Il n’est donc pas étonnant que 200 recours aient été déposés devant le Conseil d’État.
Certains penseront sans doute – je me suis d'ailleurs moi-même interrogé sur ce point à l’époque – que c’était là le plus sûr moyen de faire aboutir un dossier aussi complexe, chaque élu ou presque défendant « son » tribunal. Toutefois, il faut le reconnaître, en voulant éviter le débat, le Gouvernement a mis en œuvre une réforme qui suscite un certain nombre de critiques.
Premièrement, si le choix de réaliser la réforme par décret a permis d’aller vite, il a forcément limité celle-ci à la définition du nombre et du lieu des implantations judiciaires, sans permettre de poser la question de l’organisation de notre système judiciaire et de la répartition des contentieux. Or, dans le même temps, se discutaient ou se mettaient en place des réformes très importantes, telles que la création des pôles de l’instruction, qui imposait de regrouper les juges d’instruction, ou la réforme de la protection juridique des majeurs, qui, avec la révision des tutelles, augmentait la charge des tribunaux d’instance, sans parler de la réforme de la répartition des contentieux, qui était en gestation.
Deuxièmement, la réforme de la carte judiciaire a été conçue sans coordination avec celle des implantations administratives liées à la révision générale des politiques publiques, qui avait déjà été engagée.
Il en est résulté que, dans bien des villes moyennes, la disparition du tribunal d’instance a renforcé le sentiment d’abandon du territoire qu’avait déjà suscité, au cours des années précédentes, la disparition du comptoir de la Banque de France, du centre des finances publiques, de l’hôpital ou du régiment. Le ressentiment a été d’autant plus fort que la ville hébergeait souvent gracieusement le tribunal dans des locaux qui lui appartenaient.
Troisièmement – et c’est sûrement la critique majeure que l’on peut faire à cette réforme –, l’objectif de la rationalisation de la carte judiciaire, certes nécessaire, a primé sur celui de la proximité avec le justiciable.
L’idée centrale – pertinente, je dois le reconnaître – était de faire prévaloir l’exigence de qualité de la justice sur celle de proximité. Il s’agissait de lutter contre l’isolement de certains juges et d’améliorer la qualité de la justice en créant sur l’ensemble du territoire des juridictions de taille suffisante, afin d’atteindre un seuil minimal d’activité, de faciliter les échanges entre magistrats ainsi qu’une plus grande spécialisation, de mutualiser les moyens, bref de rationaliser.
La proximité au sens géographique du terme a donc laissé place à une proximité nouvelle, illustrée, comme l’a souligné le président de la commission des lois, par les maisons de justice et du droit ou les points d’accès au droit, une borne de visioconférence permettant au justiciable, là où le tribunal a disparu, d’accéder à l’information et d’être orienté.
Néanmoins, comme nous avons pu le constater à Hazebrouck et à Saint-Gaudens, en particulier, ces bornes ne remplacent pas le dialogue direct pour des publics fragiles qui n’ont aucune connaissance du droit et sont un peu perdus devant ces outils numériques. Ce dispositif sera parfait dans vingt ans, j’en suis certain, mais, pour l’instant, on essuie les plâtres.
Certes, il nous a été objecté que l’on a très rarement affaire à la justice dans son existence et que, le jour où l’on doit aller au tribunal, on s’organise, quelle que soit la distance à parcourir. Toutefois, un tel déplacement demeure un problème pour les personnes en situation de précarité, qui ne disposent pas forcément de moyen de locomotion ni de transport en commun : pour elles, se rendre à un tribunal désormais éloigné de 60 à 80 kilomètres constitue une véritable difficulté. De plus, il faut avoir à l’esprit que certains « contentieux du quotidien », tels que les affaires familiales, d’endettement ou de tutelle, peuvent imposer de se rendre plusieurs fois au tribunal. Cette situation a aussi des conséquences, évidemment différentes, pour les avocats des barreaux disparus, qui perdent du temps.
Bon nombre de décisions ou d’arbitrages rendus à propos de la carte judiciaire ont donc été contestés sur la base de ces impératifs de proximité et d’accessibilité, comme nous avons pu le constater au cours de notre enquête, par exemple en zone de montagne – ainsi les populations des Pyrénées centrales, depuis la disparition du TGI de Saint-Gaudens, doivent aller jusqu’à Toulouse