Intervention de Jean-Paul Delevoye

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 30 mars 2011 : 3ème réunion
Audition de M. Jean-Paul deleVoye médiateur de la république

Jean-Paul Delevoye :

Nous avons reçu en 2010 un peu plus de 79 000 dossiers dont la part de saisines directes est très importante et justifie ainsi le basculement au système du Défenseur des droits. L'institution comptabilise ainsi environ 760 000 contacts avec les Français, téléphoniques, électroniques ou écrits, et ce malgré un budget et des effectifs constants. Cette augmentation de l'activité a été l'occasion d'une réflexion de nos services pour s'adapter en particulier au traitement des demandes formulées par courriels. Nous avons également traité environ dix dossiers par mois au sein de la cellule d'urgence créée en 2005, réduit le délai de traitement des dossiers, géré le débordement de la plateforme téléphonique et développé les médiations à caractère physique avec notamment un accès de tous les détenus à un délégué du médiateur. Le domaine social, tant au niveau national que local, représente une part importante de notre activité. A travers l'ensemble de ces 760 000 contacts, nous avons cherché à savoir ce qu'il en est de l'humeur générale de nos concitoyens, malgré le caractère partiel voire partial de ce constat. Nous avons ainsi constaté un fort sentiment d'impuissance, d'isolement face à l'appareil administratif, voire d'injustice, ce qui peut conduire à des situations de violence que l'on peut comprendre comme des gestes de désespérance.

L'incompréhension des administrés est forte lorsqu'ils ont le sentiment que le bon sens est bafoué, lorsqu'une interprétation particulièrement stricte des termes de la loi peut par exemple conduire au retrait d'une allocation à une personne handicapée pour un euro de revenus perçu sur ses maigres économies. Il y a donc un défaut d'écoute et d'accompagnement de la part de l'administration face aux situations particulières, qui crée un sentiment nouveau « d'illusion de la loi », puisqu'elle est censée protéger les plus faibles. L'empilement législatif, le caractère précipité de certaines réformes, le développement des « lois à réaction » ou la méconnaissance du contenu de certains textes contribuent aux difficultés d'application de la loi qui sont sources de frustration. Nous constatons de plus en plus de réclamations sur les systèmes logiciels et informatiques tels que Chorus pour la comptabilité, ou sur les erreurs de saisie informatique qui entraînent une mécanique incontrôlable. On observe donc une déshumanisation du service public, peu adapté aux nouveaux parcours de vie. Pour la première fois, de plus en plus de dossiers concernent les collectivités locales, avec par exemple des problèmes en matière d'urbanisme dans les mairies ou de gestion des maisons départementales du handicap. Malgré tout, il convient de noter des progrès manifestes et des initiatives encourageantes, particulièrement en matière de dématérialisation des procédures.

Nous avons cette année réaffirmé notre priorité pour les droits de l'homme en France, avec une médiation sur le dossier de la « jungle de Calais » qui a permis un accord pour une meilleure prise en charge des migrants, grâce à la création de douches et d'un centre d'accueil de jour pour les personnes vulnérables.

L'année 2010 nous a offert l'exemple d'une mobilisation citoyenne associée aux nouvelles technologies, grâce à la création d'une plateforme interactive (www.lemediateuretvous.fr). Celle-ci a été une plateforme d'échanges et de débats, avec plus de 210 000 visiteurs et 1 200 contributions. Des débats citoyens ont été lancés auprès de citoyens partenaires et ont conduit, en s'appuyant sur des témoignages et des contributions, à des propositions de réforme, qui peuvent ensuite être portées sur le bureau des parlementaires.

Grâce à l'activité de nos services, nous avons pu mettre l'accent sur les fragilités et les forces de la société française. Il nous est ainsi apparu que le pacte républicain était fragilisé. Je suis convaincu que si l'année 1995 avait été marquée par le thème de la fracture sociale et 2002 par le débat sur la sécurité, les discussions porteront en 2012 sur la question du vivre ensemble et du chacun pour soi. En effet, des sondages nous ont montré que les Français sont inquiets pour les systèmes de solidarité mais en même temps ne veulent pas être touchés par les conséquences des réformes permettant la survie de ces mécanismes. De plus, la volonté des citoyens de s'engager politiquement ne se traduit plus par une confiance dans leurs partis politiques mais plutôt par des gestes politiques en tant que consommateurs en particulier. Si le pessimisme collectif reste très important, la dimension individuelle du bonheur est très présente dans l'esprit de nos concitoyens, et les pousse à placer la notion de plaisir au centre de leurs préoccupations, tout en déclarant compter avant tout sur eux-mêmes pour y parvenir. La société se fragmente aujourd'hui en catégories dont les valeurs, les comportements, les aspirations peuvent aller dans des directions opposées et définir des visions collectives différentes. On constate alors une inadéquation entre l'offre politique et l'offre de société. Pourtant, les Français admettent la nécessité d'avoir un but commun auquel se consacrer. Des thèmes fédérateurs tels que la défense de l'environnement émergent ainsi.

Face aux situations de précarité vécues par un nombre important de Français, les usagers déclarent ne plus croire dans l'administration et élaborent des stratégies de contournement ou de combine. Des services publics tels que l'école ou Pôle emploi ne représentent qu'une source de contraintes et ne sont pas perçus comme une source d'espoir, lorsque les aînés diplômés sont au chômage ou lorsque les stages se succèdent au détriment de véritables contrats de travail.

Il est donc nécessaire de redéfinir le sens de l'action publique. Du point de vue des fonctionnaires, ceux-ci ne sont pas hostiles au changement mais ils sont en quête du sens des réformes qu'ils doivent mettre en oeuvre et dénoncent la dictature du court terme et du chiffre. Les citoyens quant à eux font preuve d'une fatigue civique révélée par un sentiment croissant d'abandon par les politiques, de déconnexion entre l'élite et les situations personnelles. La défense des valeurs passe pour eux après l'efficacité présumée des solutions proposées par celui qui prétend régler les problèmes de leurs situations personnelles.

Il convient donc de revisiter les équations de la République en réadaptant les outils, notamment fiscaux, en reconstruisant le pacte républicain afin d'éviter l'exploitation des peurs et des humiliations. En effet, de nouvelles espérances se dessinent, puisque l'on constate une volonté de moraliser le capitalisme ou de responsabiliser la consommation. La société est donc prête à s'engager, pour autant qu'elle ait confiance dans ses dirigeants.

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