Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat clôture près d’un an de travail intense de la mission commune d’information sur la désindustrialisation des territoires, que j’ai eu l’honneur de présider. Ces travaux ont été engagés sur l’initiative du groupe socialiste du Sénat dans le cadre de son droit de tirage.
Face à l’urgence de la situation, j’ai souhaité que la mission affronte la réalité de la France industrielle en s’intéressant non seulement aux grands groupes, qui se portent plutôt bien – Michelin vient d’inventer un nouveau modèle de PDG : le « 505 », comprenez 505 % d’augmentation de salaire ! –, mais aussi aux bassins de production et d’emploi, aux territoires d’innovation, à la France qui travaille dur, celle des petits entrepreneurs, des petites et moyennes entreprises ou PME, des très petites entreprises ou TPE, la France des ouvriers, des ingénieurs et chercheurs ainsi que des partenaires sociaux et des élus territoriaux.
Il est important d’aller sur le terrain, parce qu’il y a la France dont on parle et la France réelle ; il y a l’industrie dont on parle et l’économie réelle. Car si l’industrie ne compte plus aujourd’hui que pour 14 % de notre PIB, elle n’en concerne pas moins très concrètement la vie quotidienne de nos concitoyens et alimente le tissu économique de tous nos territoires, tant urbains que ruraux !
Certains diront que nous nous sommes rendus au chevet de l’industrie ; à bien des égards, ils n’auront pas tort. Nous sommes bien confrontés à une désindustrialisation de très grande ampleur, aux origines profondes, qui s’est accélérée depuis la crise économique et financière de 2008 et qui continue de poursuivre sa course. C’est une réalité incontestable, et incontestée. Aussi le constat a-t-il fait l’unanimité de la mission.
Si nous sommes totalement lucides quant à la gravité de la situation, nous sommes également convaincus, au terme de ces mois de travail et de déplacements dans nos régions, que l’industrie française dispose d’atouts indéniables pour contribuer à une croissance durable, riche en emplois, et ce dans tous les territoires.
Cela étant, je suis tout aussi persuadé que nous n’empruntons pas toujours le bon chemin pour parvenir à cette réindustrialisation.
Il nous faut avoir, quelles que soient nos opinions, une grande ambition pour l’industrie.
À l’issue de leurs travaux, les membres de cette mission ont un accord profond sur le diagnostic, mais un désaccord tout aussi majeur sur les remèdes.
Nous proposons une stratégie de réindustrialisation, non pas défensive, mais résolument offensive, qui s’appuie sur deux principes : la protection de nos bases industrielles et la mise en œuvre de la nouvelle industrie.
L’ensemble de nos filières sont en pleine évolution structurelle. Or l’État porte une responsabilité exemplaire pour accompagner ces mutations et inciter ces entreprises à opérer des gains de productivité réels plutôt que de chercher à rogner des marges par des délocalisations ou le recours au global sourcing.
Nous avons ainsi le devoir d’aider nos bases industrielles à passer le cap de ruptures technologiques majeures qui ne manqueront pas de survenir dans les prochaines années. C’est la raison pour laquelle nous proposons la mise en place d’une véritable sécurité sociale professionnelle. Cet outil servira non pas une politique d’assistanat, mais un processus dynamique qui permettra de hausser le niveau des qualifications des ouvriers et personnels en période de baisse d’activité tout en conservant leur contrat de travail.
Il ne suffit pas simplement de protéger les banques ou les grandes sociétés, il faut aussi protéger les salariés. Il faut donc anticiper les reconversions, éviter le recours excessif à l’intérim, aux licenciements ou aux départs volontaires.
C’est aussi dans cette optique que nous croyons urgent de soutenir toutes les mesures permettant à nos bases industrielles de se doter d’une plus grande indépendance ou de se diversifier. Le recours systématique à des pratiques ou à des machines beaucoup moins énergivores ainsi que le soutien d’un programme français de construction de machines outils, abandonné depuis des années, s’imposent donc.
Nous pensons que notre pays ne peut pas pour autant se reposer sur ses lauriers et rester sur l’héritage industriel des trente glorieuses. C’est maintenant que nous devons tout tenter pour faire émerger dans nos territoires les nouvelles industries qui pourront constituer les perspectives de croissance de demain.
Nicole Notat le rappelait très justement, « Gutenberg n’a pas attendu le développement du marché du livre pour inventer l’imprimerie ». Or des marchés vont se constituer dans les toutes prochaines années. Ils seront des sources de croissance, de bien-être et de progrès social. Ils représentent des gisements d’emplois, en particulier pour les jeunes, dans le respect de l’environnement et de la sécurité industrielle.
Serons-nous au rendez-vous de cette nouvelle croissance durable ? La réponse à cette question est fondamentale.
Nous proposons tout d’abord d’engager une révolution énergétique en permettant non seulement l’essor de véritables éco-industries au service de la maîtrise d’énergie – donc des économies d’énergie –, de la progression constante d’un « mix » énergétique, mais aussi du ferroutage, qui ne peut plus rester au stade embryonnaire. Pour nous, l’environnement, cela ne suffit pas ; cela commence !
L’énergie photovoltaïque, bien qu’elle ait été tuée dans l’œuf par les dernières mesures gouvernementales, ne doit pas être abandonnée.
La géothermie, l’énergie hydrolienne, la biomasse, la filière bois, sont autant de perspectives industrielles et de recherche de grande ampleur.
Par ailleurs, nous avons rencontré des chercheurs de PME et de TPE qui se sont positionnés sur des niches d’innovation tout à fait prometteuses comme la domotique, les nanotechnologies, les biotechnologies. Mais ces PME et TPE, pour innovantes qu’elles soient, sont insuffisamment soutenues et, surtout, ne sont pas assez nombreuses dans ces secteurs.
Mes chers collègues, nous avons la possibilité de ne pas subir la compétition internationale en anticipant aujourd’hui les marchés de demain. Nous ne pouvons pas manquer le train de l’Histoire. Or cette stratégie suppose un certain nombre de conditions et de réorientations majeures de nos politiques publiques.
Premièrement, notre pays doit au préalable se doter d’une véritable culture industrielle.
La crise financière et bancaire de 2008 a, certes, mis à mal les ressorts d’une idéologie fondée sur la spéculation et les profits immédiats, mais elle n’a pas pour autant permis de faire prendre conscience de l’intérêt à orienter l’appareil économique et éducatif tout entier en direction de l’industrie.
Nous n’avons pas définitivement tourné le dos à cette idéologie de l’économie post-industrielle.
Cette culture industrielle doit en effet irriguer tous les pans de notre société, toutes les générations, alimenter les plus petites décisions économiques, sociétales et fiscales. Elle doit résister aux coupes claires budgétaires. Elle doit s’appuyer sur une politique fiscale qui privilégie l’appareil productif plutôt que la spéculation.
Force est de constater que, là encore, nous n’en prenons pas le chemin. Nous appelons à un plan de communication de grande ampleur en faveur de l’industrie.
Deuxièmement, et ce n’est pas la moindre des conditions, nos politiques publiques doivent impérativement rééquilibrer leurs modes d’intervention en faveur des PME et des TPE, souvent les oubliées des politiques publiques.
Nous proposons de rééquilibrer la fiscalité en faveur des petites et moyennes entreprises, en particulier celles qui font le pari de l’investissement et de l’innovation. Est-il en effet normal qu’une entreprise comme Total paie un impôt sur les sociétés inexistant, alors que des PME désireuses d’investir, innovantes, paient le tarif maximum ?
C’est incroyable et pourtant c’est vrai. Voilà comment le système fonctionne !
Aujourd’hui, la politique industrielle du pays est complètement tournée vers le soutien aux groupes du CAC 40. Je le répète : les PME et les TPE sont les grandes oubliées de cette politique.
Nous souhaitons promouvoir un impôt sur les sociétés modulé en fonction des investissements réalisés. Il n’est pas possible de continuer à avoir deux poids deux mesures concernant l’impôt sur les sociétés : c’est injuste et surtout totalement inefficace. C’est pourquoi nous proposons un système de bonus-malus : bonus pour les entreprises qui investissent dans l’outil de travail, dans la production ; malus pour celles qui investissent dans la bourse et dans la spéculation financière.
Sans rééquilibrage de la fiscalité, toute politique industrielle est vouée à l’échec !
Il n’y a pas d’industrie sans invention, pas d’industrie sans innovation, pas industrie sans investissement. Ces trois « i » sont fondamentaux. Or l’industrie française souffre indéniablement d’un déficit chronique d’investissement comme de réinvestissement qui nuit à sa compétitivité et qui contribue directement à la désindustrialisation. C’est là, et pas ailleurs, que se trouvent l’origine et les causes profondes de la désindustrialisation. Sinon, comment expliquer que, avec un coût du travail équivalent et un taux de recherche privée comme un niveau d’investissement deux fois supérieurs au nôtre, l’Allemagne profite d’une telle avance de compétitivité ?
Nous voulons non pas opposer les PME aux grands groupes, mais au contraire jeter les bases d’un nouveau partenariat, plus équilibré, dans le cadre de contrats de filière ou de contrats industriels territoriaux.
Je considère, pour ma part, comme un objectif prioritaire de susciter la création dans les délais les plus rapprochés d’un grand nombre de petites et moyennes entreprises, et ce dans tous les territoires, travaillant en réseau, avec des chercheurs, des pôles universitaires spécialisés, des financeurs potentiels.
Une étude parue aujourd’hui dans La Tribune établit que seuls 7 % des patrons de PME estiment possible que leur société devienne une entreprise de taille intermédiaire.
Troisièmement, nous ne réindustrialiserons pas si nous ne procédons pas à une nouvelle étape de la décentralisation.
Nous devons donner aux régions pleine compétence dans ce domaine. Les collectivités territoriales ont été, aux côtés de l’État, des remparts essentiels, y compris financiers, pour empêcher les fermetures d’usines. Elles ont également permis la reprise d’entreprises dans les meilleures conditions possibles et favoriser l’implantation d’autres.
Il s’agit aujourd’hui d’en faire les têtes de pont de la réindustrialisation, qui se concentreraient sur le soutien de l’innovation dans les territoires. Nous trouvons logique de nous situer au plus près des dynamiques territoriales existantes, afin de permettre leur développement.
Nous proposons de créer des fonds régionaux d’investissement qui pourraient être alimentés par un produit d’épargne industriel et qui soutiendraient directement les PME en réseau.
Nous sommes surtout très attentifs à ce que les collectivités concernées disposent des moyens financiers et institutionnels suffisants pour mener à bien ces nouvelles missions. Nous jugeons en effet particulièrement dangereux que des territoires très industrialisés ayant la responsabilité de faire vivre des écosystèmes industriels se soient vu appliquer une contribution économique territoriale – CET – qui leur soit aussi défavorable.
Quatrièmement, nous devrons sans nul doute revoir de fond en comble les aides publiques consacrées à l’industrie.
Ces aides sont capitales, notamment parce que les banques, malgré les sommes colossales engagées par l’État pour les sauver et malgré les prêts consentis, ne font pas du financement des projets industriels une priorité.
Or il est clairement apparu, lors de nos auditions et de nos déplacements, que ces aides n’étaient ni transparentes, ni conditionnées à des objectifs d’investissement, d’emploi, d’environnement, et étaient parfois inaccessibles aux PME et aux TPE. Est-il normal que certaines entreprises ayant perçu des aides publiques importantes se délocalisent sans être contraintes de rembourser ces aides, comme cela s’est produit à plusieurs reprises ?
C’est la raison pour laquelle nous souhaitons vivement la création d’un pôle de garantie et d’investissement public, territorialisé et refondé. Ce pôle ne prendrait pas la place des banques, mais permettrait de mutualiser des risques au service de l’innovation et favoriserait la levée de fonds.
Je conclurai sur la politique européenne.
La politique industrielle et énergétique européenne est, à ce jour, inexistante. Cette situation est paradoxale si l’on se souvient que la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la CECA, était le fondement même de la politique européenne. Nous sommes aujourd’hui en proie à une politique de la concurrence anti-industrielle, qui s’est manifestée notamment par l’adoption de la loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité, dite loi NOME, qui est une aberration économique en France autant qu’un coup de poignard pour certaines de nos industries – je pense notamment aux industries électro-intensives.
Nous souffrons de l’absence d’une politique européenne qui permette de promouvoir un modèle de production écologique et social de haute qualité, mais aussi d’engager de grandes politiques publiques.
Nous ne croyons pas qu’il faille seulement jeter les bases d’une politique industrielle énergétique européenne ; il faut aussi « réimpulser » une Europe qui est aujourd’hui à l’arrêt par une politique industrielle et énergétique commune.
Ainsi, la coordination des politiques fiscales est une urgence : il existe vingt-sept impôts sur les sociétés différents en Europe. Le marché et la concurrence ne sont pas une politique industrielle. La taxe carbone et sociale européenne doit être une priorité pour protéger à la fois nos marchés, nos entreprises et nos économies, mais aussi soutenir concrètement la reconversion écologique de nos sociétés.
Cette mission se termine, chers collègues, mais ce n’est en rien la fin de l’engagement du groupe socialiste pour l’industrie. Sur la base de la contribution que nous avons souhaité adjoindre au rapport, nous interviendrons dans le débat sur différents points : la réforme fiscale, la clause de revoyure de la taxe professionnelle, les compétences des collectivités territoriales.
Nous appelons aussi à une transposition et à un débat rapide sur le Small Business Act et la taxe carbone européenne. Nous déposerons certainement une ou plusieurs propositions de loi rassemblant nos propositions.
Jean Monnet, grand artisan de la politique industrielle européenne, indiquait : « Ce qui est important, ce n’est ni d’être optimiste, ni pessimiste, mais d’être déterminé. » Nous sommes déterminés !