ? Plus de 13 millions de Français sont victimes d'illectronisme, nous entendons faire des propositions pour réduire ce chiffre, mais nous devons d'abord rappeler les textes de loi déjà adoptés et qui devraient être appliqués plus rigoureusement. Faut-il prévoir des verbalisations plus sévères ? Faut-il se pencher sur le cas des collectivités territoriales, qui seront appelées à engager des dépenses dans ce domaine alors que leur situation s'aggrave ? Nous intégrerons votre constat et un grand nombre de vos préconisations ; nous sommes à vos côtés pour apporter notre contribution afin de favoriser l'accessibilité numérique aux personnes en situation de handicap, en particulier, car cela conditionne l'accès à l'État comme citoyen, mais aussi à la culture et aux savoirs. Vous avez eu raison de rendre votre constat public et nous devons le prendre en compte.
Vous avez noté que nous faisions allusion aux collectivités territoriales, qui portent en effet beaucoup des actions menées en faveur de l'inclusion numérique. L'État et les régions s'occupent plutôt de coordination, mais le financement que requièrent toutes ces actions repose sur des lignes budgétaires fragiles, relevant souvent de la politique de la ville, qui évoquent une peau de chagrin. Ces financements, d'année en année, sont reconduits ou ne le sont pas, font parfois l'objet de réactualisations complexes et sont globalement très insuffisants. L'inclusion numérique est l'objet de quelques grands chantiers dans le programme d'investissements d'avenir (PIA), mais si les collectivités territoriales - municipalités, établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), etc. - ne multiplient pas les moyens qu'elles y consacrent, nous en resterons à des actions confettis disposant de très peu de moyens.
Nos auditions nous conduisent à réfléchir sur la notion de maillage et sur la meilleure entité territoriale susceptible de déployer les infrastructures et l'accessibilité numérique. Un maillage convenable et sélectionné - comme celui dont dispose La Poste -, permettrait de mettre en place des lieux, peut-être moins nombreux, mais qui intégreront les impératifs d'accessibilité numérique. Pour être efficace, une politique en la matière devra appliquer ces exigences.
J'ajoute que l'on oublie souvent le voisin, le beau-frère ou la cousine, qui sont les interlocuteurs les plus fréquents auxquels s'adressent ceux qui sont mal à l'aise avec le numérique. Ceux-ci ne sont pas formés et leur rôle n'est ni reconnu ni valorisé. C'est un problème, car tout le monde ne se rendra pas dans un tiers lieux pour suivre une formation ; les gens veulent résoudre leur problème immédiat, comme s'inscrire à Pôle emploi. Il faut réfléchir à la manière de valoriser cet accompagnement underground, qui représente un volume important d'interventions, à travers, par exemple, un programme permettant à ces anonymes de s'identifier sur une plateforme.
Vous avez rendu le 21 mai un avis très sévère - mais juste, à mes yeux - sur le décret relatif à l'accessibilité aux personnes handicapées des services de communication au public en ligne. Avez-vous eu des retours du ministère ? Avez-vous pu échanger sur vos recommandations ?
Qu'en est-il de ce qui est mené sur les territoires ? Depuis le début de ces auditions, nous observons un foisonnement d'initiatives indiquant que les territoires sont en mouvement, toutefois, nous constatons qu'il s'agit d'un mouvement décousu et qui n'est pas connu. Beaucoup d'habitants ignorent que des actions sont mises en oeuvre, notamment en matière de médiation numérique. Considérez-vous, comme nous, que l'information manque dans ce domaine ?
Enfin, pouvez-vous préciser comment la task force répond aux propositions du CNNum ?
La création de la task force fait suite au rapport du CNNum, qui préconisait la création d'une délégation ministérielle. Nous ne disposons pas encore de toutes les informations à son sujet, mais elle serait rattachée à la Dinum, quand nous préconisions qu'elle relève du secrétariat d'État chargé du numérique, afin qu'elle constitue un pan de la politique numérique. Nous attendons d'en savoir plus sur ses missions.
Sur la question des sanctions et du décret de 2019, notre avis avait été jugé sévère, mais nous l'avons repris dans notre rapport de février 2020 : sur le papier, des sanctions existent, mais, en pratique, elles ne sont pas appliquées parce qu'aucune autorité n'a été désignée à cette fin. En outre, leurs modalités sont limitées : elles portent sur une obligation de transparence et non sur le niveau d'accessibilité. Enfin, le montant des sanctions - 20 000 euros au maximum - ne nous semble pas dissuasif. À titre de comparaison, même si ce n'est pas analogue, le montant maximal des sanctions prévues pour le non-respect des dispositions du règlement général sur la protection des données (RGPD) atteint 20 millions d'euros. Nous n'avions pas eu de retour du Gouvernement sur cet avis, mais nous avons réitéré notre position dans le rapport publié en février dernier et nous attendons de voir si cette task force prendra en charge cette question, ainsi que nous le préconisons.
Actuellement, dans le monde économique, un métier, et un outil important, est en train de se développer : le UX design des sites, c'est-à-dire le travail sur l'expérience de l'utilisateur. C'est le nerf de la guerre : comment, par exemple, grâce à l'eye tracking, amener les gens à cliquer sur le bon bouton au bon moment pour passer une commande le plus rapidement possible ? Pour les services publics, la Dinum devrait consacrer plus de moyens à cette question ; lors de la préparation du Livre blanc de l'association de la presse sociale, nous avons fait intervenir des membres de la Flupa, l'association francophone des professionnels de l'expérience utilisateur, qui nous ont beaucoup apporté. Il faudrait que les services de l'État consacrent des moyens à ces outils pour développer l'attention à l'expérience utilisateur et ainsi favoriser la fluidité d'utilisation des sites de l'administration.
Nous avons constaté que de nombreuses initiatives étaient prises sur les territoires, et s'accompagnaient d'une prise de conscience de l'intérêt de lutter contre l'illectronisme, mais que ce qui était fait était mal connu du public concerné, voire, sur certains territoires, totalement inconnu. Les actions entreprises n'ont pas l'écho espéré auprès de la population. Partagez-vous ce sentiment ?
En outre, s'agissant du maillage, faut-il, selon vous, privilégier une échelle territoriale ? Laquelle ? Ne serait-il pas plus judicieux d'accompagner ce qui se fait, afin de ne pas rebattre des cartes déjà distribuées de manière empirique ?
Nous nous adressons à des publics défavorisés, précarisés et fragiles, mais pas seulement, certaines personnes sont seulement réfractaires au numérique - c'est mon cheval de bataille, mais c'est un autre sujet. Les moyens qui sont consacrés sur les territoires à cette problématique sont aussi fragiles que le public visé, s'agissant des budgets, des niveaux d'intervention comme de la qualité de formation des intervenants. Les formations proposées vont de l'approche des services de base - comment utiliser le e-mail - jusqu'aux FabLabs et aux imprimantes 3D. Certaines cartographies existent, mais une fois qu'elles sont réalisées, on laisse souvent les acteurs se débrouiller pour trouver les services adéquats. L'accompagnement est fragile et n'est pas à la hauteur des moyens nécessaires au vu de la fragilité des personnes concernées : des animateurs ou des médiateurs sont eux-mêmes en contrats aidés ou en service civique, c'est-à-dire que l'on place des personnes en situation précaire auprès de publics précaires. C'est problématique et ce n'est pas à la hauteur des enjeux.
Vous considérez donc qu'il s'agit moins d'un problème de pilotage et d'organisation que de niveau des intervenants. De ce point de vue, la bonne volonté ne permet pas tout.
En effet, certains intervenants ne sont pas assez formés, la qualité des interventions est parfois trop faible et les moyens mis en oeuvre sont insuffisants. Cet enjeu n'est, à mon sens, pas assez pris en compte. On consacre beaucoup d'argent aux métiers du numérique, mais les moyens destinés à favoriser l'inclusion dans ce domaine sont beaucoup moins importants et très éparpillés. Beaucoup d'actions relèvent d'ailleurs de la politique de la ville, c'est-à-dire de petits budgets à l'échelle des territoires, fléchés vers des publics défavorisés, pour des actions qui ne concernent pas les habitants d'autres territoires. Ce problème est complexe !
En effet. Plus nous avançons, plus nous le constatons !
La téléconférence est close à 11 h 45.