Dans un ouvrage savant, le philosophe Paul Ricœur a longuement exploré les relations complexes entre la mémoire, l’histoire et l’oubli. Je n’ai pas la prétention de me comparer à lui, loin de là, mais j’ai de la mémoire. Je connais un peu l’histoire et, surtout, je n’oublie pas !
C’est ainsi, mes chers collègues, que, jusqu’à il y a peu, évoquer ici même la nécessité d’une transition en Afghanistan, d’un changement de stratégie, de l’établissement d’un calendrier de retrait et de l’organisation d’une issue politique viable suscitait critiques, blâmes et parfois même réprimandes…
En 2009, sous l’autorité de M. de Rohan, alors président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, j’avais participé, avec notre collègue Jean-Pierre Chevènement, à la rédaction d’un rapport, jugé excellent, consécutif à la mission de ladite commission qui s’était rendue, du 22 septembre au 1er octobre 2009, en Inde, en Afghanistan et au Pakistan.
Nous partagions alors la même analyse de la situation régionale et afghane, mais, au moment de présenter les conclusions, j’avais exprimé une position quelque peu différente de celle qui était exposée dans le rapport. Jean-Pierre Chevènement avait d’ailleurs fait de même.
Si ma mémoire est bonne, ce que je disais à l’époque peut éclairer utilement notre débat d’aujourd'hui : « Le problème politique urgent est la gouvernance ; le vide politico-administratif génère de l’insécurité et favorise l’action aussi bien des talibans que des seigneurs de guerre locaux. On aura beau former une armée afghane nombreuse, celle-ci ne se battra pas pour soutenir un régime corrompu, inefficace et impopulaire. […]
« Nous savons que les objectifs de la mission de nos troupes en Afghanistan, la sécurisation du territoire, l’éradication du terrorisme, la construction d’un État partie prenante de la communauté des nations, ne sont pas en voie de réussite. »
En effet, l’impasse militaire est patente ! Pendant la campagne pour l’élection présidentielle, François Hollande s’était engagé à retirer d’Afghanistan nos troupes combattantes avant la fin de 2012. L’engagement sera tenu, avec l’accord des Afghans et de la coalition, et dans la recherche du maximum de sécurité.
Mais notre retrait militaire ne signifiera nullement un désengagement ; au contraire, le traité qui nous est soumis aujourd’hui aborde justement l’aspect civil du nouveau cours donné à notre engagement : il s’agit d’aides en matière de santé, d’éducation, d’agriculture, d’archéologie, d’échanges culturels, d’infrastructures et aussi, il ne faut pas sous-estimer ce point, de formation à la sécurité.
Nous savons maintenant que notre coopération sera concentrée sur la région de Kaboul. Il me semble indispensable qu’elle soit soumise à plusieurs conditions, dont le respect devra être vérifié chaque année : progrès de la gouvernance, élections démocratiques, lutte effective contre la corruption, respect des droits des femmes.
Nous ne devons pas dissimuler les grandes difficultés de la tâche à accomplir. Mais si cet effort peut contribuer à la pacification du pays, alors le jeu en vaut la chandelle !
Que l’on me permette d’aborder une facette de ce dossier que l’histoire éclaire particulièrement bien.
Au XIXe siècle et tout au long d’une grande partie du XXe siècle, l’Afghanistan a été la proie de puissances alors mondiales : les Britanniques et les Russes, activant des alliés régionaux et des alliances autochtones, ont fait de l’Afghanistan une terre de conflits ouverte à toutes les ambitions guerrières, mais rétive à la conquête.
Situé au carrefour de l’Asie centrale, du sous-continent indien et du Moyen-Orient, l’Afghanistan a donc été, au cours de l’histoire, le point de passage de nombreuses invasions et, jusqu’à aujourd’hui encore, le théâtre de rivalités internationales. Tout cela a débouché, à la fin du XXe siècle, sur des guerres civiles, l’accession des talibans au pouvoir, une collusion tragique avec Al-Qaïda…
N’oublions pas le rôle joué alors par les voisins de l’Afghanistan, toujours prompts à tirer parti des difficultés de ce pays, jamais trop loin pour attiser les conflits. Il nous faudra, dans la période qui s’ouvre en 2012, prêter une extrême attention à l’attitude des pays riverains.
Le contexte sécuritaire régional nous inquiète. Dans le rapport que j’ai évoqué au début de mon intervention, il était indiqué que « la stabilisation et la paix en Afghanistan supposent une régionalisation qui implique politiquement, économiquement et diplomatiquement l’ensemble des voisins, et en particulier l’Inde, la Chine, le Pakistan et l’Iran ».
C’était vrai hier, c’est encore plus vrai aujourd’hui, d’abord parce que nous aurons besoin, nous Français, mais aussi tous les pays membres de la coalition présente en Afghanistan, de la participation, d’une manière ou d’une autre, des grands voisins pour effectuer un retrait ordonné et sécurisé, ensuite parce que l’avenir de ce pays, et aussi la tranquillité de sa population, dépendent en très grande partie du bon vouloir des États voisins. Il n’y aura pas de stabilité en Afghanistan sans une pleine implication de ses puissants voisins. Ne nous réfugions pas dans un déni diplomatique : sans ses bases arrière au Pakistan, le mouvement terroriste aurait été, depuis 2001, plus aisément combattu !
Au fil de notre engagement, nous avons été incités à raisonner, et parfois même à agir, à la suite des États-Unis, en termes de « zone AFPAK », c’est-à-dire Afghanistan-Pakistan. Cette extension objective du terrain de la lutte contre le terrorisme a produit aussi des effets négatifs sur le voisin pakistanais.
Il y a quelques années, le Pakistan était crédité d’une démocratie faible mais réelle, disposant des structures d’un véritable État et d’une armée structurée, puissante et solide. Aujourd’hui, on peut craindre un affaiblissement global et durable de cet État, qui – faut-il le rappeler ? – dispose de la force nucléaire.
L’antagonisme entre l’Inde et le Pakistan semble avoir diminué quelque peu. Toutefois, sans un règlement adéquat de la question du Cachemire, le conflit peut à nouveau éclater. Or notre rapport le disait déjà : « L’engagement total du Pakistan contre le terrorisme suppose une coopération avec l’Afghanistan et une baisse des tensions avec l’Inde. » Nous ne sommes pas encore au bout du processus.
Il est vrai qu’une clé de la question afghane se trouve au Pakistan.
L’Iran est un autre grand voisin de l’Afghanistan. Il semble établir avec Kaboul une relation apaisée et pragmatique, tout en gardant sur l’est de l’Afghanistan une influence certaine. J’en veux pour preuve le développement de leurs échanges économiques, leur intérêt pour la lutte contre le trafic de drogue et leur vigilance face au devenir de l’importante minorité chiite afghane. Cependant, étant donné les positions de Téhéran sur le dossier nucléaire militaire, son aptitude à participer à une concertation internationale sur l’Afghanistan se trouve amoindrie.