Intervention de Michelle Demessine

Réunion du 18 juillet 2012 à 14h30
Traité d'amitié et de coopération avec la république islamique d'afghanistan — Adoption en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Michelle DemessineMichelle Demessine :

Je voudrais également m’associer, au nom de mon groupe, à l’hommage rendu à Jean François-Poncet, un homme qui a fortement marqué notre institution.

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le traité d’amitié et de coopération entre la France et l’Afghanistan dont nous sommes aujourd’hui appelés à autoriser la ratification est généreux, ambitieux et risqué. Il constitue un pari sur l’avenir de ce pays, sur la capacité de multiples acteurs à assurer la stabilité et la paix dans cette région. Je souhaite que ce pari puisse être gagné.

Depuis la décision du président Obama, auquel Nicolas Sarkozy avait rapidement emboîté le pas, de retirer totalement, d’ici à la fin de l’année 2014, les troupes de la force internationale d’assistance à la sécurité, l’ISAF, mise en œuvre par l’OTAN, les principaux pays de la coalition menée par les États-Unis s’empressent de signer des traités bilatéraux de coopération civile avec le gouvernement afghan.

La finalité de ces traités est de soutenir le développement économique du pays en anticipant la délicate période de transition qui adviendra lorsque l’armée et la police afghanes, formées par des militaires de l’ISAF, seront capables d’assumer seules la sécurité.

Tout le monde sait que le départ de l’ISAF se traduira par une période d’incertitude et par une contraction de la manne financière internationale qui a été déversée sur l’Afghanistan depuis 2001, en étant au demeurant mal répartie, puisqu’elle ne profite qu’au régime en place et à quelques « seigneurs de guerre ».

Après le retrait des troupes de l’OTAN, il sera évidemment nécessaire qu’un État afghan existe réellement. En outre, le développement économique et social, une gouvernance rigoureuse et des investissements importants seront les conditions indispensables au maintien de l’aide publique internationale.

C’est dans cette perspective qu’a été organisée, il y a quinze jours à Tokyo, une conférence des pays donateurs. Ces derniers redoutent un effondrement économique du pays après le départ des troupes étrangères et veulent atténuer l’incidence d’un désengagement partiel de la communauté internationale.

Ces bailleurs de fonds se sont ainsi engagés à apporter, sur la décennie 2015-2025, une aide civile de 16 milliards de dollars, soit 13 milliards d’euros, dont 230 millions d’euros pour notre pays. Eu égard à nos capacités, il s’agit là d’un effort important, qui devra être consenti à bon escient.

C’est dans ce contexte qu’intervient le traité franco-afghan dont nous débattons. Comme l’indique l’exposé des motifs du projet de loi de ratification, le traité « marque l’évolution du soutien français d’une dominante militaire à une dominante civile ».

Il n’a pourtant pas seulement pour objet d’organiser la future coopération civile, puisqu’il comprend aussi un important volet de coopération en matière de défense et de sécurité. En treize articles, il tend à donner un cadre à un ensemble de projets et d’actions, sous la forme de différents programmes.

J’approuve bien entendu tout ce qui va dans le sens du développement économique et social de l’Afghanistan, que ce soit dans le domaine de l’agriculture et du développement rural, pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, dans celui de la santé, afin de réduire les taux de mortalité maternelle et infantile et d’améliorer le niveau de formation des médecins, ou bien encore dans celui de l’éducation et de l’enseignement supérieur, en développant l’enseignement du français et en soutenant les deux lycées que nous avons créés, qui sont maintenant placés sous la responsabilité de la République islamique. À tout cela s’ajoutent le développement des échanges culturels et la protection du patrimoine archéologique.

Enfin, je n’oublie pas qu’il est prévu de faciliter les investissements français et les activités de nos entreprises dans les domaines des infrastructures de télécommunications, du transport, de l’irrigation, de la production et de la transformation des matières premières.

À cette fin, il faudra être particulièrement offensifs et volontaristes dans ces domaines, pour que nos entreprises réussissent à se faire une place sur des marchés où les États-Unis exercent un quasi-monopole.

Je le répète, le cadre est idéal et les projets généreux et ambitieux. Cependant, la mise en œuvre de ces derniers est aléatoire. Elle dépendra de l’importance des moyens qui leur seront affectés, mais elle se heurtera tant aux incertitudes de l’avenir qu’aux dures et complexes réalités afghanes.

De prime abord, dans un monde idéal et harmonieux, se préoccuper du devenir de l’Afghanistan en soutenant son développement économique après la fin des opérations militaires pourrait paraître indispensable et couler de source.

Le retrait accéléré de nos troupes, qui avait déjà été amorcé par Nicolas Sarkozy avec un an d’avance sur le calendrier fixé par les Américains, a été une courageuse décision du Président de la République, que je tiens à saluer avec force. Elle correspondait à une demande de l’opinion publique française que nous avons été longtemps les seuls à relayer.

Dans ces conditions, on pourrait se satisfaire de ce qui peut apparaître comme un changement de stratégie : après les opérations militaires, place au développement économique et social. La réalité est plus complexe.

En effet, il faut être lucides sur les raisons qui ont incité les Américains et l’OTAN à organiser ce retrait militaire, ainsi que sur les conditions dans lesquelles il s’effectuera.

La décision de quitter militairement l’Afghanistan est fondée non pas sur la réalité de la situation sur le terrain, mais sur d’autres considérations.

Soyons pragmatiques : admettons que la présence de nos troupes, intégrées à celles de l’OTAN, ne répondait plus à l’objectif fixé par les résolutions initiales du Conseil de sécurité. Les talibans ont été chassés du pouvoir à la fin de 2001, et le combat contre le terrorisme s’est transformé en lutte contre une insurrection d’opposants au régime en place.

Nous devons également admettre que lorsque des forces armées sont présentes sur le territoire d’un État souverain depuis plus de dix ans, la solution aux problèmes posés n’est à l’évidence pas militaire.

La fin de l’année 2014 a donc été fixée par les États-Unis comme date butoir pour se désengager d’un conflit qui signe l’échec de la stratégie qu’ils ont imposée à leurs alliés. Cette période ne coïncidera qu’accessoirement avec le moment où l’armée et la police afghanes pourraient être en mesure de prendre le relais des troupes de l’OTAN sur tout le territoire.

En effet, la grande majorité des experts, et nos militaires en particulier, savent que la pléthorique armée afghane, comptant plus de 200 000 hommes, presque tous issus d’ethnies proches de celle du président Karzaï, n’est actuellement pas en mesure de relever l’immense défi de la sécurité.

Cette armée permet surtout, en réalité, d’assurer un emploi et un revenu à des populations très démunies. Son entretien, son équipement et sa formation par les militaires de l’OTAN coûtent cher et sont en outre une source de revenus non négligeable pour le pouvoir en place. Les plans de formation prévus d’ici à l’échéance de 2014 la rendront sans doute un peu plus opérationnelle. Mais cela ne suffira certainement pas à donner davantage de crédibilité à sa détermination à lutter contre les ennemis du régime en place.

Il ne faut pas non plus se faire d’illusions sur la réalité d’un désengagement militaire total des États-Unis. En effet, à la veille de se rendre à la conférence de Tokyo, la secrétaire d’État américaine a officialisé, à Kaboul, l’octroi à l’Afghanistan du statut d’« allié majeur non membre de l’OTAN ». Ce statut, qui est accordé à une quinzaine de pays, n’est pas anodin et n’a rien de symbolique. Il permet notamment une coopération militaire renforcée avec les États-Unis dans le domaine du développement et de l’achat d’armements. Ajoutons à cela que les États-Unis ont engagé un partenariat stratégique avec le régime afghan dont les principales dispositions devraient leur permettre de conserver des implantations militaires pendant une vingtaine d’années dans le pays.

Par ailleurs, même si la situation sécuritaire devait se stabiliser après le départ de la coalition internationale, il faudrait de toute façon aider l’État afghan, quel qu’il soit, à surmonter les difficultés qui l’attendent. Elles sont nombreuses et proviennent principalement d’un déficit budgétaire prévisible pour un pays soutenu à bout de bras par l’aide internationale, principalement américaine, laquelle devrait, selon les prévisions, diminuer de moitié.

Pour avoir une idée plus précise de ce qu’il est convenu d’appeler l’aide internationale en faveur de l’Afghanistan, il faut savoir que la conférence de Tokyo a estimé que plus de la moitié du « trou » budgétaire à venir résulterait de dépenses de sécurité en faveur de l’armée et de la police afghanes évaluées à 4 milliards de dollars.

Les pays de l’OTAN devraient prendre en charge ce déficit à hauteur de 3, 6 milliards de dollars, tandis que les 3, 7 milliards de dollars du déficit civil devraient, en principe, être assumés par les États donateurs parties prenantes à la conférence de Tokyo.

On peut donc légitimement s’interroger sur la réalité du changement de stratégie qui serait en cours.

Il faudrait également tirer les enseignements des modalités de distribution et d’utilisation de cette aide, afin d’être plus exigeants quant à la gouvernance du pays aidé.

En effet, cette manne financière a surtout contribué à alimenter une bulle artificielle qui a enrichi une chaîne de sous-traitants, afghans et étrangers, tandis que la population n’en bénéficiait que de manière résiduelle.

Les retombées locales de cette assistance sont toujours très limitées. Selon les estimations de la Banque mondiale, sur chaque dollar dépensé, de vingt à vingt-cinq cents seulement restent en Afghanistan.

Il faut aussi déplorer que le climat d’incertitude qui s’annonce exacerbe une corruption déjà endémique, dont les principaux acteurs sont des groupes d’intérêts avides d’accaparer les ressources encore disponibles et de les mettre à l’abri à l’étranger, en particulier à Dubaï ; nous en reparlerons certainement tout à l’heure.

Pour apprécier le bien-fondé, la pertinence et l’efficacité des mesures contenues dans le traité qui nous est soumis, il faut donc se fonder sur des critères relatifs à la qualité de l’aide et à la façon dont elle est répartie sur place.

Or, de ce point de vue, je n’ai pas le sentiment que les dispositions de ce traité, qui – je le rappelle – a été négocié par le précédent gouvernement avec le régime du président Karzaï, soient suffisamment exigeantes. En particulier, celles qui visent à prévenir la corruption et à garantir une bonne gouvernance sont insuffisantes. Elles sont pourtant essentielles pour assurer une juste répartition de l’aide parmi la population afghane, mais elles se limitent à la mise en place d’une commission mixte chargée de suivre la lutte contre les trafics illégaux et à une assistance technique et opérationnelle pour renforcer la lutte contre la criminalité organisée et les trafics de stupéfiants et d’êtres humains. Toutefois, si les personnels sont peu fiables et incompétents, l’assistance risque d’être inefficace.

Pour autant, ce point essentiel ne saurait masquer l’importance que revêt la mise sur pied d’une véritable administration, sans laquelle les milliards de dollars d’aide seront gaspillés et ne permettront pas de combler rapidement le déficit de fonctionnaires afghans formés et de remédier à l’absence d’institutions fonctionnelles et viables, notamment à l’échelon local.

Je suis sceptique quant au niveau réel des moyens financiers que nous serons en mesure de consacrer à la formation des cadres d’une administration centrale et territoriale embryonnaire. Je m’interroge également sur l’ampleur de notre participation à la formation de professeurs de droit des universités afghanes. Face à une influence américaine et anglo-saxonne prépondérante, nos efforts, pour importants qu’ils soient, restent dérisoires.

Au total, je suis convaincue que la stabilité de l’Afghanistan passe obligatoirement par son développement économique et social, dont doit prioritairement bénéficier la population afghane. C’est certainement la meilleure façon de débarrasser ce pays des deux fléaux majeurs qui le gangrènent : le terrorisme et le narcotrafic.

Le retour de la sécurité dépendra donc du niveau de l’effort national et international et des conditions dans lesquelles ce dernier sera entrepris pour répondre aux vrais besoins de développement de l’Afghanistan.

D’une façon générale, sur le fond, le conflit afghan ne peut trouver une solution durable que par l’action politique et diplomatique. Il ne peut être traité en dehors du contexte régional et international, car tout est lié. À cet égard, l’ONU doit être pleinement réintégrée dans sa résolution : elle doit reprendre le mandat qu’elle avait confié à l’ISAF.

C’est pourquoi nous souhaitons que la France, en sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité, prenne l’initiative de proposer l’organisation d’une conférence régionale pour définir précisément les conditions d’une paix négociée et durable en Afghanistan.

Cette conférence devrait réunir non seulement des voisins immédiats de ce pays, comme l’Iran ou le Pakistan, mais aussi l’Inde, la Chine, la Russie, la Turquie, ainsi, bien sûr, que les différentes composantes du peuple afghan, lequel doit être représenté dans toute sa diversité. Pour être efficace, elle pourrait être parrainée par des représentants des États-Unis et de l’Union européenne. Il reviendrait ensuite au Conseil de sécurité de garantir le respect de ses conclusions, afin que l’ONU redevienne le principal acteur du rétablissement de la paix et de la sécurité.

Enfin, pour que l’ONU reprenne complètement la main dans la résolution de cette crise, il serait nécessaire de définir, sur la base des conclusions de la conférence, un nouveau mandat, axé sur les conditions de la reconstruction et du développement du pays.

Ayons maintenant l’ambition de créer un nouveau cadre multilatéral pour résoudre le conflit afghan. Ne suivons pas les démarches anciennes qui ont échoué, même si elles sont présentées sous un jour nouveau.

Au lieu de s’engager aussi rapidement dans une coopération incertaine, et risquant d’être inefficace au regard des objectifs généreux fixés dans le traité, n’aurait-il pas été préférable d’être plus exigeants en matière de gouvernance et, pourquoi pas, de renégocier en ce sens certains aspects du texte ?

Cela étant, malgré toutes nos réserves et toutes ses insuffisances, nous ne nous opposerons pas à la ratification de ce traité, car nous voulons donner une chance à la paix. Nous ne souhaitons pas jouer les Cassandre ni avoir une attitude négative. Nous voulons simplement attirer l’attention sur certains aspects négatifs du texte et sur les risques qu’il comporte.

En conséquence, le groupe CRC s’abstiendra sur ce projet de loi. §

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