Intervention de Jeanny Lorgeoux

Réunion du 18 juillet 2012 à 14h30
Traité d'amitié et de coopération avec la république islamique d'afghanistan — Adoption en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Jeanny LorgeouxJeanny Lorgeoux :

Monsieur le président, madame la ministre déléguée, mes chers collègues, à Tokyo, il y a dix jours, la communauté internationale s’est engagée à fournir près de 4 milliards de dollars d’aide annuelle à l’Afghanistan. De conférence en conférence, depuis dix ans, ce sont déjà 57 milliards de dollars qui ont été fléchés. L’aide internationale représente, chaque année, l’équivalent du PIB légal.

À qui cette aide massive va-t-elle profiter ? Les besoins sont incommensurables, dans un pays où 80 % de la population est analphabète, où l’espérance de vie ne dépasse pas quarante-quatre ans, où un enfant sur quatre meurt avant cinq ans, où neuf femmes sur dix accouchent sans assistance médicale. Dans ce pays dévasté par trois décennies de guerre, la moitié des terres cultivées est retournée à l’état de jachère et est infestée par dix millions de mines. Dans ce pays, l’un des plus pauvres du monde, avec un tiers des habitants sous le seuil de pauvreté, les enfants qui ont la chance d’être scolarisés ne passent pas plus de deux heures par jour à l’école.

Au fond, la question qui se pose est assez simple : alors que le retrait programmé des troupes de la coalition laisse entrevoir un vertigineux trou d’air pour une économie déjà exsangue, pourrons-nous transformer l’aide civile en croissance économique, les subventions en activité pérenne, notre coopération en un réel développement, stable et durable ? L’enjeu peut se résumer en une phrase : le traité pourra-t-il remplir son objectif ?

Vous l’aurez compris, c’est à un questionnement, ferme mais constructif, que je vous invite aujourd’hui.

Qu’observe-t-on ?

Premièrement, penchons-nous sur la gouvernance et les institutions.

Dès 2009, dans leur rapport intitulé Afghanistan : quelle stratégie pour réussir ?, nos éminents collègues Didier Boulaud et Jean-Pierre Chevènement dressaient un constat sans complaisance et sans appel sur les déficits en matière de gouvernance et d’État de droit. Ils dénonçaient la tentation permanente d’un coup d’État rampant. Force est de constater que leur diagnostic, lucide, conserve toute sa pertinence.

Inutile de rappeler les fraudes et incidents qui ont émaillé, au terme d’un scrutin controversé, la réélection du Président Karzaï en novembre 2009, alors que son adversaire refusait de participer au second tour, au motif que les conditions d’un scrutin équitable n’étaient pas réunies. Les élections législatives de septembre 2010 n’ont pas été plus sincères. Après de nombreux recours et annulations, ce n’est qu’en janvier 2011 que la nouvelle assemblée a pu être inaugurée !

Les prochaines élections présidentielle et législatives doivent se tenir en 2014 et 2015. Or la Constitution interdit au Président Karzaï d’être candidat à un troisième mandat. Qu’adviendra-t-il alors ? L’empire profond des factions, des manœuvres et des byzantinismes prévaudra-t-il une fois encore ?

Pour obvier à de tels marchandages, la marge de manœuvre qui s’offre à la communauté internationale est très ténue. Alors, ne sommes-nous pas acculés à faire pression et à rappeler à nos amis afghans leur engagement pris à la conférence de Kaboul, en 2010, visant à élaborer une stratégie nationale pour la réforme électorale ?

Madame la ministre déléguée, comment la France peut-elle favoriser la mise en place – rapidement, si possible – d’une commission nationale chargée de préparer la réforme électorale, incluant des membres de l’opposition et de la société civile ?

Nous allons verser 300 millions d’euros sur cinq ans. Très bien, mais est-il inenvisageable de conditionner notre aide aux progrès en matière de gouvernance ou à la réelle utilité de notre investissement sur le terrain ?

En tout cas, ici, la coopération parlementaire, intensifiée depuis 2004, ne faiblira pas. Le Gouvernement peut compter sur nous tous, au Sénat, pour œuvrer à la construction d’un parlement afghan structuré, solide et fraternel.

Deuxièmement, a-t-on progressé sur le plan de la moralisation de la vie politique ?

L’ONG Transparency International classe toujours l’Afghanistan comme le deuxième pays le plus corrompu du monde. Certaines études chiffrent à 2, 5 milliards de dollars – soit un quart du PIB ! – le montant des pots-de-vin versés chaque année dans ce pays où, chacun le sait, la corruption imprègne, imbibe toutes les couches de la société, y compris les plus hautes sphères de l’oligarchie.

Des proches de la présidence ont été impliqués dans le scandale de la Kabul Bank. Plus de deux ans après, aucun actionnaire n’a réellement été inquiété. Pis, la récente attribution d’un contrat d’extraction de pétrole, d’un montant de 3 milliards de dollars, à deux hiérarques alliés à la famille présidentielle, condamnés pour fait de trafic de drogue aux États-Unis et emprisonnés dans les années quatre-vingt-dix, fait peser un doute sur la volonté d’éradiquer le fléau.

Naturellement, les insurgés s’emparent du thème pour souligner la perte de légitimité d’un pouvoir balkanisé prédateur pour son propre peuple. Par ailleurs, la corruption favorise, par entropie mécanique, le développement de la pieuvre mafieuse. Elle desquame la société de l’intérieur et désagrège la reconstruction.

Troisièmement, le trafic de drogue a-t-il reculé ?

L’Afghanistan serait aujourd’hui non seulement le premier pays producteur d’opium et d’héroïne, mais aussi, et c’est nouveau, de cannabis. Pour le seul opium, 123 000 hectares de culture feraient vivre 248 000 familles !

Le poids économique de l’héroïne – première activité du pays – a augmenté au cours de la période récente du fait de l’installation sur le territoire afghan de laboratoires de transformation, jusqu’ici situés dans les pays voisins.

Nous avons donc perdu pour le moment – je dis délibérément « nous » – le combat contre la drogue.

Il n’en faut pas moins saluer les dispositions du traité, qui prolonge et amplifie nos tentatives d’action pour le relèvement d’une agriculture jadis florissante, pour la culture du coton, pour l’irrigation, pour la pisciculture, pour l’équipement des campagnes, pour la création de lycées agricoles. La seule solution, même si c’est chaque matin le travail de Sisyphe, est de créer graduellement un revenu crédible de substitution.

Quatrièmement, où en sont les droits de l’homme et, singulièrement, le droit des femmes ?

M. Fabius l’a dit, l’exécution barbare, filmée par téléphone portable et postée sur internet, d’une femme soupçonnée d’adultère dans un village à une centaine de kilomètres de Kaboul, il y a dix jours, illustre la dramatique condition des femmes en Afghanistan.

Selon l’ONG Oxfam, 87 % des Afghanes auraient subi des violences physiques, sexuelles ou psychologiques, ou un mariage forcé.

Depuis les années soixante-dix, la situation des femmes n’a cessé de se détériorer. La période des talibans – la plus féroce – leur avait interdit l’école et l’université ainsi que le travail à l’extérieur ; elle les avait privées de la liberté d’aller et de venir sans homme de leur famille proche et sans porter la burqa.

Aujourd’hui, c’est la pauvreté et la violence qui les asservissent : violence domestique, enlèvements, viols, traite, mariages forcés ou échanges permettant de régler des litiges et des dettes familiales. Même les immolations n’ont pas totalement disparu.

L’insécurité aggrave en outre directement la situation des femmes. De nombreuses fillettes se rendent à l’école dans la terreur. Les auteurs des attaques au gaz toxique contre des écoles de filles n’ont pas été punis. Plusieurs femmes engagées dans la lutte pour leurs droits ont été abattues, et aucun de leurs meurtriers n’a été jusqu’à présent traduit en justice.

Enfin, l’adoption en mars 2009 de la loi relative au statut personnel chiite ne constitue-t-elle pas un épisode législatif lourd de sens sur le plan sociétal ?

Cinquièmement, l’accès aux soins et à l’éducation s’est-il amélioré ?

En matière d’éducation, les récents progrès sont fragiles et constamment menacés. Le discours officiel fait état de chiffres sans précédent dans l’histoire afghane, avec 7 millions d’enfants scolarisés, dont près de 3 millions de filles, mais nous savons les handicaps culturels et structurels d’un système éducatif tout juste capable de délivrer un apprentissage des connaissances de base.

En matière de santé, 85 % de la population a désormais accès à un contact médical en centre de soins en moins d’une demi-journée… de marche. Ledit contact médical est souvent dérisoire, avec un personnel réduit et peu formé, qui lutte pour trouver les médicaments et le matériel nécessaire. Quant au personnel féminin – le seul à pouvoir approcher des patientes –, il est de moins en moins nombreux à partir en milieu rural du fait de l’insécurité.

Ce bref tour d’horizon, pour sombre qu’il soit, montre a contrario l’ampleur du travail qui reste à mener en Afghanistan, et il justifie chaque effort, aussi parcellaire soit-il.

La seule voie possible pour sortir de la misère à terme est en effet le développement économique. L’aide internationale, à laquelle la France prendra sa part pour les vingt ans qui viennent, doit servir à rebâtir le cadre de l’État où s’égare présentement la nation ou plutôt, en termes plus modestes, sinon à installer, du moins à instiller des éléments de démocratie dans le respect – ne l’oublions pas ! – de la souveraineté, sourcilleuse et légitime, de l’Afghanistan.

Le traité d’amitié et de coopération franco-afghan que vous nous présentez, madame la ministre déléguée, rythmera, scandera notre engagement à soutenir cette indispensable évolution. C’est pourquoi nous soutenons l’adoption du projet de loi de ratification, en saluant la détermination du Gouvernement, qui l’a inscrit sans tarder à l’ordre du jour de la session extraordinaire.

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