La réunion

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Au cours d'une seconde réunion tenue dans l'après-midi, la commission procède à l'audition de M. Jean-Paul Delevoye, médiateur de la République, à l'occasion de la remise de son rapport annuel.

Debut de section - Permalien
Jean-Paul Delevoye

Nous avons reçu en 2010 un peu plus de 79 000 dossiers dont la part de saisines directes est très importante et justifie ainsi le basculement au système du Défenseur des droits. L'institution comptabilise ainsi environ 760 000 contacts avec les Français, téléphoniques, électroniques ou écrits, et ce malgré un budget et des effectifs constants. Cette augmentation de l'activité a été l'occasion d'une réflexion de nos services pour s'adapter en particulier au traitement des demandes formulées par courriels. Nous avons également traité environ dix dossiers par mois au sein de la cellule d'urgence créée en 2005, réduit le délai de traitement des dossiers, géré le débordement de la plateforme téléphonique et développé les médiations à caractère physique avec notamment un accès de tous les détenus à un délégué du médiateur. Le domaine social, tant au niveau national que local, représente une part importante de notre activité. A travers l'ensemble de ces 760 000 contacts, nous avons cherché à savoir ce qu'il en est de l'humeur générale de nos concitoyens, malgré le caractère partiel voire partial de ce constat. Nous avons ainsi constaté un fort sentiment d'impuissance, d'isolement face à l'appareil administratif, voire d'injustice, ce qui peut conduire à des situations de violence que l'on peut comprendre comme des gestes de désespérance.

L'incompréhension des administrés est forte lorsqu'ils ont le sentiment que le bon sens est bafoué, lorsqu'une interprétation particulièrement stricte des termes de la loi peut par exemple conduire au retrait d'une allocation à une personne handicapée pour un euro de revenus perçu sur ses maigres économies. Il y a donc un défaut d'écoute et d'accompagnement de la part de l'administration face aux situations particulières, qui crée un sentiment nouveau « d'illusion de la loi », puisqu'elle est censée protéger les plus faibles. L'empilement législatif, le caractère précipité de certaines réformes, le développement des « lois à réaction » ou la méconnaissance du contenu de certains textes contribuent aux difficultés d'application de la loi qui sont sources de frustration. Nous constatons de plus en plus de réclamations sur les systèmes logiciels et informatiques tels que Chorus pour la comptabilité, ou sur les erreurs de saisie informatique qui entraînent une mécanique incontrôlable. On observe donc une déshumanisation du service public, peu adapté aux nouveaux parcours de vie. Pour la première fois, de plus en plus de dossiers concernent les collectivités locales, avec par exemple des problèmes en matière d'urbanisme dans les mairies ou de gestion des maisons départementales du handicap. Malgré tout, il convient de noter des progrès manifestes et des initiatives encourageantes, particulièrement en matière de dématérialisation des procédures.

Nous avons cette année réaffirmé notre priorité pour les droits de l'homme en France, avec une médiation sur le dossier de la « jungle de Calais » qui a permis un accord pour une meilleure prise en charge des migrants, grâce à la création de douches et d'un centre d'accueil de jour pour les personnes vulnérables.

L'année 2010 nous a offert l'exemple d'une mobilisation citoyenne associée aux nouvelles technologies, grâce à la création d'une plateforme interactive (www.lemediateuretvous.fr). Celle-ci a été une plateforme d'échanges et de débats, avec plus de 210 000 visiteurs et 1 200 contributions. Des débats citoyens ont été lancés auprès de citoyens partenaires et ont conduit, en s'appuyant sur des témoignages et des contributions, à des propositions de réforme, qui peuvent ensuite être portées sur le bureau des parlementaires.

Grâce à l'activité de nos services, nous avons pu mettre l'accent sur les fragilités et les forces de la société française. Il nous est ainsi apparu que le pacte républicain était fragilisé. Je suis convaincu que si l'année 1995 avait été marquée par le thème de la fracture sociale et 2002 par le débat sur la sécurité, les discussions porteront en 2012 sur la question du vivre ensemble et du chacun pour soi. En effet, des sondages nous ont montré que les Français sont inquiets pour les systèmes de solidarité mais en même temps ne veulent pas être touchés par les conséquences des réformes permettant la survie de ces mécanismes. De plus, la volonté des citoyens de s'engager politiquement ne se traduit plus par une confiance dans leurs partis politiques mais plutôt par des gestes politiques en tant que consommateurs en particulier. Si le pessimisme collectif reste très important, la dimension individuelle du bonheur est très présente dans l'esprit de nos concitoyens, et les pousse à placer la notion de plaisir au centre de leurs préoccupations, tout en déclarant compter avant tout sur eux-mêmes pour y parvenir. La société se fragmente aujourd'hui en catégories dont les valeurs, les comportements, les aspirations peuvent aller dans des directions opposées et définir des visions collectives différentes. On constate alors une inadéquation entre l'offre politique et l'offre de société. Pourtant, les Français admettent la nécessité d'avoir un but commun auquel se consacrer. Des thèmes fédérateurs tels que la défense de l'environnement émergent ainsi.

Face aux situations de précarité vécues par un nombre important de Français, les usagers déclarent ne plus croire dans l'administration et élaborent des stratégies de contournement ou de combine. Des services publics tels que l'école ou Pôle emploi ne représentent qu'une source de contraintes et ne sont pas perçus comme une source d'espoir, lorsque les aînés diplômés sont au chômage ou lorsque les stages se succèdent au détriment de véritables contrats de travail.

Il est donc nécessaire de redéfinir le sens de l'action publique. Du point de vue des fonctionnaires, ceux-ci ne sont pas hostiles au changement mais ils sont en quête du sens des réformes qu'ils doivent mettre en oeuvre et dénoncent la dictature du court terme et du chiffre. Les citoyens quant à eux font preuve d'une fatigue civique révélée par un sentiment croissant d'abandon par les politiques, de déconnexion entre l'élite et les situations personnelles. La défense des valeurs passe pour eux après l'efficacité présumée des solutions proposées par celui qui prétend régler les problèmes de leurs situations personnelles.

Il convient donc de revisiter les équations de la République en réadaptant les outils, notamment fiscaux, en reconstruisant le pacte républicain afin d'éviter l'exploitation des peurs et des humiliations. En effet, de nouvelles espérances se dessinent, puisque l'on constate une volonté de moraliser le capitalisme ou de responsabiliser la consommation. La société est donc prête à s'engager, pour autant qu'elle ait confiance dans ses dirigeants.

Debut de section - PermalienPhoto de François Zocchetto

Vous vous êtes préoccupé des problèmes posés par le régime social des indépendants (RSI), dont nous constatons dans nos départements qu'il aboutit dans certains cas à des situations catastrophiques pour les intéressés. Ce régime a créé un imbroglio invraisemblable et insupportable, et les chefs d'entreprise, commerçants ou professions libérales nous indiquent qu'ils ne savent généralement pas quel est l'état de leur situation sociale. Je souhaitais donc savoir si vous avez obtenu des assurances de la part du Gouvernement quant à la résolution de ces difficultés.

Debut de section - Permalien
Jean-Paul Delevoye

Vous soulevez une question importante qui met en évidence les difficultés posées par une réforme dont les objectifs étaient positifs mais qui, à l'évidence, a été précipitée dans son application. Nous nous sommes très rapidement saisis de cette question et je pense qu'il faudrait rapidement que soit organisée une réunion de crise qui permettrait d'élaborer un contrat d'objectifs et de résultats pour mettre fin aux problèmes posés par le RSI. Il serait également nécessaire de permettre au sein de chaque département, peut-être aux préfets, de suspendre les poursuites afin de recevoir humainement les gens concernés par ces situations complexes. Une évaluation parlementaire serait d'ailleurs sur ce point très pertinente. Je tiens enfin à rendre hommage aux agents du RSI, qui sont hélas broyés par un système informatique défaillant.

Debut de section - PermalienPhoto de Sophie Joissains

Pensez vous que l'afflux d'informations auquel nous sommes soumis peut provoquer les situations de repli individuel que vous avez constatées ?

Debut de section - Permalien
Jean-Paul Delevoye

Vous avez raison sur ce point. Il est nécessaire de s'interroger sur le point de savoir si la société de consommation n'a pas consommé la construction des personnalités individuelles et rendu nos concitoyens esclaves de leurs envies de consommer. Nous avons fait l'erreur de ne pas investir suffisamment dans l'éducation en même temps que l'offre de consommation et d'information augmentait. Il faut en effet éviter la dictature du court terme et faire en sorte que la sensibilité des gens à des séductions émotionnelles ne soit pas plus forte que leurs convictions politiques.

Debut de section - PermalienPhoto de Nicole Bonnefoy

Je me souviens de la présentation de votre rapport l'année dernière et du constat alarmant que vous aviez dressé. J'observe que votre exposé est va encore plus loin cette année et je m'interroge donc sur l'absence de réponse politique aux recommandations que vous formulez chaque année. Pensez vous qu'il y ait un autisme politique ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Vial

J'ai identifié dans votre présentation un certain nombre de messages que je retrouve sur le terrain lorsque, par exemple, les magistrats me disent qu'il faut cesser de légiférer car plus personne ne s'y retrouve dans l'accumulation de lois ou lorsque le Sénat crée une mission d'information sur Pôle emploi au moment où au contraire cette nouvelle institution devrait fonctionner pleinement. Je me demande donc pour quelle raison chaque fois que l'on réforme, la situation est pire qu'avant. Pourquoi avons-nous ce vrai problème de réforme de l'institution publique ?

Debut de section - PermalienPhoto de Patrice Gélard

Le tableau que vous avez dressé donne l'impression que nos concitoyens sont au stade adolescent. La société devient de plus en plus complexe au fur et à mesure qu'elle se robotise, c'est le cas par exemple pour la fonction de maire.

Je souhaitais savoir ce que, en tant que dernier Médiateur de la République, vous attendez du nouveau Défenseur des droits ?

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cointat

Vous nous avez dépeint un portrait de la République à la fois très beau et très inquiétant. Vous analysez notre République, vous proposez des solutions, et pourtant rien ne change, c'est le même constat que l'année dernière. Que préconisez-vous ?

Debut de section - Permalien
Jean-Paul Delevoye

Je n'ai pas la prétention de détenir la vérité. Je viens seulement porter une analyse de la société telle que nous la ressentons. Ma conviction est que nous ne sommes pas que dans une crise économique et financière mais aussi dans une crise sociétale. Notre société a profondément changé et l'offre politique et administrative se trouve en décalage. On demande à la société de s'adapter au système au lieu de l'inverse. Nous avons du mal en France à revisiter les équations de la République. En Italie par exemple, la création de coopératives sociales a permis de rassembler tous les acteurs du marché de l'emploi pour proposer des solutions adaptées en fonction des profils. En France, la norme est rigide car elle est identique pour tous.

Il faut retrouver un enthousiasme politique en offrant une vision globale des réformes. Certaines ont fonctionné, comme celle du Trésor public. Cela nous enseigne qu'en France, nous sommes bons pour fixer des objectifs de réforme mais que nous avons des difficultés avec la conduite du changement. En engageant une réforme, il faut davantage s'interroger sur les moyens et le temps de la conduite de celle-ci. Les acteurs d'une réforme sont avant tout ceux qui la conduisent, pas ceux qui la décident.

J'ajoute qu'il ne faut pas laisser guider les choix politiques par l'émotion mais par la raison, car le monde politique apparaît de moins en moins porteur de convictions et de plus en plus porteur d'intérêts.

Quant au futur Défenseur des droits, j'ai regretté que les débats soient centrés sur la défense d'intérêts catégoriels alors qu'ils auraient dû être enthousiastes. Le Défenseur des droits doit être un lieu d'écoute, un facteur d'apaisement, une source de proposition de réformes. Je fais pleinement confiance au travail de contrôle du Parlement pour suivre son action. Je terminerai par une proposition : permettre aux fonctionnaires de suivre des recommandations en équité, qui les exonéreraient de leur responsabilité en la transférant au Défenseur des droits lorsqu'il estimerait, dans certains cas très encadrés, que l'application stricte de la règle administrative conduit à une situation inéquitable.

J'étais aussi intéressé par la class action administrative qui a figuré un temps dans ce texte.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Jacques Hyest

C'est un autre sujet... Je tiens à souligner le fait que l'action du Défenseur des droits aura été préparée par le rayonnement de votre action. Cette réforme est un progrès considérable et il faudra savoir s'en servir. Je pense qu'elle devrait contribuer à une meilleure défense de nos concitoyens face à la machine administrative. La modernisation ne doit pas se faire au détriment d'une écoute humaine. L'administration doit savoir reconnaître ses erreurs, sur le modèle de l'administration fiscale qui sait corriger les problèmes lorsqu'il y en a.

Enfin, nous ne manquerons pas de transmettre votre message sur l'excès de législation au Garde des Sceaux.