Intervention de Isabelle de Kerviler

Commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire — Réunion du 8 février 2012 : 2ème réunion
Compétitivité — Audition de Mme Isabelle de Kerviler membre du conseil économique social et environnemental

Isabelle de Kerviler :

Je vous remercie tout d'abord pour votre invitation ; je suis ravie d'être devant vous aujourd'hui. Vous l'avez rappelé, Monsieur le Président, l'avis que je viens vous présenter résulte d'une saisine du Premier ministre du 30 mars 2011 qui nous a demandé d'identifier les principaux facteurs à l'origine de l'écart de compétitivité entre la France et l'Allemagne - mais pas seulement avec ce pays.

Cet avis a été adopté à l'unanimité des partenaires sociaux : c'était très loin d'être gagné d'avance, je tiens à le souligner, ayant été moi-même surprise du résultat auquel nous sommes parvenus.

Nous avons consacré trois séances de travail initiales à la définition même de la compétitivité. Nous avons repris celle qu'en donne l'Union européenne : « la capacité d'une nation à améliorer durablement le niveau de vie de ses habitants et à leur procurer un haut niveau d'emploi et de cohésion sociale dans un environnement de qualité ». La compétitivité n'est donc pas une fin mais plutôt un moyen. Le coût du travail n'en n'est pas le facteur déterminant, mais un facteur parmi d'autres. On distingue en effet les facteurs « coût » - les facteurs de production et le taux de change - et les facteurs dits « hors prix », c'est-à-dire la qualité des produits, les savoir-faire professionnels, la force de vente et le service après-vente, l'effort de recherche et d'innovation, l'organisation du travail et le dialogue social, la formation continue, les financements à des taux acceptables et, enfin, les politiques publiques favorables, en matière d'infrastructures et de services publics principalement. On voit bien combien la compétitivité résulte de nombreux facteurs, où le coût du travail n'occupe pas même la place déterminante.

Nous avons ensuite comparé le poids de la France et de l'Allemagne dans le produit intérieur brut (PIB) de la zone euro : l'Allemagne en représente 27 % et la France 21 %, soit, à elles deux, quasiment la moitié. La France est devenue le troisième fournisseur de l'Allemagne, derrière la Chine - en 2005 - et les Pays-Bas - en 2009 -, et son premier client ; quant à l'Allemagne, elle est le premier fournisseur et le premier client de la France.

Nous avons travaillé sur la zone euro pour annuler l'incidence des taux de change. Entre 1999 et 2009, la France a perdu 4 points de parts de marché à l'export dans la zone euro, en passant de 17,7 % à 13,5 % ; l'Allemagne, elle, a gagné 2,6 points, pour atteindre 32,2 %.

Le poids respectif de l'industrie dans ces deux pays explique en bonne partie ce hiatus, sachant que l'industrie représente 80 % des exportations et 85 % de la recherche et développement privée. Or, en 2008, l'industrie représentait 26 % de la valeur ajoutée en Allemagne, contre 14 % en France.

« La France n'aime pas son industrie », a dit Georges Pompidou : cette désaffection n'est donc pas nouvelle. Lors de nos auditions, cette anecdote nous a été citée : en Allemagne, les parents conduisent leurs enfants à la foire de Hanovre pendant les vacances, pour y admirer les réussites industrielles du pays ; en France, on les emmène à la foire de Paris, pour ses jeux et victuailles.

La France a perdu son avantage compétitif sur le coût horaire du travail : en 2000, il était d'environ 10 % sur l'Allemagne ; les courbes se sont croisées en 2008 et les coûts sont aujourd'hui très proches de part et d'autre du Rhin. En Allemagne, les salariés de l'industrie sont mieux rémunérés que ceux du secteur de la finance : c'est ce qui explique que les ingénieurs restent dans le secteur de l'industrie ! Dans les comparaisons avec l'Allemagne, il faut cependant prendre en compte la productivité par personne occupée, où nous sommes en tête : en 2010, elle est 20 % plus élevée en France que dans la moyenne de l'Union européenne, mais seulement 5 % plus élevée en Allemagne.

J'en viens maintenant aux forces et aux faiblesses de l'économie française. La première force de la France est sa position géographique centrale. Le deuxième atout important, ce sont les perspectives démographiques. L'Allemagne est le pays le plus peuplé, avec 82 millions d'habitants en 2010 contre 65 millions en France. Mais le taux de fécondité est chez nous de 1,98 contre 1,36 en Allemagne. En 2050, en prolongeant les courbes, la France compterait 71 millions d'habitants et l'Allemagne 74 millions, puis la France passerait devant l'Allemagne à compter de 2055, avec une population plus jeune.

Autre point important, si le taux de prélèvements obligatoires est important en France, c'est aussi en raison du niveau élevé de la protection sociale. L'OCDE évalue les prélèvements sociaux à 43 % du PIB en France, contre 36 % en Allemagne ; cependant, la Cour des comptes a ajouté trois points de prélèvement pour l'Allemagne, en y incluant les cotisations des employeurs qui relèvent du système privé. Dès lors, ce que les spécialistes nomment le « coin socio-fiscal » est très proche de part et d'autre du Rhin : un célibataire au salaire moyen et sans enfant se voit prélever 49,2 % de son revenu brut en France et 50,9 % en Allemagne.

Parmi les faiblesses de l'économie française, notre avis souligne le faible nombre d'entreprises de taille intermédiaire (ETI), c'est-à-dire occupant entre 250 et 5 000 salariés : la France en compte 4 500 contre 10 000 en Allemagne. Pourquoi est-ce une faiblesse ? Parce que ces entreprises sont très fortes à l'exportation et en matière d'innovation. Je salue le rapport que M. Bruno Retailleau a réalisé l'an passé sur ce sujet : ce travail est tout à fait remarquable. Autre indicateur : la France compte quasiment quatre fois moins d'entreprises exportatrices que l'Allemagne : 92 000, contre 364 000.

De même, l'Allemagne est passée devant nous pour l'effort en matière de recherche et développement, public et privé confondus : en 1995, la France était légèrement au-dessus de l'Allemagne, en y consacrant 2,3 % du PIB ; les courbes se sont croisées en 1997 ; aujourd'hui, l'Allemagne y consacre 2,65 % et la France, 2,10 %. Ensuite, alors qu'en France, cet effort est réparti pour moitié entre la recherche publique et la recherche privée, en Allemagne la recherche privée représente 68 % des dépenses, ce qui est une source plus abondante pour le dépôt de brevets : et chaque année trois fois plus de brevets sont déposés en Allemagne qu'en France. Or, lorsque la main d'oeuvre coûte cher, c'est bien par l'innovation qu'on peut monter en gamme et gagner en exportations.

Enfin, le taux de marge des entreprises françaises est stable depuis 1985, alors qu'en Allemagne le poids des salaires dans la valeur ajoutée a baissé de cinq points depuis 2003, avec la réforme, par les lois Hartz, de l'indemnisation du chômage et des procédures d'embauche.

Tous ces chiffres font de l'Allemagne une référence en matière d'industrie et d'exportation, ce qui ne signifie pas qu'elle doive être notre modèle. Notre histoire diffère de celle de nos voisins, nous n'avons pas suivi la même voie - c'est évident pour la formation de l'État et en matière de décentralisation. Dans ces conditions, la comparaison est utile, dans le sens du benchmarking, mais il faut être prudent et il ne s'agit en aucun cas de copier un modèle qui ne serait de toute façon pas transposable.

J'ai également souligné dans mon rapport que les entreprises, en France, distribuent davantage de dividendes que la moyenne européenne : l'excédent brut d'exploitation, d'environ 38 %, se répartit entre 25 % de dividendes et 13 % de réserve. Nous y avons vu matière à proposition, pour inciter les entreprises à mettre davantage de leur excédent en réserve, j'y reviendrai. Cependant, il faut creuser la question du rapport entre les intérêts et les dividendes.

Pour résumer, le poids de l'industrie en France et en Allemagne varie du simple au double, ce qui explique une plus forte différence à l'export, avec quatre fois plus d'entreprises exportatrices en Allemagne. Ensuite, la recherche privée est moins importante en France qu'en Allemagne. Je suis cependant optimiste en considérant les atouts de la France : sa position géographique centrale, sa démographie et sa main d'oeuvre de qualité.

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