Je travaille sur les questions d'égalité professionnelle depuis 1998. Je suis donc immergée dans cette problématique depuis cette date. Ma carrière professionnelle m'a permis d'évoluer au sein des différents ministères, d'abord en tant que cheffe du service des droits des femmes et de l'égalité, nommée par Mme Martine Aubry, puis en tant que directrice de cabinet auprès de Mme Nicole Ameline, ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle. J'ai donc été plongée au coeur de l'élaboration des politiques publiques sur le sujet, ce qui me permet d'avoir une vision assez pragmatique des choses, et également parce que j'ai eu à traiter de la question au niveau des instances européennes et également dans le cadre des Nations unies.
Le recul que me donne cette approche historique me conduit à penser que l'on ne peut plus, aujourd'hui, aborder la question de l'égalité que de manière systémique. J'entends par là que la question de l'égalité professionnelle est intimement liée à la question de la parentalité d'une part, et de l'identité au travail d'autre part, qui s'est construite, pour les femmes, sur fond d'un sexisme, qu'elles subissent encore aujourd'hui dans le monde du travail.
Pour aborder la question de l'égalité professionnelle, il faut constamment garder en mémoire que l'arrivée des femmes sur le marché du travail, sous la forme du salariat et dans le monde tertiaire, a constitué une formidable révolution dans le monde du travail au XXème siècle.
Parallèlement, l'accès des femmes à la formation initiale et continue bouleversait les lignes. Les femmes représentent aujourd'hui les deux-tiers des diplômés du troisième cycle, en France comme en Europe. Pourtant, ces avancées sont totalement paradoxales, puisqu'elles interviennent sur un fond de régression et de recomposition permanentes. Preuve en est que, depuis les années 1990, le taux d'activité des femmes, calculé en équivalent temps plein (ETP), ne progresse plus : ceci signifie que la progression de l'entrée des femmes sur le marché du travail s'accompagne de la précarisation des formes d'emploi.
Or, nous ne nous attelons pas suffisamment à cette question : à cet égard, une table-ronde programmée sur le temps partiel n'a jamais eu lieu.
Pourtant, deux phénomènes mériteraient une véritable réflexion de fond :
- la précarisation du travail féminin, d'une part ;
- la bipolarisation croissante de l'emploi féminin qui en découle entre, d'un côté, les femmes cadres, et, de l'autre, les femmes non qualifiées.
Je vous rappelle que le nombre de femmes cadres a augmenté de + 136 % en 20 ans (contre + 36 % pour les hommes).
Je souhaite, si vous en êtes d'accord, insister, dans mon exposé, sur les points qui me paraissent essentiels et sur lesquels des mesures concrètes peuvent être prises.
Le constat du développement paradoxal de l'emploi féminin que je viens d'aborder est un premier point. La précarisation grandissante du travail féminin et, en particulier, le maintien des femmes dans des formes d'emploi précaire - ce que l'on appelle « les travailleuses pauvres » - appellent des réponses spécifiques et ciblées.
Le second point qui me paraît essentiel est ce que j'ai nommé « la parentalité bancale ». Les inégalités professionnelles puisent leur source dans l'inégal partage des tâches entre les hommes et les femmes et dans la discrimination systématique subie par les femmes « en âge de procréer » sur le marché de l'emploi.
Aujourd'hui, la parentalité entre les hommes et les femmes est affectée par ce que j'appelle un « quadruple coefficient des diss ».
Tout d'abord, la parentalité des hommes est beaucoup trop discrète. Certes, 70 % des hommes prennent un congé de paternité. Mais ce chiffre recouvre de très importantes disparités selon les secteurs. Dans la fonction publique, 85 % des hommes prennent un congé paternité alors que seuls 22 % des hommes font ce choix parmi les travailleurs indépendants.
Quant au congé parental - dont on constate qu'il est de plus en plus aménagé avec un temps partiel, ce qui constitue une nouveauté - seuls 4 % des hommes le prennent.
Ensuite, la parentalité reste profondément dissymétrique entre les hommes et les femmes. Contrairement à ce que l'on escomptait, les jeunes hommes ne participent pas plus aux tâches parentales et domestiques que la génération qui les a précédés.
Comme l'a montré la dernière enquête « emploi du temps » de l'INSEE de 2010, les statistiques montrent une étonnante stabilité du partage des tâches au détriment des femmes : d'une part, la demi-heure de temps libre gagnée par les femmes s'explique par le fait qu'elles sous-traitent davantage les tâches ménagères, notamment la confection des repas ; d'autre part, les huit minutes supplémentaires de travail parental des hommes correspondent à huit minutes en moins consacrées au jardinage et au bricolage. Au final, on ne constate pas d'évolution dans la répartition des tâches entre les hommes et les femmes : 80 % du temps domestique et les deux-tiers du travail parental sont toujours assumés par les femmes.
Encore faut-il souligner que l'on constate l'augmentation de cette dissymétrie au moment de l'arrivée du premier enfant et un « décrochage » au moment de l'arrivée du second.
Par ailleurs, les hommes effectuent toujours une heure-et-demie de travail rémunéré en plus et les femmes une heure-et-demie de travail domestique non rémunéré : « l'injustice ménagère », comme l'appelle le sociologue François de Singly, perdure sans être dénoncée.
Il faut attendre que les femmes assument plus de 70 % des tâches ménagères pour qu'elles estiment que « quelque chose n'est pas juste ». Le seuil d'acceptation de cette « injustice ménagère » reste donc anormalement élevé et inexpliqué.
Si les hommes avaient voulu s'approprier cette sphère domestique, ils y seraient présents depuis longtemps. Cette inappétence des hommes, qui peut s'accompagner de phénomènes de non-délégation des femmes, reflète une dévalorisation des tâches de la sphère privée et une valorisation différenciée des compétences féminines et masculines, au détriment des femmes.
On retrouve cette dissymétrie dans le monde du travail, puisque 6 % des hommes seulement, contre 40 % des femmes, voient leur trajectoire professionnelle modifiée à l'arrivée d'un enfant.
A ces deux premières « diss », il faut ajouter la « dis-suasion » : dans le monde du travail, la parentalité masculine est encore dissuadée.
Dans le rapport que j'ai consacré à l'égal accès des hommes et des femmes aux responsabilités dans l'entreprise, une partie importante concerne l'analyse des politiques de l'entreprise au regard de la parentalité. Il en ressort que, tolérée pour les femmes, elle reste tabou pour les hommes.
On a ainsi pu établir, d'après un certain nombre d'enquêtes menées auprès d'échantillons d'hommes et de femmes sur le marché du travail, que, dans l'entreprise, le regard des collègues et de l'employeur constitue un frein important pour les hommes à la décision de prendre un congé parental et/ou d'aménager leurs horaires.
Par ailleurs, les pratiques d'entreprise visant à encourager la parentalité sont encore balbutiantes : on estime à 10 % le nombre d'entreprises dites « actives » - et ce sont souvent des grandes entreprises - qui proposent trois types de mesures favorables à la parentalité, à savoir :
- des avantages en nature : des places en crèche, par exemple ;
- des avantages financiers : notamment le complément de rémunération au-delà du plafond de la sécurité sociale, mais aussi des mesures favorables aux familles, comme le chèque emploi-service universel (CESU) ou des mutuelles favorables aux familles ;
- des aménagements adaptés de l'organisation du temps : compte épargne temps, horaires variables... Sur ce point, qui est pourtant essentiel, la France se situe seulement dans la moyenne des pays européens. Beaucoup reste à faire, par conséquent, pour que la question de l'organisation du temps devienne, dans l'entreprise, un enjeu de l'égalité professionnelle.
10 % seulement des entreprises proposent ces trois types de mesures, 50 % n'en proposent aucune, considérant que la question de la parentalité continue de ressortir de la sphère privée ; c'est souvent le cas pour les petites et moyennes entreprises (PME), où l'on peut cependant trouver des aménagements qui relèvent plutôt de l'accord interpersonnel ; enfin, 40 % des entreprises ne proposent qu'une partie de ces mesures.
La façon dont l'État s'acquitte de son rôle contribue à cette parentalité dissuadée. Le rôle de l'État est double : il doit proposer des modalités de congés adéquates et fournir des modes d'accueil en crèche répondant aux trois critères posés par l'Europe (qualité de l'accueil, disponibilité en fonction des horaires, y compris des horaires atypiques, solvabilité des familles).
Or, sur ce dernier point, l'État ne répond pas aux besoins : le plan visant à créer 200 000 places d'accueil supplémentaires ne suffit pas à compenser la destruction des places d'accueil des enfants de moins de trois ans dans les écoles maternelles, qui s'accentue particulièrement en région parisienne. Ceci est d'autant plus regrettable que ce mode d'accueil, gratuit, égalitaire et fiable, a contribué au développement du travail féminin...
J'en viens donc maintenant au quatrième obstacle qui consiste en ce que la parentalité est diversement soutenue par le corps social.
Nous fonctionnons encore, dans notre pays, sur une conception de la parentalité « materno-centrée » basée sur la toute-puissance de la compétence maternelle affirmée, qui plus est, par les travailleurs sociaux.
A cet égard, à la demande de la ministre aux droits des femmes, je débute actuellement une étude sur « Les 0-3 ans et le genre » qui vise à analyser la fabrication du féminin et du masculin dès la petite enfance et la transmission des stéréotypes dès l'enfance.
Le rôle du père, dans son rapport au petit enfant, est encore trop disqualifié et pèse sur l'évolution des comportements.
Enfin, je voudrais insister sur la question de l'identité au travail pour les femmes, qui est un sujet insuffisamment abordé à mon avis.
Dans l'accord national sur le harcèlement et la souffrance au travail de 2010, la notion de « sexisme » est abordée, mais ne fait ensuite l'objet d'aucune déclinaison visant à analyser les types de souffrances subies par les femmes au travail.
On sait que les femmes sont majoritaires dans des secteurs d'emplois particulièrement générateurs de stress, ce qui est le cas d'un cadrage d'activité insuffisant ou d'une mise en relation directe avec le public, qui les expose à des formes d'agressivité.
On sait, par ailleurs, que les femmes développent des réponses au stress, notamment des troubles musculo-squelettiques (TMS) spécifiques, différents de ceux des hommes. L'ANACT mène actuellement des études sur la spécificité de la pénibilité du travail chez les femmes. Mais je pense qu'il faudrait également mener des enquêtes sur ce que j'appellerais le « sexisme ordinaire » dans l'entreprise, qui se situe en-deçà des comportements repérés comme des actes d'agressions ou de harcèlement sexuels et qui, par conséquent, ne sont pas réprimés. Or, ce « sexisme au travail », beaucoup plus toléré dans l'entreprise que ne le sont le racisme ou l'homophobie, est considéré parfois comme une déclinaison de la « séduction à la française » et participe à la dé-légitimation subtile, voire sournoise, des femmes dans le monde du travail.
Ce sexisme est un marqueur de l'infériorisation de la place des femmes dans le monde du travail, ce que m'ont confirmé les représentants des réseaux de femmes en entreprises que j'ai eu l'occasion de rencontrer à diverses reprises.
Son acceptation participe à la perpétuation d'un certain nombre de stéréotypes, que décrit très bien Françoise Héritier, et contribue à assigner aux femmes des valeurs d'empathie, d'intuition, d'humanisme, et aux hommes des qualités de rigueur, de force, qui ont pour conséquences de renforcer la division sexuelle dans les organisations : aux femmes, les ressources humaines et la communication, aux hommes, la gestion, la finance et la gouvernance.
Nous sommes donc bien en présence d'une discrimination systématique des femmes dans le monde du travail. Considérées comme « agents à risques » parce qu'elles ont des enfants ou sont susceptibles d'en avoir, voire encore parce qu'elles n'en ont pas eus, leurs diplômes « valent » moins que ceux des hommes sur le marché du travail.
Le différentiel de rémunération entre les femmes et les hommes, de 7 à 9 %, est le résultat de cette différenciation. J'aime citer, à cet égard, l'enquête de l'OFCE de juillet 2010 menée sur un échantillon de quadragénaires ayant les mêmes diplômes, la même expérience au travail et le même nombre d'enfants, et dont il ressort que l'écart de rémunération entre les hommes et les femmes est de 17 %, dont un tiers seulement s'explique par le temps partiel des femmes, le reste relevant de la discrimination pure.
Réputées moins flexibles, moins mobiles, moins disponibles, les femmes continuent donc d'être systématiquement stigmatisées sur le marché du travail.
Or, je pense que nous pouvons aborder cette question de façon pacifiée et non manichéenne : certaines femmes ne sont pas moins sexistes que certains hommes ! Par ailleurs, l'auto-persuasion de leur infériorité que se font subir à elles-mêmes certaines femmes participe au maintien des stéréotypes sexistes.
Il revient donc aux femmes d'abord de s'emparer de la bataille de légitimité. Il ne faut jamais oublier que les femmes sont des nouvelles entrantes sur le marché du travail dans le tertiaire et dans le salariat, que la conquête pour la reconnaissance de leur place est en cours et nécessite des ajustements permanents : elles se sentent démissionnaires de la sphère privée, et continuent de se considérer, encore aujourd'hui, comme des usurpatrices dans la sphère publique. Entre le « trop » et le « pas assez », les femmes doivent trouver aujourd'hui un juste milieu pour s'installer dans une nouvelle légitimité.
Il nous revient donc d'accompagner cette transition pour sortir des conflits de légitimité et, à cet égard, nous devons nous emparer des trois enjeux déclinés plus haut : l'égalité, la parentalité et l'identité au travail.
Sur chacune de ces questions, j'estime que des propositions concrètes doivent être envisagées.
Concernant l'égalité professionnelle, trois paramètres doivent retenir notre attention.
Le premier est la précarité au travail. Des mesures fortes doivent être prises pour réformer le temps partiel et revaloriser les métiers majoritairement féminins, à travers les grilles de qualification : une hôtesse est moins payée qu'un huissier alors que leurs tâches sont identiques. Quant au temps partiel, il est devenu un mode de gestion de la main d'oeuvre et non plus un temps choisi. Il faut qu'il redevienne un temps de respiration nécessaire pour des femmes accablées par le non-partage des tâches domestiques, mais aussi pour les salariées qui souhaitent consacrer du temps à d'autres activités que le travail.
Il convient de travailler sur la qualité des emplois à temps partiel : le régime des coupures ne respecte pas le code du travail dans la mesure où il ne prévoit pas de contrepartie ; il faut aussi travailler sur le régime des heures complémentaires qui, contrairement aux heures supplémentaires, ne font pas l'objet d'une majoration salariale dès la première heure : dans la mesure où le temps partiel concerne un peu plus de 80 % des femmes, on peut se demander si la Cour de justice des communautés européennes n'y verrait pas une forme de discrimination indirecte pénalisant un sexe plus que l'autre, susceptible d'entraîner une condamnation de la France.
Il faudrait aussi ouvrir une réflexion sur l'accès à la formation et à la retraite, sur la pénalisation des temps partiels très courts et sur la réversibilité du temps partiel vers le temps plein.
Le second paramètre concerne la gouvernance. Je me suis déjà prononcée, en 2009, sur la politique des quotas dans les conseils d'administration que je considère être une discrimination positive nécessaire en réaction à la logique de cooptation et de connivence qui constitue une forme de discrimination non dite en faveur des hommes. Dans les pays qui ont très tôt appliqué cette politique - comme en Norvège - les hommes reconnaissent eux-mêmes les limites de cette politique de cooptation. J'appuie sans réserve cette politique des quotas car je pense que leur application n'aboutit jamais à la désignation d'une femme « idiote » au détriment d'un homme « compétent », comme on a pu l'entendre ici ou là.
Telle qu'elle est appliquée en France, cette possibilité consiste à promouvoir de façon transitoire la candidature du sexe le moins représenté, à compétences égales. Elle revient à substituer une discrimination visible et transparente en faveur des femmes à ce qui constituait une discrimination non visible et non transparente en faveur des hommes. Elle oblige à repenser la question des compétences et à interroger la fonction d'administrateur de société : représente-t-il les actionnaires, la gouvernance des directeurs généraux ou l'ensemble des parties prenantes de l'entreprise ? Avec l'arrivée d'administrateurs indépendants, on en arrive à travailler sur la professionnalisation du métier d'administrateur et tout le monde y gagne. Comme toujours, l'égalité est donc un facteur de transformation positive pour l'ensemble de l'organisation.
Enfin, le troisième paramètre concerne la négociation collective sur l'égalité professionnelle. Je fais partie de ceux qui pensent que le décret d'application de l'article 99 de la loi sur les retraites est « sous-cadré » et cela pour trois raisons.
Premièrement, je suis toujours inquiète quand on envisage de mettre sur le même plan un accord négocié et un plan unilatéral ; on ne devrait se contenter de ce dernier qu'en cas d'absence d'accord confirmée par un procès-verbal de désaccord ; il faut redonner la priorité à l'accord négocié.
Deuxièmement, concernant le contenu du rapport de situation comparée, je considère que remplir seulement trois des huit indicateurs mentionnés par le code du travail est largement insuffisant, au moins pour les grandes entreprises. Il me semble que l'on pourrait faire varier le nombre d'indicateurs à remplir en fonction de la taille des entreprises concernées.
Enfin, il me semble aujourd'hui nécessaire de procéder à la simplification du code du travail concernant les accords portant sur l'égalité professionnelle.
Dans cette matière, on a sédimenté des textes, sans jamais opérer de clarification. A l'heure actuelle, les inspecteurs du travail à qui l'on transmet les accords d'entreprise ne savent pas si ceux-ci relèvent de la négociation annuelle obligatoire de la loi de 2006 ou de l'accord spécifique de la loi Génisson de 2001. Il me paraît cependant essentiel de rappeler que l'objectif fixé de l'égalité salariale ne devra pas être sacrifié sur l'autel de la simplification juridique. En effet, l'objectif d'égalité salariale est un indicateur-phare, dont j'estime qu'il devrait être obligatoire, intégré tous les ans dans la négociation annuelle obligatoire (NAO).
Pour autant, il ne faut pas laisser de côté cet axe « égalité salariale », à la fois parce qu'il marque les esprits et parce qu'il est la résultante, le symptôme, de toutes les autres inégalités : autrement dit, c'est un indicateur phare et je considère qu'il faudrait en faire un indicateur obligatoire.