Je vous remercie pour cette invitation. Je suis venu accompagné de Patrick Vuitton, délégué général de l'AVICCA.
Il y a un an était adopté le rapport d'Hervé Maurey sur l'aménagement numérique des territoires. Ce rapport a été salué à l'époque par Pierre Hérisson et Catherine Morin-Desailly, au nom des groupes d'études Communications électroniques et Poste et Médias et nouvelles technologies. Le rapport lançait un cri d'alarme sur le retard numérique pris par la France. Ses conclusions ont été le point de départ de la proposition de loi Maurey-Leroy visant à assurer l'aménagement numérique du territoire.
Je voudrai d'abord dresser un bilan de l'année écoulée, suite à mes rencontres avec les acteurs de la filière, en utilisant les données du Fonds national pour la société numérique (FSN), ainsi que les remontées de terrain de nos adhérents. J'évoquerai également brièvement la 4G. J'espère que ces quelques éléments contribueront à alimenter notre réflexion, alors que nous auditionnerons dès cet après-midi la ministre en charge de l'économie numérique.
Quelques mots sur l'AVICCA : cette association regroupe 237 collectivités, communes, intercommunalités, syndicats d'énergie, syndicats mixtes, départements et régions qui représentent un total de soixante-deux millions de personnes. Seules quelques rares zones en France ne sont pas encore couvertes par l'AVICCA, zones que nous tâcherons de combler à l'avenir. Les départements très ruraux y côtoient de grandes agglomérations. Les retours d'expérience sont donc très diversifiés, avec des modes d'action différents. Le développement de l'AVICCA est bien sûr intrinsèquement lié à la reconnaissance progressive de l'intervention des collectivités territoriales dans l'aménagement numérique du territoire.
Venons en maintenant au bilan ; nous faisons dix constats.
Premier constat : le nombre de nouvelles prises a diminué pour le troisième trimestre consécutif depuis juillet 2011, passant de 140 000 à 105 000 prises, selon des données publiées par l'ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes), même si cette dernière a choisi de faire une autre lecture de ces chiffres, mettant en avant l'augmentation de 39 % du nombre de prises d'une année sur l'autre. Il est certain qu'en partant d'un stock très bas sur une année, on peut constater des pourcentages de hausse élevés. Ce chiffre n'a pas beaucoup de signification. J'en profite pour souligner que l'ARCEP est la seule aujourd'hui à recevoir et traiter les données nationales. Nous avons fini par obtenir que des définitions précises soient publiées, notamment celle de la notion de « prise éligible ». Cette avancée terminologique est importante, car jusqu'à présent, chaque opérateur avait sa propre définition. Nous avions ainsi des communes déclarées couvertes à 100 % par la fibre, alors que leurs habitants ne pouvaient s'y abonner... Est ici en cause un travail moins coûteux mais inabouti, qui consiste à étendre le réseau à l'horizontale sans pour autant pénétrer dans les immeubles. Dorénavant, la définition de « prise éligible » existe et il faut donc s'y référer en toute transparence. L'ARCEP cherche par ailleurs à justifier les choix qu'elle a effectués antérieurement, comme la délimitation d'une zone très dense, ou encore la mise en place d'une régulation symétrique entre tous les acteurs. L'ARCEP n'est donc pas tout à fait neutre quand elle communique. Ceci à l'instar de la téléphonie mobile, où la notion de couverture satisfait souvent davantage ceux dont le souci se limite à la publication de bons chiffres, que ceux qui veulent tout simplement recevoir des appels chez eux et non pas à l'extérieur du centre-bourg, car telle est aujourd'hui la définition de l'éligibilité à la couverture de la téléphonie mobile.
Deuxième constat : nous n'avons pas d'indicateurs partagés pour suivre l'évolution de la boucle locale, or ceux-ci devraient être partagés à tous les niveaux : régulateur, industriels, opérateurs mais aussi collectivités locales, qui n'ont qu'un accès très limité aux données qui les concernent au premier chef. C'est pourquoi nous demandons au Gouvernement de compléter le décret obligeant les opérateurs à porter à la connaissance des services de l'État et des collectivités qui en font la demande, l'état des zones de service sur leur propre territoire.
Notre troisième constat est que cette tendance négative que je viens de décrire risque fort de se prolonger. Chaque mois, les industriels de la fibre optique indiquent à leur syndicat professionnel, le Sycabel, le volume des commandes reçues. Sur la base d'un indice 100 en 2008, le volume est en chute libre depuis un an. Nous sommes largement en-dessous de ce qui était commandé il y a quatre ans. Autant dire que les prochains chiffres de construction de prises ne vont pas aller croissant, ce qui a des conséquences immédiates très préoccupantes pour notre économie, en termes de surcapacité industrielle et de réduction d'emplois dans la filière.
Quatrième constat : nous sommes actuellement très loin de pouvoir atteindre les objectifs du programme national très haut débit, qui ont fixé à 2025 la couverture de l'ensemble du territoire national par le très haut débit. Il faut donc accélérer le déploiement. On construit environ 400 000 prises FTTH par an (fibre optique), et pas toujours jusqu'au logement. A ce rythme, il faudrait quatre-vingts ans, et non dix, objectif du Président de la République, pour remplacer les trente-deux millions de lignes cuivre. L'un des freins au déploiement du très haut débit est aussi le manque de formation, les compétences en matière d'installation de la fibre font aujourd'hui défaut. Les industriels avaient pourtant commencé à mettre en place des centres régionaux de formation pour faire face à un volume de commandes censé augmenter. Faute de cadre cohérent et pérenne, la plupart de ces projets sont aujourd'hui interrompus. En matière de financement, la situation est elle aussi en suspens. Je siège au titre de l'AVICCA au FSN, au sein du Comité des réseaux d'initiative publique (CRIP), aux côtés de l'ARF, de l'ADF, ainsi que de la FNCCR (Fédération Nationale des Collectivités Concédantes et Régies). Nous y rendons des avis sur les projets présentés par les collectivités pour la mise à très haut débit de leur territoire. Cet observatoire nous permet de poser quatre constats complémentaires.
Malgré l'imperfection du cadre financier, et c'est là mon cinquième constat, les collectivités font preuve d'une forte mobilisation pour l'aménagement numérique de leur territoire. En sept mois, onze dossiers ont été examinés, concernant au total dix-huit départements.
Sixième constat : le FSN va rapidement arriver à épuisement, puisque les demandes qui ont reçu un avis positif de ce fonds représentent environ 330 millions d'euros sur les 900 millions d'euros disponibles et fléchés sur l'objectif. Cela concerne un volume de 1,2 million de prises FTTH. L'enveloppe totale du FSN ne permet même pas, pour le moment, d'initier les travaux dans seulement un département sur deux ; elle ne permet de remplacer que 10 % des trente-deux millions de lignes cuivre de notre pays.
Septième constat : les aides sont censées s'étager de 33 à 48 % du montant global de l'opération. Or, avec le jeu des plafonds et des écrêtements, elles ne représentent en fait que 20 à 25 % du montant des projets éligibles. Par ailleurs, elles ne sont pas progressives et sont trop déconnectées des typologies des territoires, par essence différents. La charge qui reste à couvrir par les collectivités demeure beaucoup trop lourde.
Huitième constat : les collectivités ayant soumis des dossiers à instruction déplorent la lenteur des notifications, ce qui freine les procédures. Une fois l'avis déclaré positif, très peu de régions ont reçu une notification officielle de la délégation de crédits au titre du FSN.
Neuvième constat : dans le cadre financier actuel, les collectivités sont dans l'incapacité d'atteindre l'objectif national de 2025. Par ailleurs, les 10 % des prises les plus difficiles à installer représentent souvent un budget plus important que les 30 ou 40 % de prises précédentes. On saisit bien la difficulté qui est devant nous. Il est ainsi évident que les collectivités ne seront pas en mesure financièrement d'atteindre les objectifs nationaux, malgré la prise en compte des aides de l'État et des éventuelles aides européennes.
Enfin, dixième et dernier constat : la multiplicité des acteurs concernés complexifie le champ d'intervention des collectivités. Outre les opérateurs, il faut également compter avec des aménageurs, des installateurs, des équipementiers. Les collectivités nous font quotidiennement part de leurs inquiétudes.
Je terminerai par un mot sur le réseau mobile et la 4G. Nous avons contribué avec l'AVICCA à améliorer la législation pour mieux prendre en compte nos préoccupations d'aménagement dès la procédure d'attribution des licences, en ce qui concerne le dividende numérique. Cela se traduit par la constitution d'une zone dite de déploiement prioritaire, qui regroupe 22 000 communes. Or, les opérateurs refusent de communiquer sur leurs prévisions de déploiement. C'est pourquoi l'AVICCA reste particulièrement vigilante quant au respect des obligations. Si l'on regarde la carte d'un département cher à notre collègue Michel Teston, celle de l'Ardèche, on constate que ce qui sera couvert du fait de l'obligation de couverture que je viens de rappeler (40% de la zone, exprimée non pas en superficie mais en population) est bien inférieur à ce que pourrait être sa couverture à l'échéance 2017. Il s'agit certes déjà d'une réelle amélioration, mais la 4G peut-elle vraiment être une technologie de substitution au très haut débit fixe ? Nous ne le pensons pas. D'après les obligations inscrites dans les licences, rien de significatif n'est prévu en termes de couverture avant 2020. Je ne suis pas sûr que les habitants et les entreprises patientent jusqu'à cet horizon.
Pour conclure, chers collègues, et je sais que nous sommes très nombreux au sein de cette commission à partager ce constat, l'aménagement numérique du territoire est un enjeu central pour le développement économique et social de notre pays. Porteur d'emplois pérennes et dynamiques, il représente un formidable potentiel d'innovation, essentiel en cette période de crise. Mais le temps nous est compté. Le territoire national doit pouvoir bénéficier de l'accès au très haut débit d'ici dix ans. Tel est l'objectif fixé par le Président de la République. Des mesures fortes doivent donc être prises pour changer de modèle de déploiement et éviter que des collectivités ne soient lésées, faute de rentabilité pour les opérateurs.
La première exigence tient à la transparence, à l'accès aux informations et au suivi de ce que nous avons appelé une « opération vérité ». Il ne s'agit en aucun cas de stigmatiser les acteurs du numérique, mais plutôt de parvenir à construire avec eux les conditions d'un déploiement solidaire, pérenne et efficace du très haut débit sur notre territoire. Il me semble également indispensable que nous écrivions ensemble une feuille de route pour définir les moyens d'atteindre l'objectif.
Un état des lieux doit donc être dressé pour appréhender les freins mais aussi les succès de ce déploiement. Le cadre réglementaire et législatif doit être revu, stabilisé et sécurisé pour l'ensemble des acteurs. Des sources crédibles et pérennes de financement doivent être définies pour mettre en oeuvre à moyen et long termes ce programme d'envergure. Á cet égard, le coût du fibrage national est estimé, selon les observateurs, entre vingt-cinq et trente milliards d'euros. Ni les seuls opérateurs, ni les collectivités ne peuvent financer ce déploiement dans le cadre actuel. Le modèle qui prévaut encore à ce jour s'inscrit pourtant dans cette analyse puisqu'il prône une concurrence entre les opérateurs, une concurrence entre les opérateurs et les collectivités, et une concurrence bien plus certaine entre le fil de cuivre et la fibre optique. Il est donc à mon avis parfaitement inopérant. Nous ne pouvons du reste nous offrir le luxe de plusieurs réseaux, alors que nous avons des difficultés à financer et à bâtir un réseau unique. Ce réseau unique pourrait d'ailleurs être utilisé par les différents opérateurs. C'est la raison pour laquelle il me semblerait judicieux que nous demandions la constitution d'une mission d'information sur l'aménagement numérique du territoire.
Plusieurs raisons président à cette demande. Le cadre va encore évoluer : certains acteurs y travaillent, à commencer bien entendu par le Gouvernement, mais aussi la Commission européenne qui définit des principes de régulation et des aides. L'ARCEP aura également son rôle à jouer. Il est important que les parlementaires puissent être un interlocuteur permanent de ces différentes instances, en amont de leur réflexion, pour suivre et évaluer les impacts de leurs décisions.
Le cadre évoluera parce que le jeu des acteurs est en perpétuel changement. Free avait d'ambitieux projets en 2006 sur le très haut débit fixe, projets qui ont été abandonnés au profit du développement mobile avec le trouble qu'il nous a été donné de connaître. Demain peuvent encore se constituer des opérateurs à l'échelle européenne. La chaîne de valeur se modifie sans cesse, entre les fournisseurs de services, les fournisseurs de terminaux et les opérateurs. Les besoins des utilisateurs peuvent d'ailleurs changer très vite, comme nous l'avons vu pour le mobile. Je citerai simplement quelques chiffres du syndicat patronal des constructeurs : ils parlent d'une explosion du nombre des objets nomades dans les cinq ans à venir, allant jusqu'à indiquer que leur nombre pourrait être multiplié par vingt-cinq. Cela témoigne de l'ultra-dépendance de notre société à tous ces outils numériques. Un suivi des déploiements, territoire par territoire, est indispensable à l'aune d'indicateurs pertinents.
Je vous sais nombreux à vous préoccuper de cet enjeu de taille. Je vous sais forts de l'expérience acquise au sein de nos territoires. Nous avons donc intérêt à mutualiser nos expériences, confronter nos analyses et restaurer cette boucle vertueuse du modèle d'aménagement qui avait prévalu lorsqu'il s'était agi de mettre la France à haut débit. Les collectivités territoriales s'étaient vues reconnaître la possibilité d'agir sur leur territoire. Inspirons nous de ce modèle pour construire ensemble les bases solides de l'aménagement à très haut débit de la France, source d'un indéniable potentiel de croissance dont nous aurions bien tort de nous passer.