La séance, suspendue à dix-huit heures vingt-cinq, est reprise à vingt et une heures trente.
La séance est reprise.
L’ordre du jour appelle un débat sur la réforme de la carte judiciaire, organisé à la demande de la commission des lois.
La parole est à M. le président de la commission des lois.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la commission des lois a souhaité que le Sénat fût saisi en séance plénière de l’important rapport d’information sur la réforme de la carte judiciaire rédigé par Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne.
À cette occasion, qu’il me soit permis de souligner, en présence de la nouvelle présidente du groupe CRC, Mme Éliane Assassi, combien Mme Borvo Cohen-Seat aura marqué la Haute Assemblée par la force de ses convictions, son enthousiasme, sa combativité. Il convient de saluer le travail qu’elle a accompli, dont le présent rapport d’information est une nouvelle illustration. Je tenais à lui adresser ces quelques mots du haut de cette tribune, avec beaucoup d’amitié.
Ce rapport d’information s’intitule : « La réforme de la carte judiciaire : une occasion manquée ». Il s’agit en effet d’une occasion manquée, car nul n’a jamais contesté qu’il fallait revoir la carte judiciaire. Cependant, la méthode employée a suscité nombre d’interrogations et de protestations. Ainsi, une organisation syndicale de magistrats a observé que, le jour même où un grand journal du matin publiait la carte complète des juridictions qui allaient bientôt être supprimées, un certain nombre de chefs de cour recevaient du ministère une lettre leur demandant de consulter les magistrats et l’ensemble des personnels sur les évolutions à venir…
À la fin du mois de juin s’est ouverte une large consultation des personnels du ministère de la justice, qui devait être achevée à la rentrée d’octobre. Il n’est pas tout à fait sûr que la période estivale soit la plus favorable pour une telle démarche…
Il y a eu de nombreux ratés. En particulier, le Conseil d’État a considéré que la suppression du tribunal de grande instance de Moulins relevait d’une « erreur manifeste d’appréciation ».
Comme l’ont très justement noté les deux rapporteurs, le Parlement, à notre grand déplaisir, a été laissé de côté. Certes, demander à des parlementaires d’approuver la suppression de juridictions sises dans leur département ou leur circonscription n’est pas chose facile, mais nous pensons que le Parlement doit être associé à une telle réforme et qu’il peut faire preuve de responsabilité en cette matière comme dans les autres.
Au total, 178 tribunaux d’instance ont été supprimés, soit un peu plus du tiers, ainsi que 21 tribunaux de grande instance sur 181, 20 % des conseils de prud’hommes et 30 % des tribunaux de commerce, tandis que 14 juridictions ont été créées.
Il est frappant que, parallèlement, les effectifs du ministère de la justice aient été réduits. On a expliqué que la réforme de la carte judiciaire présenterait des avantages et que les tribunaux seraient mieux répartis sur l’ensemble du territoire. Mais cela était-il possible dès lors que l’on supprimait des postes ? Je lis, à la page 80 de l’excellent rapport de M. Détraigne et de Mme Borvo Cohen-Seat, que « les chiffres agrégés transmis par la chancellerie à vos co-rapporteurs confirment le constat ainsi dressé : la réforme de la carte judiciaire a abouti, pour les tribunaux qu’elle a touchés, à une réduction des effectifs en juridictions, à hauteur de, entre 2008 et 2012, 80 postes de magistrats et 428 postes de fonctionnaires en métropole ».
Je tiens à saluer le fait que le projet de loi de finances adopté en conseil des ministres vendredi dernier prévoie la création de 500 postes au ministère de la justice. En effet, il n’était vraiment pas judicieux de supprimer des postes dans un ministère dont la situation de sous-effectif était connue de tous dans cet hémicycle. Cette décision de recréer des postes est donc tout à fait bienvenue, alors même que, courageusement, le Gouvernement présente un projet de budget élaboré dans un souci de justice, …
… réduire de 10 milliards d'euros les dépenses et augmenter de 20 milliards d'euros les impôts ne relevant pas de la facilité. Cela est difficile, courageux et nécessaire.
Il n’est que justice, madame la garde des sceaux, que vous obteniez la création de 500 postes pour votre ministère. Cela étant, il en faudra davantage, mais nous connaissons votre détermination.
Me tournant maintenant vers l’avenir, je voudrais souligner que la mise en œuvre de certaines des mesures accompagnant la réforme de la carte judiciaire n’ont pas donné les résultats espérés.
Je pense en particulier aux audiences foraines, dont on a pu constater, sur le terrain, qu’elles n’étaient pas une panacée. Dans bien des cas, on y a d’ailleurs renoncé.
De même, s’il est bien sûr positif de créer des maisons de justice et du droit – en dépit du fait que, bien souvent, ce sont les collectivités territoriales qui fournissent les locaux –, elles ne peuvent cependant pas suppléer l’absence de magistrats ou de juridictions.
Nous devons être vigilants à cet égard. Je connais une maison de justice et du droit qui fonctionne très bien, au point qu’on lui a demandé d’assurer des consultations par internet et par vidéo dans tout le département. Seulement, la demande étant très forte, il est nécessaire de créer des postes…
Par ailleurs, nous pensons qu’il serait utile de réfléchir à la réforme des cours d’appel.
Je ne sais pas quelles sont vos intentions sur ce sujet, madame la ministre.
Il n’existe aucune cohérence entre le ressort des cours d’appel et la carte des régions. Ainsi, monsieur Détraigne, j’ai lu dans votre rapport que le ressort de la cour d’appel de Paris s’étendait jusqu’à Auxerre ! Des pôles interrégionaux ont été créés : certains magistrats se sont demandé s’il ne s’agissait pas là d’une réforme rampante des cours d’appel. Nous pensons donc que cette question doit être abordée de front.
Il nous paraît également nécessaire de nous saisir de la question de la justice de proximité. La commission des lois devra y travailler. Le rapport préconise la création de tribunaux de première instance, qui se substitueraient à la fois aux tribunaux de grande instance et aux tribunaux d’instance. Il faut étudier comment assurer une meilleure justice de proximité dès lors que les juges de proximité auront été supprimés. Nous avions émis de fortes réserves sur la création de ces derniers, estimant préférable de créer, tout simplement, des juges d’instance. Cependant, force est de reconnaître que les juges de proximité ont beaucoup travaillé au cours des dernières années et traité nombre d’affaires. Dans ces conditions, on s’interroge, dans certains tribunaux d’instance et de grande instance, sur les conséquences de leur suppression.
Il serait intéressant de connaître vos intentions concernant la justice de proximité, madame la garde des sceaux. La commission des lois pourrait sans aucun doute contribuer à une réflexion sur ce sujet. Selon nous, la justice de proximité doit certainement être généralisée. Quant à l’idée d’un guichet unique de greffe, également préconisée par les rapporteurs, elle pourrait être examinée.
Pour conclure, je veux souligner que la commission des lois a présenté, au cours de cette dernière année, neuf rapports d’information. Je tiens à saluer mon prédécesseur, Jean-Jacques Hyest, qui a été à l’origine de la définition de leurs thèmes. Nous avons beaucoup travaillé. De façon significative, la commission des lois a décidé que chaque groupe de travail aurait pour rapporteurs un sénateur de la majorité et un de l’opposition. Cette méthode n’était pas habituelle au sein de notre assemblée. Bien sûr, il y a débat, mais la discussion débouche presque toujours sur des positions convergentes, au moins pour ce qui concerne le constat. Cela est important, car un constat partagé a une plus grande crédibilité. Nous l’avons encore vu, monsieur Thani Mohamed Soilihi, avec les rapports sur Mayotte et sur la Réunion : chacun assume les constats qui ont été établis, ce qui permet d’avancer, me semble-t-il.
En tout cas, je suis persuadé que le travail tout à fait remarquable accompli par Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne contribuera, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, à nourrir la réflexion du Gouvernement et du Sénat, en vue d’instaurer une meilleure justice dans notre pays.
Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées de l’UCR.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, avant de vous présenter les principales observations contenues dans le rapport sur la réforme de la carte judiciaire qui a été publié le 12 juillet dernier, je tiens à souligner à mon tour que ce document est le fruit d’un travail mené conjointement avec Nicole Borvo Cohen-Seat, qui entre-temps a quitté notre assemblée. Notre collaboration s’est établie aisément, et les propos que je vais tenir sont partagés par les deux rapporteurs.
Si je me réjouis évidemment qu’un débat public ait pu être organisé sur un sujet aussi important, qui a fait réagir de nombreux élus et acteurs du monde judiciaire, je regrette toutefois qu’il ait lieu un jour et à une heure où, malheureusement, peu de nos collègues sont présents au Sénat. Je remercie donc d’autant plus vivement ceux qui participent à cette discussion.
Le rapport que nous avons rédigé s’intitule « Réforme de la carte judiciaire : une occasion manquée ». Je voudrais partager avec vous les constats et les réflexions qui nous ont amenés à porter cette appréciation mitigée.
Oui, une réforme de la carte judiciaire était nécessaire ! Rappelons que cette carte datait, pour l’essentiel, de 1958 et que, depuis cette date, la répartition démographique et sociologique de la population de notre pays a beaucoup évolué, sans parler des comportements individuels et collectifs et des contentieux en découlant, ni de notre corpus législatif et réglementaire, qui, dans le domaine de la justice notamment, a été fortement remanié depuis une dizaine d’années.
La réforme a réduit de près du tiers le nombre des implantations judiciaires dans notre pays ; on en compte aujourd’hui 819, contre 1 206 auparavant. Les suppressions ont touché principalement les tribunaux d’instance, dont plus du tiers a disparu – on en compte aujourd’hui 298, contre 476 il y a quatre ans –, beaucoup moins les tribunaux de grande instance, qui sont encore au nombre de 160, contre 181 en 2008. Quelque 20 % des conseils de prud’hommes et 30 % des tribunaux de commerce ont également été supprimés, ainsi que la quasi-totalité des greffes détachés.
Même si quelques juridictions ont aussi été créées et si l’on n’a pas touché à l’implantation des cours d’appel – le président de la commission des lois a fait part des interrogations, largement partagées, que suscite ce statu quo –, il est incontestable qu’une révision de la carte judiciaire était nécessaire et que la réforme menée a été de grande ampleur.
Sans m’attarder sur le passé, je voudrais revenir rapidement sur la méthode qui a été utilisée et, plus largement, sur le bilan contrasté que l’on peut dresser.
En ce qui concerne la méthode employée, force est de le constater, la concertation avec le monde judiciaire et les élus des territoires a été menée au pas de charge…
… et le Gouvernement a mis en œuvre la réforme qu’il avait prévue sans tenir compte de la plupart des observations qui ont pu lui être adressées, d’où qu’elles viennent.
La concertation nationale a été inexistante. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que le comité consultatif de la carte judiciaire a été réuni une seule fois par la garde des sceaux de l’époque, le 27 juin 2007, le jour même de l’annonce de la réforme qui devait entrer en vigueur sept mois plus tard… De plus, je le redis après le président de la commission des lois, la concertation était censée se dérouler du 27 juin au 1er octobre, soit principalement pendant la période estivale. Quant aux concertations à l'échelon local, qui ont été conduites par les chefs de cour et les préfets et furent dans l’ensemble assez riches, force est de constater que leur résultat a rarement été pris en compte, hélas.
Dans ces conditions, les mesures de suppression annoncées ne pouvaient qu’être vécues difficilement, voire douloureusement dans certains secteurs.
Il n’est donc pas étonnant que 200 recours aient été déposés devant le Conseil d’État.
Certains penseront sans doute – je me suis d'ailleurs moi-même interrogé sur ce point à l’époque – que c’était là le plus sûr moyen de faire aboutir un dossier aussi complexe, chaque élu ou presque défendant « son » tribunal. Toutefois, il faut le reconnaître, en voulant éviter le débat, le Gouvernement a mis en œuvre une réforme qui suscite un certain nombre de critiques.
Premièrement, si le choix de réaliser la réforme par décret a permis d’aller vite, il a forcément limité celle-ci à la définition du nombre et du lieu des implantations judiciaires, sans permettre de poser la question de l’organisation de notre système judiciaire et de la répartition des contentieux. Or, dans le même temps, se discutaient ou se mettaient en place des réformes très importantes, telles que la création des pôles de l’instruction, qui imposait de regrouper les juges d’instruction, ou la réforme de la protection juridique des majeurs, qui, avec la révision des tutelles, augmentait la charge des tribunaux d’instance, sans parler de la réforme de la répartition des contentieux, qui était en gestation.
Deuxièmement, la réforme de la carte judiciaire a été conçue sans coordination avec celle des implantations administratives liées à la révision générale des politiques publiques, qui avait déjà été engagée.
Il en est résulté que, dans bien des villes moyennes, la disparition du tribunal d’instance a renforcé le sentiment d’abandon du territoire qu’avait déjà suscité, au cours des années précédentes, la disparition du comptoir de la Banque de France, du centre des finances publiques, de l’hôpital ou du régiment. Le ressentiment a été d’autant plus fort que la ville hébergeait souvent gracieusement le tribunal dans des locaux qui lui appartenaient.
Troisièmement – et c’est sûrement la critique majeure que l’on peut faire à cette réforme –, l’objectif de la rationalisation de la carte judiciaire, certes nécessaire, a primé sur celui de la proximité avec le justiciable.
L’idée centrale – pertinente, je dois le reconnaître – était de faire prévaloir l’exigence de qualité de la justice sur celle de proximité. Il s’agissait de lutter contre l’isolement de certains juges et d’améliorer la qualité de la justice en créant sur l’ensemble du territoire des juridictions de taille suffisante, afin d’atteindre un seuil minimal d’activité, de faciliter les échanges entre magistrats ainsi qu’une plus grande spécialisation, de mutualiser les moyens, bref de rationaliser.
La proximité au sens géographique du terme a donc laissé place à une proximité nouvelle, illustrée, comme l’a souligné le président de la commission des lois, par les maisons de justice et du droit ou les points d’accès au droit, une borne de visioconférence permettant au justiciable, là où le tribunal a disparu, d’accéder à l’information et d’être orienté.
Néanmoins, comme nous avons pu le constater à Hazebrouck et à Saint-Gaudens, en particulier, ces bornes ne remplacent pas le dialogue direct pour des publics fragiles qui n’ont aucune connaissance du droit et sont un peu perdus devant ces outils numériques. Ce dispositif sera parfait dans vingt ans, j’en suis certain, mais, pour l’instant, on essuie les plâtres.
Certes, il nous a été objecté que l’on a très rarement affaire à la justice dans son existence et que, le jour où l’on doit aller au tribunal, on s’organise, quelle que soit la distance à parcourir. Toutefois, un tel déplacement demeure un problème pour les personnes en situation de précarité, qui ne disposent pas forcément de moyen de locomotion ni de transport en commun : pour elles, se rendre à un tribunal désormais éloigné de 60 à 80 kilomètres constitue une véritable difficulté. De plus, il faut avoir à l’esprit que certains « contentieux du quotidien », tels que les affaires familiales, d’endettement ou de tutelle, peuvent imposer de se rendre plusieurs fois au tribunal. Cette situation a aussi des conséquences, évidemment différentes, pour les avocats des barreaux disparus, qui perdent du temps.
Bon nombre de décisions ou d’arbitrages rendus à propos de la carte judiciaire ont donc été contestés sur la base de ces impératifs de proximité et d’accessibilité, comme nous avons pu le constater au cours de notre enquête, par exemple en zone de montagne – ainsi les populations des Pyrénées centrales, depuis la disparition du TGI de Saint-Gaudens, doivent aller jusqu’à Toulouse
M. Bertrand Auban applaudit.
Je ne m’attarderai pas sur le volet immobilier de la réforme, qui a constitué une occasion de moderniser les locaux existants ou de construire de nouveaux bâtiments.
Le coût apparent de la réforme dans le domaine immobilier est de 340 millions d’euros, sur les 900 millions d'euros initialement prévus, et les projets ont été menés aussi rapidement qu’il était possible. Reste à savoir ce qu’il en sera des surcoûts potentiels liés à l’abandon de bâtiments mis gracieusement à la disposition de la justice par les collectivités locales, au profit de la location de bâtiments nouveaux, dont le coût est jusqu’à présent financé sur des crédits spécifiques ouverts dans le cadre de la réforme, qui ne devraient normalement pas être reconduits. Madame la garde des sceaux, peut-être pourrez-vous nous donner quelques précisions sur ces aspects financiers de la réforme.
S’agissant de l’accompagnement des 1 800 agents –400 magistrats et 1 400 fonctionnaires – qui ont été concernés par la réforme en raison de la disparition de leur juridiction, un plan important a été mis en place, mais il n’a pas réglé, loin de là, toutes les situations individuelles de fonctionnaires contraints, par exemple, de faire près de deux heures de trajet chaque jour pour rejoindre leur nouvelle juridiction, ce qui représente pour eux un surcoût et une fatigue supplémentaire non négligeables.
Je voudrais d’ailleurs rendre hommage aux personnels magistrats, mais surtout non magistrats, la mobilité ne faisant pas nécessairement partie du cursus professionnel de ces derniers, pour l’implication personnelle et le sens de l’intérêt général dont ils ont su faire preuve afin d’assurer la continuité de la justice dans un contexte souvent difficile.
Au final, on peut regretter que cette réforme, pour importante qu’elle fût, n’ait pas pris en compte certains enjeux qui auraient mérité de l’être.
Certes, l’objectif de rationalisation des implantations judiciaires a été atteint. Tous les TGI enregistrent désormais plus de 2 500 affaires nouvelles par an et il ne restait plus, en 2011, que deux tribunaux d’instance ayant enregistré moins de 500 nouvelles affaires civiles, alors qu’une centaine de tribunaux étaient dans ce cas auparavant.
Toutefois, à l’inverse, des juridictions comme les TGI de Guingamp et de Rochefort, qui présentaient des chiffres d’activité nettement supérieurs aux minima requis, ont malgré tout été supprimées, afin de favoriser la concentration des moyens ou d’approcher l’objectif d’un tribunal de grande instance par département.
Dans certains cas, le fait d’atteindre une taille critique a pu permettre une nouvelle organisation et la réduction des délais d’audiencement, comme à Dunkerque, où le regroupement avec le TGI d’Hazebrouck a rendu possible la création d’une troisième chambre civile dédiée à la famille.
Cependant, en donnant la primauté aux suppressions et aux concentrations sur les réajustements de ressort, la réforme a écarté toute réflexion sur la taille optimale des juridictions et le désengorgement de certains tribunaux surchargés. Le plus bel exemple, à cet égard, est celui du tribunal d’instance de Bordeaux, qui a absorbé trois des quatre tribunaux d’instance supprimés en Gironde, alors même qu’il était déjà le tribunal d’instance présentant le plus fort taux d’activité de France. Son stock de dossiers en attente n’a donc pu que s’accroître…
De même, loin de se résumer à des redéploiements d’effectifs, la réforme de la carte judiciaire a abouti, comme l’a signalé M. le président de la commission des lois, à la suppression, entre 2008 et 2012, de 80 postes de magistrats et de 428 postes de fonctionnaires. Cela donne à penser qu’un objectif comptable a parfois prévalu, au détriment du bon fonctionnement de la justice et de l’intérêt du justiciable.
Certes, toutes les suppressions de tribunaux opérées n’étaient pas injustifiées, tant s’en faut. Néanmoins, ce qui fait débat aujourd’hui, c’est clairement le défaut de prise en compte des spécificités territoriales, notamment des difficultés de déplacement. Cela conduit à parler, pour certains secteurs, de « déserts judiciaires ». Je pense, par exemple, à la Bretagne intérieure, où il n’y a plus de présence judiciaire depuis la suppression des tribunaux d’instance de Loudéac, de Pontivy et de Ploërmel, ou à l’Auvergne, où toute une zone allant de Clermont-Ferrand au Puy-en-Velay se trouve dans la même situation à la suite de la suppression des tribunaux d’instance d’Issoire, d’Ambert et de Brioude…
Ce bilan mitigé étant dressé, que devons-nous envisager pour remédier aux problèmes que j’ai évoqués ? Quelles pistes faut-il suivre pour l’avenir ?
Premièrement, je veux souligner, avec Nicole Borvo Cohen-Seat, que l’institution judiciaire a maintenant besoin d’une pause pour « digérer » les réformes de ces dernières années. Toute réforme future de la carte judiciaire devra être débattue préalablement au Parlement, pour assurer l’élaboration d’une vision d’ensemble, et pas seulement géographique, de notre organisation judiciaire.
Deuxièmement, on peut remédier aux dysfonctionnements constatés dans certains secteurs à la suite de la mise en place de la nouvelle carte en se donnant les moyens, là où c’est nécessaire, de pouvoir organiser des audiences foraines, voire, dans quelques cas, en envisageant la création d’une chambre détachée. Beaucoup d’acteurs du monde judiciaire conviennent que l’audience foraine est une formule qui peut être intéressante dans certains secteurs où il n’y a plus de présence judiciaire, mais son organisation est lourde, car elle nécessite en quelque sorte de déplacer le tribunal. Il faut réfléchir aux moyens de faciliter la tenue de ces audiences foraines.
Surtout, nous préconisons, au nom de la proximité, de la simplification et de la clarification de l’organisation des juridictions de première instance dont a à l’évidence besoin le justiciable, que l’on explore la piste de la création du « tribunal de première instance », qui semble recueillir l’assentiment de la plupart des organisations représentatives du monde judiciaire.
En permettant, notamment, de saisir une juridiction, quelle qu’elle soit, directement auprès du greffe le plus proche du justiciable et en mutualisant l’ensemble des moyens au sein d’une même juridiction, cette formule rapprocherait le justiciable de la justice et permettrait aux chefs de juridiction d’adapter les moyens aux besoins constatés.
C’est donc aussi sur cette proposition que je souhaite, madame la ministre, connaître l’état de vos réflexions. §
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je me félicite de la tenue de ce débat, organisé sur l’initiative de la commission des lois du Sénat pour faire suite à l’important rapport, qu’elle a approuvé, cosigné par mon amie Nicole Borvo Cohen-Seat et Yves Détraigne. Ils ont accompli un travail complet et remarquable.
Durant ses dix-sept années de mandat sénatorial, Nicole Borvo Cohen-Seat s’est attachée, avec toute la force de ses convictions, au travers de ses écrits, de ses interventions, de ses amendements et parfois de ses interpellations, à combattre toute forme d’entrave à l’accès à la justice pour tous, sans lequel il n’y a plus de droits fondamentaux. Ceux-ci ne sont en effet pas effectifs si leur non-respect ne peut être sanctionné par un juge.
Le titre choisi par nos deux rapporteurs – « La réforme de la carte judicaire : une occasion manquée » – est révélateur, me semble-t-il, du peu de cas dont la majorité d’hier, sous la houlette de Nicolas Sarkozy, a fait de ce principe.
D’ailleurs, la réforme de la carte judiciaire n’est qu’un exemple parmi d’autres de la destruction méthodique du service public de la justice. Menée dans la précipitation, sans concertation réelle avec les organisations syndicales, elle a visé un objectif exclusivement comptable, qu’elle n’a même pas atteint, du fait de son coût. Elle a bel et bien entraîné, en revanche, une dégradation des délais de traitement des affaires et de l’accessibilité de la justice. Le rapport d’information cosigné par Nicole Borvo Cohen-Seat et Yves Détraigne le montre parfaitement. Il démontre en outre comment cette réforme a abouti à une suppression nette de postes de magistrat ou de greffier. Au nom de la sacro-sainte RGPP, 80 postes de magistrat et 428 postes de fonctionnaire ont été supprimés entre 2008 et 2012, sous couvert d’économies. C’est un choix politique qui vise selon nous à casser le service public.
Ce rapport montre également que la concentration des tribunaux s’est faite de manière aveugle. En général, le niveau d’activité a été le seul critère retenu pour décider du maintien ou de la fermeture des juridictions. Il n’a été tenu aucun compte, ou presque, du critère d’éloignement géographique ou de l’existence de difficultés de communication, qui auraient pourtant dû être déterminants.
Cette concentration a été aveugle et aussi parfois incohérente, puisque certaines juridictions qui présentaient des chiffres d’activité nettement supérieurs aux minima requis par la garde des sceaux de l’époque ont tout de même été supprimées.
C’est ainsi que s’est opérée la suppression de près du tiers des implantations judiciaires, alors que, en parallèle, l’activité judiciaire s’est accrue, notamment en raison de la multiplication des réformes pénales.
Cette situation est d’autant plus préjudiciable que les structures concernées sont principalement des juridictions de proximité. L’éloignement des juridictions compétentes pour les petits litiges décourage le justiciable de saisir le juge. Le principal effet négatif est donc d’entraver l’accès à la justice.
Le rapport envisage des pistes de réflexion en vue de pallier ces nombreux dysfonctionnements. Chacune d’entre elles comporte des inconvénients.
Ainsi, l’organisation d’audiences foraines pose des problèmes d’ordre matériel et nécessite le déplacement de nombreux auxiliaires de justice. Or ces derniers ne sont pas en nombre suffisant et leur charge de travail est déjà très lourde.
De même, la création ou le maintien, à la place du tribunal supprimé, d’une structure plus légère – une maison de justice et du droit, une antenne juridique ou une borne de visioconférence permettant d’échanger ponctuellement avec un représentant du greffe – ne règle que partiellement le problème.
Ces pistes peuvent donc être envisagées, mais seulement le temps d’aboutir à des solutions pérennes, qui devront être élaborées en totale concertation avec les professions judicaires, quelque peu malmenées sous l’« ère Sarkozy ». Les professionnels de la justice auditionnés par nos rapporteurs ont d’ailleurs souligné à quel point ils se sont sentis négligés, voire méprisés.
Le rapport rend hommage à ces personnes qui ont rempli leur mission tant bien que mal, en dépit des atteintes portées à leurs conditions de travail, parfois même à leurs conditions de vie, et ainsi montré leur dévouement. Je voudrais m’associer à cet hommage.
Il est aujourd’hui de la responsabilité du Gouvernement de s’approprier les conclusions de ce rapport, qui a été adopté à l’unanimité par la commission des lois. Nous veillerons, dans un premier temps, à ce qu’elles trouvent un prolongement dans la loi de finances pour 2013. Si la création de 500 postes est confirmée, nous nous en réjouirons, même si cela ne saurait suffire au regard de l’ampleur des besoins. Ensuite, une réflexion globale devra être menée sur les thèmes de la proximité judiciaire, de l’organisation judiciaire ou de la spécialisation des magistrats.
Tous les moyens devront être mis en œuvre, car, en matière de justice, on ne saurait faire d’économies ! §
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, s’il fallait certes réformer la carte judiciaire, nous ne pouvons aujourd’hui que constater que cette réforme a été conduite dans de mauvaises conditions, à la hussarde, avec un simulacre de concertation dans les ressorts de cour d’appel. Je le dis d’autant plus simplement que je l’ai vécu. En réalité, nous avons assisté à une déclinaison de la RGPP dans le domaine de la justice.
La justice, nous le savons tous, s’adresse aux citoyens. Elle est faite pour eux, c’est un des socles de notre société républicaine. La justice est rendue au nom du peuple français, par des magistrats, avec le concours des greffiers.
Le peuple français a-t-il trouvé son compte dans la nouvelle carte judiciaire ? Non ! Les magistrats pas davantage, non plus que les greffiers. Quant aux avocats, on peut dire qu’ils ont été aux « abonnés absents » après la création des pôles d’instruction, qui a eu des conséquences graves dans un certain nombre de territoires ruraux en termes de proximité. En outre, certains barreaux ont purement et simplement disparu. L’accès à la justice pénale devient donc de plus en plus difficile pour nos concitoyens.
Les Français ont besoin d’une justice de proximité, de magistrats, d’auxiliaires de justice, de professionnels au fait de leurs problèmes et accessibles. La proximité permet, de manière privilégiée, de régler rapidement les conflits, souvent de les éteindre ou en tout cas d’en atténuer le feu.
Il est possible de fusionner des cours d’appel, comme l’a fait M. Migaud, premier président de la Cour des comptes, pour les chambres régionales des comptes. En effet, on plaide une ou deux fois dans sa vie devant une cour d’appel : il n’est pas insupportable de devoir faire 100 kilomètres de plus pour s’y rendre.
En revanche, supprimer des tribunaux d’instance –hormis le cas de ceux qui n’avaient presque plus d’activité – revient à priver le citoyen de l’accès naturel à la justice. Souvenons-nous que la procédure civile devant le tribunal d’instance constitue une tentative de conciliation : le premier des médiateurs, c’est le juge d’instance.
Par ailleurs, on a oublié que les dossiers de tutelle se multiplient, du fait que nos concitoyens vivent de plus en plus vieux. À cet égard, il est catastrophique d’éloigner le citoyen de la juridiction de base.
Ce fut une politique de Gribouille. Après la création des juridictions de proximité sous la présidence de M. Chirac, l’ère du Président Sarkozy a vu la suppression de 178 tribunaux d’instance, soit presque 40 % d’entre eux, donc de la proximité. Voilà quelques mois, nous avons assisté à la suppression de la juridiction de proximité, les juges de proximité étant transformés en supplétifs de la juridiction correctionnelle, dans laquelle on a ensuite tenté d’introduire des citoyens assesseurs. Tout cela n’est pas raisonnable, et je l’avais dit à l’époque. Ce n’est pas là une politique judiciaire, et les effets sont négatifs, notamment au travers de l’expansion de ce que l’on a appelé les déserts judiciaires.
En ce qui concerne les magistrats, 80 postes ont été supprimés, dont 76 dans la loi de finances pour 2011, alors qu’on en manque cruellement, nous le savons tous. Quant aux greffiers, 447 postes ont été supprimés en trois ans ; on sait la dégradation du fonctionnement de nombre de nos greffes.
Je conclurai ma courte intervention en soulignant que le vrai problème, aujourd’hui, c’est celui de l’accès à la justice, particulièrement prégnant dans nombre de départements ruraux. Madame la garde des sceaux, épargnez-nous les audiences foraines : nous ne sommes plus au Moyen Âge !
Quant au projet de tribunal de première instance, la mise en place d’une telle juridiction peut faciliter l’organisation, le travail des magistrats et des greffiers, mais il convient de veiller à ce qu’elle n’aggrave pas le problème d’éloignement de nos concitoyens de la justice que j’évoquais à l’instant.
Madame la garde des sceaux, la justice a besoin de davantage de moyens, et non pas d’une accumulation de nouveaux textes ! §
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je voudrais saluer à mon tour la qualité du travail accompli par les rapporteurs. Je formulerai un seul petit regret : il n’y a pas, dans leur rapport, de comparaison du coût de fonctionnement de la justice entre les pays ; j’y reviendrai.
La réforme de la carte judiciaire a été purement matérielle, sans doute parce que raisonner en termes de bâtiments est plus facile, plus rapide que prendre de la hauteur pour repenser le rôle des tribunaux, l’organisation judiciaire et la répartition des contentieux.
Certes, une réforme partielle de la répartition des compétences a été engagée, mais postérieurement à la réforme de la carte : on a ainsi mis sur l’ossature de la répartition des tribunaux dans l’espace des habits qui n’étaient pas à sa taille, soit trop grands soit trop courts.
De même, l’adéquation entre la carte judiciaire civile et la carte judiciaire administrative n’a pas été repensée : ainsi, en matière de justice civile, l’Yonne relève de la cour d’appel de Paris, alors qu’elle dépend de celle de Dijon en matière de justice administrative !
La méthode choisie, quant à elle, ressortit davantage à une course de vitesse qu’à une réflexion posée et partagée.
Certes, le mot « concertation » a été prononcé par la ministre de l’époque, mais plus comme une incantation contre un éventuel reproche de jacobinisme que comme l’expression d’une volonté sincère, tant a été chichement mesuré le temps qui lui était imparti.
Les chefs de juridiction, auxquels il convient de rendre hommage, procédèrent malgré tout à une concertation, mais la réforme n’a pas tenu compte de toutes leurs propositions.
Cette réforme aurait dû avoir pour unique objectif de réorganiser les moyens et les services afin de permettre une meilleure prise en compte géographique et territoriale des besoins de justice. Or votre rapport, monsieur Détraigne, montre clairement que les considérations quantitatives, voire financières, ont primé sur les impératifs qualitatifs. La justice n’est pas fille de peu de vertu ; on ne peut s’accommoder de réorganiser ses palais en ne prenant en considération que les coûts de ceux-ci.
La réforme de la carte judiciaire, dans sa conception même, est donc passée à côté des objectifs qui doivent guider une politique ambitieuse du service public de la justice : assurer une justice de proximité, simple, rapide, efficace, compréhensible par tous et indépendante. Ces objectifs ont été mis à mal au nom d’« impératifs » de coûts ou de sécurité.
Cette réforme a eu pour conséquence de créer des déserts judiciaires : ainsi, il faut plus d’une heure pour se rendre en voiture au TGI de Melun depuis Provins, alors que le tribunal de commerce et celui d’instance de cette ville ont été supprimés, et il faut plus de deux heures et demie pour faire ce trajet en train, en passant par Paris… Le train est pourtant encore, me semble-t-il, un mode de déplacement quelque peu « couru ».
Certes, mais ce n’est pas le train !
Ainsi, faire valoir ses droits en Seine-et-Marne alourdit le bilan carbone de la France et le budget de transport des plus pauvres.
Le maillage des moyens de transport ou les spécificités géographiques et naturelles des territoires n’ont pas été pris en compte pour la détermination des tribunaux supprimés. Les justiciables peuvent donc parfois en venir, comme le montre excellemment le rapport, à renoncer à faire valoir leurs droits. Ce résultat est certes intéressant pour faire baisser le nombre de contentieux, mais était-ce bien là le but de la réforme ?
Le justiciable peut, s’il le souhaite, prendre un avocat : en quatre ans, le nombre d’avocats à Avallon, dans l’Yonne, est passé de deux à six. Pourtant, les avocats n’étaient pas nécessairement demandeurs de tels déplacements, notamment parce qu’eux-mêmes rencontrent le problème de transport que j’évoquais : faut-il rappeler que la rémunération de la garde à vue et l’aide juridictionnelle ne prennent pas en compte des frais de transport pour aller d’un bout à l’autre du département ? Un recours a d’ailleurs été déposé devant le Conseil d’État contre le décret sur l’indemnisation de la garde à vue précisément pour cette raison.
Ces « trous » dans le maillage judiciaire de notre territoire créent de fait une rupture d’égalité entre les citoyens. Cette situation, qui renvoie à la période prérévolutionnaire, ne doit pas être tolérée dans notre pays.
Des « palliatifs » ont été imaginés pour donner à croire qu’il n’existerait pas de déserts judiciaires, notamment les points d’accès au droit et les maisons de justice et du droit, dont le fonctionnement dépend, sur le plan financier, de la bonne volonté des territoires.
L’État se décharge ainsi de sa mission régalienne de justice sur les échelons locaux, et souvent sans leur déléguer les moyens financiers et humains afférents : en Seine-et-Marne, un projet de maison de justice et du droit est resté plus de deux ans dans les cartons, car les maires concernés ne savaient pas se mettre d’accord. Là encore, il y a un risque manifeste de rupture d’égalité entre les citoyens sur le territoire !
La situation actuelle mérite donc bien de faire l’objet d’une évaluation comme celle que présente le rapport, et il faudra que le ministère de la justice et notre assemblée, plus particulièrement sa commission des lois, se saisissent pleinement de ces sujets, afin de rétablir une véritable justice de proximité dans notre pays.
Il faudrait aussi que l’organisation des juridictions administratives soit revue ; elles souffrent des mêmes maux que les institutions judiciaires.
Enfin, il est heureux que le ministère de la justice ait des fonctionnaires à la hauteur : à une époque où leur nécessité est souvent remise en cause, il convient de saluer leur dévouement. Je tiens pour ma part à les remercier, puisque le rapport souligne que la réforme n’aurait pu être mise en place aussi vite s’ils étaient moins efficaces.
Le rapport cosigné par Mme Borvo Cohen-Seat et M. Détraigne vient conforter celui de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, organisme indépendant du Conseil de l’Europe : ce rapport sur l’état des systèmes judiciaires européens, paru le 20 septembre dernier, fait apparaître que la France ne consacre à la justice, hors budget pénitentiaire, que 60, 50 euros par an et par justiciable, soit moitié moins que les Pays-Bas. En matière de charge de travail, il suffit de rappeler que les procureurs et les substituts français doivent en moyenne traiter 2 533 affaires par personne et par an, la moyenne européenne étant de 615 ! Les procureurs français classent donc 87 % des procédures, alors que ce taux n’est que de 44 % aux Pays-Bas, par exemple.
En conclusion, la commission des lois est loin d’avoir épuisé les voies de réflexion que nous ouvre ce rapport. Je serai toujours ravie de vous retrouver, madame la ministre, pour disséquer vos textes, mais cela sera-t-il nécessaire ? En effet, je suis sûre que, pour votre part, vous ne manquerez pas l’occasion de réformer la justice ! §
Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord souligner que, si le rapport a été adopté à l’unanimité de la commission des lois, cela signifie simplement que celle-ci a autorisé sa publication ; nous n’avons pas discuté de certains aspects de ce document, sur lesquels nous pourrions débattre à perte de vue.
Tout le monde est d’accord : il faut réformer la carte judiciaire. Or cela fait longtemps qu’il en est question. Au Sénat, des rapports remarquables ont été établis, notamment par MM. Haenel et Arthuis, puis par MM. Fauchon et Jolibois, préconisant de réformer la carte judiciaire. Mais cela n’est pas facile !
Permettez-moi, pour illustrer mon propos, de vous rappeler que, en son temps, Lionel Jospin, alors Premier ministre, a voulu revoir la répartition des forces de police et de gendarmerie sur le territoire. Il a demandé aux préfets de consulter les élus, et il en est résulté que, alors qu’il était déterminé à mener cette réforme, il a dû y renoncer parce que chaque élu voulait garder sa brigade de gendarmerie, ce qui était absolument irrationnel ! Cette question a donné lieu à une succession de projets depuis des années.
Pour la justice, c’est encore pis. Quelques correctifs sont intervenus. Il y a ainsi eu la réforme Poincaré, qui a supprimé nombre de sous-préfectures – peut-être allons-nous encore entendre parler des sous-préfectures, il en est parfois question dans certains milieux –, et la réforme de 1958. À cet égard, un tribunal que je connais bien a failli être supprimé deux fois ; il a résisté, parce qu’il a été prouvé qu’il avait une activité considérable…
Des postes ont effectivement été supprimés : c’est l’effet de la révision générale des politiques publiques, et non pas de la réforme de la carte judiciaire. On peut dire ce qu’on veut, mais il faut être honnête : le nombre des magistrats et des greffiers a augmenté pendant un certain nombre d’années, le budget de la justice connaissant une croissance supérieure à celle du budget de l’État. Lorsque j’ai été élu député, en 1986, le budget de la justice ne représentait que 1, 26 % de celui-ci. Les choses se sont un peu améliorées, mais ce n’est jamais assez.
Par conséquent, tout le monde était d’accord pour dire qu’une réforme de la carte judiciaire était nécessaire. Je cite souvent l’exemple du tribunal d’instance de Bazas, qui était l’un des très nombreux tribunaux d’instance de la juridiction de Gironde, dont la richesse en la matière est sans doute due au fait que ce territoire a vu naître Montesquieu et accueille l’École nationale de la magistrature ! Pour une raison que j’ignore, il en est exactement de même en matière de police.
Je reconnais que la concertation n’a certainement pas abouti. Les chefs de cour ont tout de même globalement été suivis. (Mais ce qui m’a surpris dans la réforme, c’est que l’on supprime des tribunaux d’instance, même s’il en est dont je ne pleure pas la disparition parce qu’en fait ils n’avaient pratiquement plus d’activité. Ils existaient surtout sur le papier ; il y avait une audience de temps en temps, ce n’était pas des audiences foraines parce qu’elles se déroulaient à l’intérieur du tribunal, mais c’était un peu cela. Dans ces tribunaux d’instance, que certains ont évoqués, le juge d’instance ne venait pas souvent. Voilà un point qu’il me paraît nécessaire d’avoir à l’esprit.
Ce qui m’a également beaucoup surpris, dans la réforme, c’est le faible nombre de tribunaux de grande instance ayant été supprimés. Mais ce qui m’a vraiment épaté, c’est que l’on ne s’attaque pas aux cours d’appel.
Pourquoi ? En matière de juridictions administratives, on s’est par exemple aperçu que les délais de jugement du tribunal administratif de Versailles étaient considérables. On a donc créé un tribunal administratif à l’est de la région d’Île-de-France. De même, le ressort de la cour d’appel de Paris couvre un territoire énorme : il comprend tout l’est parisien, où l’on trouve d’ailleurs les plus grands tribunaux de France – Bobigny, Créteil, Nanterre –, et va jusqu’à l’Yonne, comme l’a tout à l'heure fait remarquer l’une de nos collègues.
Un autre cas que vous connaissez bien, madame le garde des sceaux, c’est celui de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, dont les délais sont incroyablement longs. Il me semble qu’il en va de même pour celle de Douai.
Je le répète, on aurait peut-être pu s’attaquer aussi aux cours d’appel, certaines d’entre elles disposant – je ne le dis pas cela pour être méchant – de marges de productivité.
La réforme n’est pas parfaite, c’est vrai, mais elle était nécessaire et utile. Des moyens y ont été affectés, et ils ont permis d’améliorer la condition de certains tribunaux. Je voudrais rappeler les propos du premier président de la cour d’appel de Douai, qui soulignait un point important : « Une juridiction trop petite rencontre des difficultés dans la gestion quotidienne des ressources humaines. Mobilité des magistrats, remplacement des agents, temps partiel, congés de maladie sont causes de difficultés de fonctionnement nuisant à leur efficacité. »
Nous le savons tous, certains tribunaux de grande instance fonctionnaient vaillent que vaille. Ils étaient dépourvus de toute attractivité et les jeunes magistrats qui y étaient nommés essayaient d’en partir le plus vite possible…
Rappelons-nous l’affaire d’Outreau, qui a suscité de nombreux commentaires : un trop petit tribunal ne rend pas forcément très bien la justice. Nous devions en tenir compte, et c’était aussi l’un des objectifs de la réforme.
En revanche, et vous l’avez souligné, madame le garde des sceaux, tout le monde est satisfait de la réforme des tribunaux de commerce. La concertation a été de bonne qualité, les magistrats consulaires y ayant parfaitement participé. Nous voulions depuis très longtemps faire en sorte que la justice consulaire ne soit pas trop une justice de proximité pour une raison évidente : éviter le risque de conflits d’intérêts, qui existait à l’époque et qui, apparemment, a récemment ressurgi dans une affaire.
Dans mon département, qui compte 1, 3 million d’habitants, deux tribunaux de commerce ont été supprimés, et il me semble que c’est une heureuse décision. Il en reste deux, ce qui est largement suffisant, d’autant qu’ils se sont mieux structurés.
La réforme s’est donc traduite aussi par des réussites. Ainsi, les choses se sont bien passées pour les conseils de prud’hommes, puisqu’aucune d’observation n’a été faite, alors même qu’un certain nombre d’entre eux ont été supprimés.
Dans la réforme de la carte judiciaire, tout n’est donc pas à jeter !
Madame le garde des sceaux, au vu des propositions du rapport, je tiens à dire que j’ai connu un certain nombre de tentatives de rationalisation. Tout le monde se souvient du parquet départemental, une idée qui avait tant fait hurler.
Quant aux pôles de l’instruction, ils n’ont pas vraiment été mis en œuvre.
Les juges d’instruction ont été supprimés dans certaines juridictions ou leur nombre a été réduit, mais les pôles de l’instruction n’ont pas véritablement été mis en œuvre. Il est vrai que des juridictions spécialisées ont été développées, de façon plutôt satisfaisante, pour certains contentieux, comme celui de la santé ou du terrorisme. De même, en matière de droit de la mer, un certain nombre de choses ont été faites.
Nous avons également évoqué les juges de proximité. Personnellement, j’y étais favorable, tout en étant opposé aux juridictions de proximité. Selon moi, leur création était une erreur, et nous l’avions d’ailleurs dit à l’époque. Mais un Président de la République, pas le dernier, voulait, paraît-il, ces juridictions. Personne n’a osé lui dire que l’idée n’était pas bonne, ce qu’il aurait très bien compris.
On aurait dû confier aux juges d’instance la responsabilité de choisir des juges qui auraient dépendu de lui et qui, en fonction de leurs compétences, auraient été chargés d’un certain nombre de petits contentieux. Il faut garder cette idée. Certains citoyens qui ont une expérience professionnelle et qui d’ailleurs sont souvent délégués du procureur auraient très bien pu rendre service à la justice.
Je me souviens très bien que l’association des juges d’instance n’était pas d’accord avec les juridictions de proximité, mais n’était absolument pas hostile aux juges suppléants à qui auraient pu être confiés un certain nombre de contentieux. L’idée, je le répète, n’est pas complètement aberrante.
Je remarque que l’institution judiciaire a une certaine capacité à rejeter les greffons ! Souvenez-vous des magistrats à titre temporaire, qui n’ont jamais réussi à passer la barre, alors que le concept aurait pu être intéressant. D’ailleurs, dans les plus hautes juridictions, tout le monde se satisfait d’avoir des conseillers référendaires…
Madame le garde des sceaux, je m’écarte du sujet de la carte judiciaire, mais je tiens à dire qu’il est dommage que l’on n’ait pas, comme dans les juridictions allemandes notamment, des assistants. Enfin, il y en a, mais pour tellement peu d’heures que le système ne marche pas aussi bien qu’il le pourrait. Ces assistants pourraient être extrêmement utiles aux magistrats pour préparer un certain nombre de jugements ou d’arrêts. Ou alors il faut accepter que les greffiers, quand ils ne sont pas chargés de tâches administratives, deviennent ces assistants.
Monsieur Détraigne, votre rapport est intéressant, mais le tribunal de première instance n’est pas facile à mettre en œuvre. Malgré plusieurs essais, l’idée n’a pas été suivie. Vous avez avancé que cela était peut-être dû à l’inamovibilité des juges, mais, pour moi, ce n’est pas la cause principale. D’ailleurs, de fait, ce tribunal ne favorisera pas la proximité ; il permettra simplement de faire tourner les magistrats d’instance. Mais cela se fait déjà lorsque les magistrats ne sont pas occupés à temps plein dans un tribunal. Aussi, cela ne me paraît pas être une voie très efficace pour améliorer le fonctionnement de la justice.
Madame le garde des sceaux, je vous remercie d’avoir écouté une voix un peu moins critique que les autres. Puisqu’il n’y avait que des procureurs, il fallait bien un avocat ! J’ai joué ce rôle, en montrant que tout n’était pas si mauvais dans cette réforme, qui comportait aussi des points positifs.
Je voudrais conclure en vous faisant part de mon inquiétude quant à la judiciarisation de notre société.
Nous concourons vraiment à alimenter ce phénomène. En matière de surendettement, quand on en connaît toute l’histoire depuis la loi Neiertz, on constate que, après avoir judiciarisé ce contentieux, on a été dans le sens inverse, sinon cela se serait terminé par une embolie des tribunaux d’instance !
Avec les procédures prévues pour le contentieux du surendettement, vous allez avoir de nouveau des problèmes un jour ou l’autre. En cette matière, il faut agir dans l’urgence et faire preuve de rapidité. Si les pauvres magistrats sont surchargés avec cette mission, ils ne pourront plus suivre. Il faudrait réfléchir avec d’autres ministres, car il s’agit d’une politique globale, à ce phénomène inquiétant.
Applaudissements sur de nombreuses travées.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, engagée dès le mois de juin 2007, la réforme de la carte judiciaire s’est achevée le 1er janvier 2011. Elle a réduit de près d’un tiers le nombre d’implantations judiciaires en France.
Je tiens avant tout à féliciter les corapporteurs du rapport sur la réforme de la carte judiciaire du bilan qu’ils ont su dresser de manière globale et pertinente. Comme l’ont écrit Mme Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne, « une réforme plus ambitieuse de l’organisation judiciaire aurait sans doute permis de parer aux défauts majeurs de conception du projet initial ».
Alors que la justice doit être accessible à tous, qu’elle est un acteur de la paix sociale dans notre société, le justiciable, qui est pourtant le principal concerné, n’a été que trop peu pris en compte, tant dans l’élaboration que dans la mise en œuvre de cette réforme.
Ce fut une réforme purement comptable qui n’a pas su coupler les changements d’implantations judiciaires avec ceux de l’organisation et de la répartition des contentieux.
En limitant la réforme à la seule modification des implantations par le biais du pouvoir réglementaire, le Gouvernement n’a pas saisi le Parlement. Cela a certainement privé cette réforme d’objectifs qui auraient pu prendre en compte un champ de réflexion élargi.
Si l’organisation de la justice dans son ensemble était à revoir, il aurait fallu rechercher parmi les contentieux ceux qui relevaient de la technicité, avec des compétences spécialisées, et ceux qui relevaient de contentieux de masse – je pense au traitement des litiges de la location, du surendettement ou des affaires familiales.
De plus, les mesures d’accompagnement pour équilibrer les suppressions difficiles de tribunaux, telles que les audiences foraines et la création de chambres détachées, n’ont pas su s’inscrire dans la réalité.
On peut regretter que l’organisation des tribunaux ne donne jamais la parole aux justiciables. Il serait pourtant facile d’introduire, dans les assemblées générales des tribunaux, la participation des usagers, de manière directe ou par le biais des avocats, pour que la proximité puisse se traduire dans la réalité. Si les justiciables étaient entendus dans les tribunaux, l’organisation des chambres détachées se serait faite plus facilement ou aurait pu durer. Il est en effet plus facile de déplacer un greffier et un juge que de faire venir vingt familles convoquées par le juge aux affaires familiales.
Je souhaite maintenant insister sur quelques intéressantes propositions du rapport, notamment en termes d’organisation de la justice et de prise en compte du justiciable.
Je pense d’abord à la fusion des tribunaux d’instance et des tribunaux de grande instance en un tribunal de première instance.
Ce tribunal apporterait davantage de lisibilité pour le justiciable et de simplicité, en évitant la problématique des exceptions d’incompétence liées à la répartition des contentieux. Il permettrait également une meilleure répartition des moyens et de l’organisation des audiences et surtout de retrouver, par le biais des chambres délocalisées, un contentieux de proximité et une adaptabilité dans les réponses judiciaires aux besoins de la population.
Il ne faut pas se le cacher, cette réforme aurait des conséquences importantes sur lesquelles il faut encore travailler. Une réflexion complémentaire est donc indispensable à ce stade.
La deuxième proposition intéressante est celle du guichet unique de greffe. Celui-ci pourrait jouer un rôle de correspondant unique, ce qui simplifierait les démarches du justiciable.
Je ne reviens pas sur les difficultés signalées par le rapport. En revanche, j’évoquerai le problème de la représentation des justiciables, qui n’est pas la même devant le tribunal d’instance et devant le tribunal de grande instance. L’instauration du tribunal de première instance posera tout de suite des problèmes : faudra-t-il une représentation obligatoire pour tous ? Devra-t-elle être accompagnée d’une postulation ? Avec les outils informatiques, pourrait-on imaginer une procédure simplifiée faisant abstraction de cette postulation ?
La solution d’une seule juridiction de première instance ne fera pas l’économie de cette réflexion.
J’en viens maintenant au cas plus particulier de mon département du Lot-et-Garonne. Les changements entraînés par la réforme ont suscité de vives controverses et ont significativement modifié l’organisation judiciaire sur le plan local avec la suppression du tribunal de grande instance de Marmande, la suppression des tribunaux de commerce de Marmande et de Villeneuve-sur-Lot, ainsi que du tribunal d’instance de Nérac.
Madame la garde des sceaux, je voulais vous alerter sur l’une des propositions contenue dans le rapport, qualifiée de « réforme jusqu’à présent écartée », celle des cours d’appel, évoquée par plusieurs de mes collègues.
Le principal argument retenu pour justifier une éventuelle réforme des cours d’appel est que ce sont « les seules juridictions que la réforme n’a pas touchées. »
Je suis préoccupé par cette idée puisque la cour d’appel d’Agen est actuellement parmi les plus petites de France avec trois tribunaux de grande instance – Cahors, Auch et Agen – et pourrait dès lors être visée par une suppression.
Il m’a semblé important d’aborder ce point, même si, à ce jour, aucune annonce gouvernementale n’a été faite. En effet, dans la mesure où un simple décret peut permettre une telle réforme, les parlementaires ne seraient pas nécessairement associés à la démarche, qui relève de votre pouvoir.
Aux termes du rapport, la carte des cours d’appel « ne coïncide pas avec celle des régions, ce qui pose des difficultés de coordination des politiques partenariales de la justice ». Elle serait également « incompréhensible pour le citoyen ».
Permettez-moi de reprendre le cas de la cour d’appel d’Agen, dont le ressort s’étend sur deux régions administratives distinctes puisqu’il couvre une partie de l’Aquitaine et une partie de Midi-Pyrénées.
Je pense qu’il faut rappeler aux partisans de ces changements que la cour d’appel d’Agen couvre, avant tout, un bassin de vie : celui de la moyenne Garonne, unité sociale et économique. Cet argument me semble bien plus opposable que le désir de supprimer une cour d’appel, sous prétexte que son ressort concerne un territoire assis sur deux régions administratives. Ni le procureur général ni le premier président ne vont chercher leurs instructions auprès du préfet de région !
Pourquoi devrions-nous tout rattacher aux grandes métropoles ? Dans le cas de mon département, pourquoi devrait-on centraliser l’implantation judiciaire à Bordeaux ? Cette mesure n’est souhaitable ni pour le justiciable ni pour le personnel, qui serait contraint d’abandonner son emploi ou son territoire. Je pense tout particulièrement aux agents de catégorie C. Ces personnes, qui vivent bien à Agen, verraient leur niveau de vie baisser considérablement s’ils devaient se déplacer vers de grosses villes telles que Bordeaux ou Toulouse. Ils subiraient, de fait, des surcoûts en matière de logement et de déplacements.
La France est encore le seul pays centralisateur qui continue à ramener des emplois contraints dans les grandes métropoles. Il faudrait au contraire privilégier les implantations dans des villes moyennes, qui peuvent facilement accueillir ce genre de service public. L’exemple réussi de l’implantation de l’École nationale d’administration pénitentiaire à Agen est significatif !
Sur le plan de l’accès à la justice, il s’agirait également d’un recul, entraînant de multiples conséquences : difficultés pour les justiciables à rejoindre la capitale régionale ; difficultés pour les services de la justice, notamment pénale, de transferts pour les auditions en chambre d’accusation ou en chambre correctionnelle ; surcharge des cours d’appel régionales, déjà débordées. Et la liste est encore longue !
On a bien vu que la réforme des cours administratives d’appel, dont le nombre a été considérablement réduit, n’a jamais été très productive. La Cour des comptes avait d’ailleurs, dans des observations, montré l’inefficacité de ces regroupements.
Il n’y a que trente cours d’appel en France. Or la population a augmenté de façon considérable, puisqu’elle compte aujourd’hui 65 millions d’habitants, tandis que les sources de contentieux se sont multipliées et diversifiées avec l’évolution de la législation. C’est pourquoi une éventuelle réforme des cours d’appel devrait viser à un redéploiement ou à des spécialisations plutôt qu’à des suppressions de cours.
Pour conclure, il me semble important de rappeler que la justice doit rester au service des justiciables et proche d’eux, principes qui se conjuguent facilement avec la volonté d’aménager durablement le territoire.
Applaudissements sur plusieurs travées.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, nous sommes réunis ce soir pour débattre de la réforme de la carte judiciaire, ou plutôt de sa « réduction » – terme que j’ai parfois entendu sur le terrain et qui est sans doute plus approprié, si j’en crois en tout cas l’ensemble des interventions précédentes, que je partage pour une large part.
Pour ce qui me concerne, je prononcerai plutôt une plaidoirie à charge puisque notre collègue Hyest, avec son talent et son brio habituels, s’est chargé de la défense.
Mme Virginie Klès. Monsieur Hyest, encore une fois, vous démontrez que vous avez mille fois plus de compétences que moi sur le sujet.
Sourires.
Personne ne contestait la nécessité de cette réforme. Or, au final, que de commentaires négatifs !
La réforme de la carte judiciaire s’est inscrite dans un contexte où la justice était beaucoup montrée du doigt et bousculée par des réformes, pour certaines inutiles, non urgentes, coûteuses. Pour mémoire, même si elle n’a pas un lien direct avec le débat d’aujourd’hui, je citerai la réforme de la profession d’avoué. On peut se demander quelle était l’urgence de cette réforme, qui a engendré une complexité accrue dans l’identification des interlocuteurs de la justice, qui a éloigné un peu plus le justiciable des cours d’appel, qui a laissé pour compte nombre de salariés dans les études des avoués et dont le coût a été gigantesque. En outre, comme l’ont déjà souligné tant Jean-Jacques Hyest que Jacques Mézard, cette réforme n’a concerné en rien les cours d’appel.
D’autres réformes se sont succédé. Je pense à celle concernant les citoyens assesseurs, qui s’est contentée d’augmenter les coûts de la justice et les délais de traitement des dossiers, ainsi qu’aux différentes réformes relatives à l’application des peines, à la garde à vue, à l’hospitalisation d’office, à la protection juridique des majeurs, aux tribunaux de proximité, alors que ceux-ci rendaient un réel service.
Chacune de ces réformes a contribué à augmenter l’éloignement du citoyen de la justice, à alourdir les charges, à allonger les délais de traitement des dossiers et à compliquer le légitime accès de tous à la justice.
Certes, toutes ces réformes ont eu lieu dans un contexte de judiciarisation croissante et de recours de plus en plus fréquent à la justice, pour de plus en plus de dossiers – phénomène regrettable sur lequel nous devons nous interroger. Mais elles ont également eu lieu dans un contexte où les annonces et les promesses de moyens faites par le gouvernement précédent n’ont jamais été suivies d’effet.
Ainsi, nous sommes nombreux à affirmer que la promesse de la concertation n’a guère été tenue. Il ne s’est agi que de mots ! De même, les moyens concernant les audiences foraines n’ont jamais été engagés, et on a laissé aux collectivités le soin de financer les maisons de la justice et du droit qui ont pu être créées.
On a également fait application d’une arithmétique quelque peu surprenante en ce qui concerne les personnels et les postes d’équivalents temps plein qui allaient être affectés à l’issue de cette réforme de la carte judiciaire. Notre grand humoriste Raymond Devos, que vous me permettrez de citer à cette heure avancée de la soirée, n’aurait certainement pas renié une telle arithmétique, lui pour qui une fois rien… c’est rien et deux fois rien… c’est pas beaucoup !
Sourires.
Je pense qu’il aurait apprécié que 0, 5 équivalent temps plein plus 0, 5 équivalent temps plein ne fasse pas toujours un équivalent temps plein ! C’est pourtant ce qui s’est passé dans un certain nombre de cas, la fusion de postes partagés entre deux tribunaux n’ayant pas pour autant abouti à la création de postes à temps plein. Raymond Devos, reviens-nous, s’il te plaît !
Elles n’auront pas fait l’affaire des tribunaux.
Quoi qu’il en soit, l’exemple que je viens de citer n’est qu’une surprise parmi d’autres concernant les chiffres liés à l’application de la réforme de la carte judiciaire.
En ce qui concerne la méthode retenue et les objectifs visés, je souscris au reproche que nombre d’orateurs ont formulé ; je ne m’y étendrai donc pas outre mesure. Cette méthode est uniquement cartographique et n’utilise que des données quantitatives – le nombre d’affaires traitées, le nombre de kilomètres, … –, sans s’intéresser à la qualité ou à la nature des dossiers traités, aux citoyens qu’il y a derrière, à la nature et à la fragilité des publics visés, aux spécificités territoriales, au manque de transports en commun, à l’éventuel caractère montagneux de la zone. Bref, elle ne s’intéresse qu’aux effets budgétaires de court terme, procède elle aussi d’une arithmétique à la Raymond Devos et, surtout, ne tient pas compte des propositions ou des réticences, pourtant argumentées, qu’ont pu émettre certains professionnels.
Une telle méthode a abouti à des incohérences. Par exemple, le rapprochement du tribunal de grande instance de Saint-Malo, en Ille-et-Vilaine, de celui de Dinan, dans les Côtes-d’Armor, a conduit à ce que des mesures prononcées par des juges d’Ille-et-Vilaine ou par la protection judiciaire de la jeunesse de ce département soient appliquées par l’Aide sociale à l’enfance – et donc financées par l’argent du conseil général – des Côtes-d’Armor ! Autant vous dire que ce méli-mélo est assez difficile à gérer pour nos collègues des deux départements.
En outre, certaines enquêtes vont et viennent entre Saint-Malo, Rennes, en passant par Saint-Brieuc, avec des services de l’ordre et des services enquêteurs sollicités tantôt par l’Ille-et-Vilaine, tantôt par les Côtes-d’Armor. Une fois de plus, cela conduit à des imbroglios et à des complications, loin des objectifs annoncés de simplification.
La méthode a également abouti à des déserts judiciaires, notamment dans les territoires ruraux – celui du centre de la Bretagne a déjà été cité, mais il y en a d’autres.
Elle a débouché sur une diminution certaine des moyens de la justice, au demeurant – et comme toujours – beaucoup plus forte dans les secteurs ruraux que dans les zones urbaines.
Elle a conduit à ce que les situations immobilières réelles aient rarement été prises en compte. On a souvent oublié de demander qui était propriétaire des locaux utilisés et quel était le mode de convention qui le reliait à la justice. On a oublié qu’il y avait beaucoup de mises à disposition gracieuses par les collectivités pour la justice. Du coup, on a dû payer des loyers que l’on n’avait initialement pas prévus dans les budgets.
Au reste, une telle situation n’est pas spécifique à la justice puisque c’était, de façon générale, la manière qu’avait l’État de gérer son patrimoine immobilier. Parfois, j’ai même vu l’État remettre en vente des propriétés qui ne lui appartenaient pas et qui, du coup, étaient récupérées par les collectivités – lesquelles en ont d’ailleurs profité pour casser des conventions ou des baux emphytéotiques avec l’État.
Il n’empêche, ce n’est pas vraiment ce que l’on peut appeler une bonne gestion des deniers publics, et l’on ne saurait s’en féliciter.
Au bilan général – une fois de plus, je ne défrayerai pas la chronique par mon originalité –, s’ajoute le fait que l’on a augmenté le délai de traitement des dossiers. Cet allongement sera-t-il pérenne ? La justice va-t-elle au contraire se réorganiser pour combler les délais supplémentaires que l’on constate aujourd’hui ? La question est posée.
Si l’on a parfois éloigné les personnels de leur lieu de travail, on a aussi beaucoup éloigné les justiciables de la justice, non seulement géographiquement, mais aussi financièrement. Ce n’est pas anodin, y compris pour les affaires civiles, qui nécessitent parfois plusieurs présentations au tribunal. Or, quand il s’agit de droits parentaux, quand il s’agit d’enfants, quand il s’agit des personnes les plus fragiles et les plus précaires, il est indispensable – notre collègue Jacques Mézard l’a dit – que la justice soit à proximité immédiate du citoyen. En tout cas, ce n’est pas ce que la réforme de la carte judiciaire a réussi à faire ! Il existe des décalages immenses entre les postes théoriques et les effectifs réellement présents dans nos tribunaux.
Autre conséquence possible de la carte judiciaire : on a constaté des augmentations du nombre de personnels à temps partiel, notamment en Bretagne, mais pas seulement. En effet, l’éloignement de leur lieu de travail et l’augmentation du temps de trajet qui en résulte ont conduit des personnels à préférer réduire le nombre de jours où ils se déplaçaient pour travailler. Cette situation est difficile à gérer.
Dans le même temps, le coût réel de la réforme s’est élevé à 340 millions d’euros, sans compter tous les frais annexes, tout ce que l’on n’avait pas prévu, tout ce qu’il a fallu indemniser. Au final, son coût a été gigantesque ! On peut donc s’interroger sur la réussite réelle de cette réforme de la carte judiciaire.
Personnellement, j’en prononce la condamnation.
Mais, pour que la sentence soit efficace, il faut aller au-delà. C’est pourquoi, madame la garde des sceaux, à l’instar des membres de mon groupe, je souscris à l’ensemble des propositions de nos rapporteurs, que je félicite pour leur travail.
Je partage leur prudence, notamment en ce qui concerne d’éventuelles réouvertures de juridictions. Certes, il faut, par moments, par endroits, des ajustements, bien réfléchis. Attention toutefois aux réouvertures qui désorganisent à nouveau la justice ! Il y en a eu une pas très loin de chez moi et je sais, pour en avoir parlé avec les magistrats, que la remise en question d’un système à peine stabilisé posera, à nouveau, énormément de problèmes.
Oui à la réforme des cours d’appel ! Je pense, du reste, que c’est un oui général. Mais il doit s’agir d’une réforme non pas rampante, mais transparente et issue d’une réelle concertation.
Oui à la réflexion sur un guichet unique de greffe ! Pourquoi pas au tribunal de première instance ? Il faut explorer cette piste.
Oui surtout à la méthode qui consistera à faire une pause, à écouter, à réfléchir, à engager une réelle concertation, à prendre en compte les idées, les expérimentations locales et, surtout, les contraintes de nos professionnels de la justice ! Je suis certaine, madame la garde des sceaux, qu’une telle méthode sera la vôtre et, pour eux, d’avance, je vous remercie.
Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je me réjouis que, parmi les services publics qui bénéficieront d’un effort budgétaire, figure celui de la justice. Je me réjouis aussi que la justice illustre, depuis le mois de mai dernier, un véritable changement dans notre pays.
La réforme de la carte judiciaire était sans aucun doute nécessaire, mais, comme l’ont parfaitement exprimé Nicole Borvo Cohen-Seat et Yves Détraigne dans le titre de leur excellent rapport, ce fut « une occasion manquée » ; manquée, car cette réforme a été menée, certains l’ont déjà dit, « à la hussarde », c’est-à-dire très rapidement et sans véritable concertation, notamment avec les acteurs locaux ; manquée, car les auteurs de cette réforme ont considéré que la taille dite « suffisante » d’un tribunal était le critère essentiel pour garantir une justice de qualité.
Je représente un département, l’Aveyron, où ce rendez-vous a été particulièrement manqué, car ce département est le plus touché par la réforme. En effet, pas moins de cinq juridictions y ont été supprimées : le tribunal de grande instance de Millau, les tribunaux d’instance de Villefranche-de-Rouergue, d’Espalion et de Saint-Affrique, le conseil de prud’hommes de Decazeville. Je pourrais ajouter à cette liste de suppressions la juridiction d’instruction, en matière criminelle pour l’instant, et dans toutes les affaires à partir du 1er janvier 2014.
Dans mon département, comme dans beaucoup d’autres, la réforme a été conduite sans prendre en compte le critère de proximité. C’est ainsi que les caractéristiques géographiques des territoires, l’état des transports publics ou encore la fragilité, voire la précarité de la population n’ont pas été mesurés par l’ancien gouvernement. Or nous savons tous que la distance ainsi créée entre le justiciable et son juge, même pour un seul rendez-vous, est préjudiciable à l’œuvre de justice.
Le nombre de saisine des tribunaux de grande instance, notamment en matière civile, c’est-à-dire avec constitution d’avocat obligatoire, est d’ailleurs en diminution dans les départements touchés par la réforme, comme le souligne le rapport sénatorial.
J’insisterai, madame la garde des sceaux, sur le fait que la qualité de l’accès au juge et même les droits de la défense sont également mis à mal, notamment pour les plus faibles, car l’assistance à un procès dans le secteur aidé – c’est-à-dire celui couvert par l’aide juridictionnelle ou par les assureurs, dans le cadre des contrats de protection juridique – n’est plus économiquement possible pour certains auxiliaires de justice, pourtant choisis par leur client, en raison même de cet éloignement entre leur cabinet et le lieu de traitement judiciaire des dossiers.
Il est par ailleurs évident que les mesures palliatives, telles que les maisons de la justice et du droit, ou encore les audiences foraines, sont, pour les premières, soit inexistantes, soit inadaptées aux besoins et aux capacités des usagers – elles sont de plus souvent à la charge des collectivités locales – et, pour les secondes, précaires, puisqu’elles dépendent de la volonté des présidents de cour d’appel et des moyens qu’ils accordent.
En outre, comme l’indique le rapport, la situation a été aggravée par d’autres réformes judiciaires concomitantes, telles que la création des pôles de l’instruction, qui, dans mon département par exemple, peut conduire la victime de faits considérés comme les plus graves, à savoir, un crime, à effectuer plus de 350 kilomètres aller-retour, soit quatre heures trente de trajet, pour rencontrer son juge. Pour celle qui ne dispose pas de véhicule – parce qu’il y en a ! –, il lui est alors infligé un périple aller-retour en train de huit à douze heures, entre l’Aveyron et le pôle de l’instruction de Montpellier.
Madame la garde des sceaux, des adaptations à nos territoires sont aujourd’hui indispensables. La création de la juridiction départementale de première instance, avec des chambres délocalisées ou la création de nouveaux pôles, notamment dans les juridictions isolées du groupe 4 qui en sont aujourd’hui dépourvues, peuvent-elles répondre à l’exigence de conciliation entre, d’une part, la rationalisation des moyens de l’État et, d’autre part, un maillage cohérent de notre institution judiciaire pour régler et pacifier les rapports sociaux ?
Voilà autant de pistes à explorer, et la représentation nationale est disposée à s’associer à ce travail. À l’heure où l’image de notre justice est en pleine restauration, grâce notamment à votre action, encore faut-il que cette image soit visible par tous et en tous lieux !
Applaudissements sur les travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste. – M. Henri Tandonnet applaudit également.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, comme cela vient d’être maintes fois rappelé par les précédents orateurs, personne ne conteste la nécessité de cette réforme, qui tendait à revenir sur l’inadaptation d’une carte judiciaire dont les bases dataient de la Révolution. Il s’agissait de créer des juridictions disposant d’une activité et d’une taille suffisantes pour renforcer la qualité et l’efficacité de la justice sur l’ensemble du territoire et réaliser des économies d’échelle.
Engagée en juin 2007 par le garde des sceaux de l’époque et pour répondre à une commande présidentielle, la refonte de la carte judiciaire a pris fin le 1er janvier 2011, aboutissant à la suppression de près d’un tiers des juridictions. Faut-il considérer, à ce seul titre, que le pari est réussi ? Bien évidemment, non ! Car cette ambition exclusivement comptable a porté un très mauvais coup au service public de la justice, comme le montre l’excellent rapport de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et de M. Yves Détraigne, qui dresse un bilan contrasté des modalités et des effets de cette réorganisation massive de la justice et pointe du doigt les nombreux problèmes qui ont découlé des défauts de conception initiaux de la réforme.
En effet, la préparation de la réforme, intégralement mise en œuvre par décret, et son passage en force ne laissaient rien présager de bon. Le processus de concertation qui avait été engagé a été brutalement interrompu, après une seule réunion de l’instance de consultation nationale sur le sujet, donnant lieu à de nombreux mouvements de protestation des professionnels. L’importance d’une telle refonte justifiait pourtant de les y associer pleinement.
Les acteurs de la justice ont également critiqué le manque de cohérence entre les objectifs affichés de la réforme et les critères effectivement retenus. En effet, il est apparu, dans certains cas, que des pressions politiques locales avaient pesé davantage que les considérations démographiques ou géographiques dans les choix relatifs à la suppression d’une juridiction.
Cette réforme n’a pas non plus pris en compte la spécificité des territoires, et le regroupement de certains tribunaux a rendu l’accès à la justice difficile pour nombre de justiciables, principalement les plus vulnérables, les décourageant souvent d’entreprendre ou de poursuivre leurs actions. Force est de constater qu’elle a surtout pénalisé les zones rurales, car, à Paris, les tribunaux d’instance ont été maintenus dans chaque mairie d’arrondissement. Pourtant, ceux-ci sont peu éloignés les uns des autres et n’assurent pas non plus toujours une ouverture quotidienne au public.
Autre conséquence directe de cet éloignement : les délais de jugement des affaires ont augmenté, faute de transferts suffisants de personnel. Certes, l’implication des personnels, notamment via la mise en place d’audiences foraines, a pu permettre de faire face à l’accroissement de l’activité, mais au prix d’une dégradation considérable de leurs conditions de travail et de vie !
Enfin, le rapport a montré que le coût de gestion du patrimoine immobilier de la justice devrait sans doute baisser à terme. Mais, pour le moment, le regroupement de juridictions s’est parfois traduit par l’abandon de bâtiments prêtés gracieusement à l’administration judiciaire et par la nécessité de louer à prix fort de nouveaux locaux dans les juridictions d’accueil ou d’entamer des travaux d’extension.
Pour conclure, je regrette sincèrement que la réforme n’ait que très peu concerné les outre-mer, même si, au vu de tous ces éléments négatifs, je devrais plutôt me réjouir qu’elle ne les ait pas affectés.
Sourires.
Dans nos territoires, où il existe de véritables déserts judiciaires, des milliers de kilomètres séparent parfois les justiciables des tribunaux ; l’unique moyen de transport, dans ce cas, est l’avion. Madame la ministre, je vous sais particulièrement sensible à la situation des outre-mer et espère que ce nouveau gouvernement procédera à des ajustements permettant enfin l’accès à la justice pour tous.
Je suis, pour ma part, favorable à la proposition des rapporteurs de procéder à la réforme des cours d’appel. Si, depuis le 1er janvier 2012, la Guyane dispose d’une cour d’appel pleine et entière – il était temps ! – en remplacement de la chambre détachée de la cour d’appel de Fort-de-France, à Mayotte, en revanche, nous ne disposons toujours que d’une chambre détachée de la cour d’appel de Saint-Denis. La distance qui sépare Mayotte de La Réunion est de près de 1 500 kilomètres. Dans ces conditions, comment les juridictions d’appel mahoraises peuvent-elles efficacement fonctionner avec un centre de décision si éloigné ? Même avec les moyens de communication actuels, cela reste très compliqué.
Nous attendons du Gouvernement qu’il repense, en association avec le Parlement et les professionnels de la justice, l’architecture judiciaire de notre pays dans l’intérêt du justiciable, en revoyant certaines incohérences, en rouvrant ou créant des juridictions dans les zones les plus éloignées ou difficiles d’accès.
Nous souhaitons également, malgré le contexte économique actuel, que le budget consacré à la justice pour cette année permette à l’institution judiciaire de faire face aux missions qui sont les siennes ; cela passe par des créations de postes et par la réhabilitation de nombreux bâtiments judiciaires plus que délabrés ou inadaptés à la multiplication des contentieux.
Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Tandonnet applaudit également.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, engagée dès le mois de juin 2007, la réforme de la carte judiciaire a bouleversé l’implantation territoriale de notre justice.
L’ensemble des acteurs et des observateurs s’accordaient sur la nécessité d’une réforme de notre carte judiciaire. Mais, vous l’avez dit vous-même, celle-ci aurait nécessité, pour être efficace, de s’inscrire dans une refonte globale de l’organisation judiciaire. Or nous avons tous en mémoire la façon dont a été conduite la réforme de la carte judiciaire par Mme Rachida Dati : sans concertation, de manière brutale et dans une perspective strictement comptable.
Madame la ministre, aujourd’hui, nous devons faire preuve de pragmatisme. La réforme est achevée et personne ne souhaite rouvrir le chantier, du moins dans l’immédiat. Nous devons, à cet égard, saluer l’effort et l’implication de l’ensemble des personnels de justice qui ont permis au service public de la justice, dans des conditions parfois extrêmement difficiles, de fonctionner de la meilleure manière possible.
En revanche, il nous appartient de nous interroger sur les mesures de correction que nous pourrions apporter pour atténuer les effets pervers de cette réforme, afin de renforcer la proximité et l’efficacité qui font aujourd’hui défaut dans certaines juridictions.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne, dans leur excellent rapport d’information, ont largement mis en lumière les conditions dans lesquelles le précédent gouvernement a pu mettre à mal tout un maillage de juridictions indispensable au règlement des contentieux de proximité, très utile pour la paix civile dans nos territoires.
Sur la forme, tout d’abord, la réforme a été menée tambour battant, sans réelle concertation. Ce fut une réforme par décret, sans prise en compte des éclairages qu’aurait pu apporter le législateur, une réforme rapide, sollicitant l’avis des chefs de cour en un été – avis qui, dans nombre de départements, et surtout pour les tribunaux d’instance, n’a pas été suivi, provoquant une véritable incompréhension de ceux qui font vivre au quotidien cette justice de proximité. Enfin, la réforme n’était pas évaluée financièrement, aucune étude d’impact a priori n’ayant été réalisée.
Sur le fond, ensuite, la nouvelle carte nous oblige aujourd’hui à nous interroger sur la viabilité des critères retenus afin de redessiner l’implantation de l’institution judiciaire sur nos territoires.
Le critère de « taille suffisante » a conduit à la fermeture de 178 tribunaux d’instance, de 55 tribunaux de commerce, de 23 tribunaux de grande instance et de 63 conseils de prud’hommes. Des postes de magistrats ont aussi été supprimés.
L’application du critère de « taille suffisante » a provoqué la surcharge de certains greffes, aujourd’hui dans l’impossibilité de délivrer à temps les « grosses » des jugements, au grand préjudice des justiciables les plus fragilisés, comme des parties civiles qui n’arrivent plus à percevoir les dommages et intérêts qu’un jugement a pu leur attribuer.
En correctionnelle, on constate l’existence d’un stock d’affaires renvoyées de mois en mois, rendant inutile et sans effet l’exemplarité des condamnations prononcées, le code pénal reste sous-utilisé grâce à l’opportunité des poursuites du parquet, les délais d’attente, de délibéré, de convocation s’allongent parfois à plusieurs mois.
Voilà, madame la garde des sceaux, la situation dans laquelle se débat la justice de proximité, la justice au quotidien que vivent les Français, qui finissent par ne plus croire en la justice de leur pays.
Cette justice au quotidien souffre, depuis longtemps, d’un budget notoirement insuffisant d’un montant de l’ordre de 7 milliards d’euros. Il représente moins de 2, 5 % du budget général et la France était classée, en 2010, au dix-septième rang sur les vingt-sept pays de l’Union européenne.
La France consacre moins de 60 euros par an et par habitant à sa justice tandis que l’Allemagne en consacre le double. La France a moins de 7 500 juges tandis que l’Allemagne en a plus de 26 000 et, à population égale, la France compte 2, 5 fois moins de juges que l’Allemagne.
Certes, madame la ministre, comme se plaisait à le dire votre prédécesseur qui a mené la réforme, « la justice de proximité, ce n’est pas avoir un tribunal à côté de chez soi ». Soit ! Mais se retourner vers la justice est, pour certaines familles, un acte très lourd de conséquences, une démarche difficile à entreprendre. Pour certains publics fragilisés, la distance physique à la justice constitue un obstacle insurmontable. Pour nos concitoyens les plus vulnérables, l’accessibilité est primordiale.
Mme Dati pensait que l’introduction des nouvelles technologies permettrait de remédier à cet éloignement physique. Si nous devons bien sûr prendre en considération les effets positifs que peuvent avoir les évolutions technologiques sur notre justice, l’humain doit primer. Les audiences par visioconférence conduiraient à une véritable déshumanisation de la justice.
Pour y remédier, nous devons essayer de réintroduire de la proximité, afin d’éviter une désertification judiciaire sur certaines parties de nos territoires qui serait tout à fait dramatique. Mais comment ?
Afin d’éclairer mon questionnement, permettez-moi de prendre l’exemple du Lot-et-Garonne – Henri Tandonnet l’a également évoqué –, dont j’ai l’honneur de présider le conseil général, qui, à l’instar de nombreux autres départements, a subi les effets négatifs de cette réforme.
Au cours des quatre dernières années, les tribunaux de commerce de Villeneuve-sur-Lot et de Marmande ont été rayés de la carte. Ils traitaient plus de 15 000 entreprises, qui doivent désormais se rendre à Agen pour leurs démarches administratives et juridiques, pour certaines à une centaine de kilomètres de leur siège social.
Le tribunal d’instance de Nérac a fermé ses portes au 1er janvier 2010, l’activité étant transférée à Agen.
Le greffe de la ville de Tonneins a été transféré vers le tribunal d’instance de Marmande.
Le tribunal de grande instance de Marmande, qui rendait plus de 1 500 jugements à l’année, a été supprimé. Il recouvrait une zone de près de 100 000 habitants. Il était logé avec toutes les autres juridictions – commerce, prud’hommes, tribunal d’instance, pénal, instruction – dans 1 762 mètres carrés de bureaux et de salles d’audience tout neufs et bien équipés, mis à disposition gratuitement par la commune depuis 2010.
Le juge aux affaires familiales se caractérisait par la rapidité et la proximité du traitement des conflits familiaux et par des liens étroits avec les institutions sociales et familiales locales. La délinquance était traitée rapidement, l’accueil et l’aide aux victimes étaient appréciés, et l’exécution des peines bénéficiait d’un service efficace. Toutes affaires confondues, le délai de traitement des instances était de sept mois au maximum et le taux de réponse pénale de 98 %.
Aujourd’hui, notre département a subi une perte d’emplois directs, l’obligation de déplacement des justiciables, des professionnels de justice, des gendarmes, des familles, … Le bilan carbone de la réforme de la carte judiciaire est certainement édifiant !
Madame la ministre, j’ai cru comprendre que vous vous interrogiez sur des ajustements possibles pour les situations les plus sensibles. La création des chambres détachées, prévue par l’article R. 212-8 du code de l’organisation judiciaire, pourrait améliorer certaines situations. En effet, même si la chambre détachée est une institution permanente, les magistrats et les greffiers qui y sont affectés peuvent n’y être présents qu’à temps partiel.
À Marmande, en particulier, le maire et son conseil municipal vous ont demandé de récréer une chambre détachée du tribunal de grande instance pour juger dans ce ressort des affaires civiles et pénales. Envisagez-vous d’y répondre favorablement ? Cette solution, peu onéreuse, serait de nature à résoudre une grande partie des problèmes que j’évoquais précédemment.
Le rapport de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et de M. Yves Détraigne ouvre une autre interrogation, celle des cours d’appel, qui a également été évoquée par M. Tandonnet. Là encore, l’exemple de mon département est, me semble-t-il, éclairant.
Aujourd’hui, la cour d’appel d’Agen rend avec célérité et efficacité tous les appels des TGI d’Agen, d’Auch et de Cahors. Une fermeture de cette juridiction conduirait à charger encore un peu plus les cours d’appel de Bordeaux et de Toulouse, qui sont aujourd’hui surchargées et dont les délais d’instruction sont de dix à douze mois, contre six à huit mois seulement devant la cour d’appel d’Agen.
Avec les doutes qui planent sur la cour d’appel d’Agen, c’est l’ensemble de l’organisation de la justice dans mon département qui est menacée. Comment pourrions-nous alors conserver l’École nationale d’administration pénitentiaire d’Agen et justifier sa pérennité ? Il en est de même du centre pénitentiaire d’Agen, dont le sort est en suspens.
Madame la ministre, nous sommes attachés à notre département rural et nous voulons garder nos services publics. Nous comprenons la nécessité de gérer au mieux les moyens, mais nous pensons également que l’État ne peut pas, sous prétexte de rigueur et d’économie, faire disparaître de nos territoires ses compétences régaliennes. Il nous appartient aujourd’hui de rétablir ensemble, avec lucidité, pragmatisme et sens des responsabilités, une justice au quotidien, une justice de proximité. C’est une grande attente de nos concitoyens. À nous d’y répondre maintenant !
Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Tandonnet applaudit également.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je dois dire que j’ai grand plaisir à participer au débat de ce soir, une pratique parlementaire originale à laquelle vous êtes accoutumés, centrée sur une thématique mais sans la contrainte du vote habituellement attachée à l’examen parlementaire.
J’ai été sensible à l’ambiance dans laquelle vos réflexions ont été menées, après avoir fortement apprécié la qualité du rapport. J’ai d’ailleurs reçu avec beaucoup d’intérêt Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne, qui ont eu l’amabilité de se rendre à la Chancellerie pour une séance de travail au cours de laquelle ils m’ont présenté leur rapport et ses préconisations.
J’ai beaucoup apprécié la qualité de leurs travaux, la rigueur avec laquelle ils les ont conduits, les déplacements qu’ils ont effectués sur le terrain, bref, la méthode avec laquelle ils ont empoigné la question de la carte judiciaire, de son impact et de la façon dont les professionnels, les magistrats, les greffiers, les fonctionnaires, les usagers, les citoyens, les justiciables et les élus la vivent sur le terrain.
Je regrette évidemment l’absence de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, qui a décidé de mettre un terme à l’exercice de son mandat de sénatrice, geste que je salue. J’ai cependant grand plaisir à vous retrouver, madame Assassi. Nous nous sommes rencontrées récemment à l’occasion des débats sur le harcèlement sexuel. Je me permets donc de vous adresser mes félicitations pour votre nouvelle qualité de présidente du groupe communiste républicain et citoyen.
La qualité des interventions a été, sans surprise, de haute tenue dans cette enceinte d’une grande rigueur juridique, qui polémique finalement assez peu, même si M. Hyest a éprouvé le besoin de défendre la carte judiciaire, avec une modération qui suggérait cependant sa lucidité sur la réalité des effets de celle-ci.
Sourires.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je répondrai à certaines questions que vous m’avez posées de façon transversale et à d’autres de façon plus précise.
J’indique d’ores et déjà à celles et à ceux d’entre vous qui ont soulevé des problèmes locaux que le cabinet de la Chancellerie est à leur disposition. Mes conseillers ont pris le temps d’identifier la situation sur le territoire de chacun des orateurs inscrits, se doutant bien que des questions extrêmement précises me seraient soumises.
Il me paraît de bonne méthode de vous proposer des séances de travail à la Chancellerie selon les besoins, afin d’approfondir chaque sujet évoqué. Nous pourrons ainsi aller sérieusement au fond des choses et parvenir ensemble à la meilleure solution.
La réforme de grande ampleur dont nous discutons cette nuit a concerné, de 2007 à 2011, un tiers des implantations judiciaires, qui sont passées de 1 206 à 819. Les tribunaux d’instance ont été particulièrement frappés, sans doute par nécessité pour certains d’entre eux, mais sans se préoccuper de leur situation de tribunaux de proximité géographique et juridique profondément installés dans nos territoires, inspirant aux justiciables et aux élus un attachement et une confiance qui méritaient que l’on prenne quelques précautions.
Comme l’a souligné en particulier M. le rapporteur Yves Détraigne, la concertation a été pauvre. Le comité consultatif de la carte judiciaire n’a été réuni qu’une seule fois. Des travaux ont été conduits sur le territoire sous l’autorité des chefs de cour et des préfets, mais ils n’ont pas été pris en considération de façon satisfaisante au-delà de la période pendant laquelle les magistrats et les représentants d’usagers ont été invités à se prononcer. Or il faut savoir que 33 % des tribunaux d’instance, 30 % des tribunaux de commerce, 20 % des conseils de prud’hommes et 10 % – ce n’est tout de même pas rien ! – des TGI étaient concernés. Nous avons ainsi vu s’installer des déserts judiciaires, vous avez été plusieurs à le souligner, puisque des distances parfois supérieures à 100 kilomètres doivent être parcourues.
Le Parlement n’a pas non plus été consulté. Le Gouvernement avait incontestablement le droit de tout décider par décret.
Pourtant, vous pouvez le constater, l’intérêt est grand pour l’exécutif de participer à une séance de débat comme celle de ce soir. Ce n’est pas être complaisant à votre égard que de dire que vous cumulez l’expérience d’élus locaux et de parlementaires avertis. Par conséquent, sur des sujets qui peuvent avoir une grande incidence sur la vie quotidienne de nos concitoyens, il est préférable de procéder à une concertation – en plus des consultations qui peuvent être conduites à l’extérieur – pour prendre les meilleures décisions.
Cela étant, les consultations effectuées dans les juridictions n’ont pas été appréciées à leur juste valeur. Les personnels ont pourtant tenté d’amortir le choc de cette réforme et de faire en sorte que les juridictions fonctionnent, parce qu’ils étaient persuadés, comme vous, comme nous, qu’elle était nécessaire.
Comme vous l’avez rappelé, monsieur Hyest, la dernière réforme d’envergure datait de 1958 et concernait le remplacement des juges de paix et des tribunaux de première instance par des tribunaux d’instance et de grande instance. Par la suite, quelques dispositions législatives ou réglementaires d’aménagement ont tout de même été prises. Ainsi, les années soixante-dix ont-elles vu la création des grands TGI de banlieue, notamment à Nanterre, à Versailles, à Bobigny, à Évry.
Au cours de la même période, trois cours d’appel ont également été créées : à Metz en 1973, à Bastia en 1974 et à Versailles en 1975. Les années quatre-vingt-dix ont vu le regroupement de plus d’une trentaine de tribunaux de commerce. Enfin, dans les années deux mille, vous l’avez également rappelé, monsieur le sénateur, des juridictions de proximité ont été créées.
À ces aménagements, il faut en ajouter un autre, dont nous n’avons pas parlé. En fait, il s’agit plutôt d’une réforme assez substantielle, même si elle fut de moindre ampleur que celle de la carte judiciaire. Je veux parler de la réforme des tribunaux de commerce menée en 1999 par Mme Guigou.
Cette réforme a conduit à la suppression de plus d’une trentaine de tribunaux de commerce sans donner lieu au moindre recours devant le Conseil d’État. La raison en est simple : la méthode utilisée a été différente. La concertation a été réelle et respectueuse. En outre, des spécialistes – des géographes et des économistes – ont été consultés pour étudier les bassins, les modes de circulation économique, les flux, les circuits et les réseaux de transport. Ces éléments ont ensuite été pris en compte afin de ne pas perturber le droit des usagers à accéder aux juridictions commerciales.
Comme je viens de le montrer, une autre méthode était possible, et pour une réforme d’une telle envergure, mieux aurait valu être plus prudent.
Rendons hommage, vous l’avez d’ailleurs fait, mesdames, messieurs les sénateurs, à tous les personnels de la justice – les magistrats, les greffiers et tous les autres fonctionnaires –, qui ont permis de faire fonctionner les juridictions, d’absorber les contentieux, de limiter l’allongement des délais et de contenir la baisse de demande de justice.
Cette réforme d’ampleur, je le répète, aurait mérité une autre approche. Nous devons aujourd’hui réfléchir au correctif qu’il convient d’apporter à cette carte judiciaire, à laquelle il faut tout de même reconnaître certaines vertus, encore qu’elles soient relatives…
Oh, j’avais naïvement d’autres illusions, monsieur le sénateur.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je pense que vous feignez le désenchantement.
Sourires.
Il n’est pas question de réformer à nouveau la carte judiciaire. Ce ne serait pas raisonnable. Ce serait en outre vraisemblablement vécu comme une agression par les personnels des juridictions. Cette réforme a en effet laissé de mauvais souvenirs aux magistrats, aux greffiers, aux fonctionnaires, aux élus et aux justiciables. Ils ont été tellement bousculés qu’ils demandent eux-mêmes une pause.
Reste qu’il faut étudier les ajustements nécessaires dans chaque ressort. Ainsi, dans certains endroits, il faudra réimplanter une juridiction ou créer une chambre détachée. Je rappelle, comme l’a déjà fait M. le rapporteur, que la nouvelle carte judiciaire a tout de même donné lieu à 200 recours devant le Conseil d’État !
Si le Conseil d’État n’a conseillé qu’une seule réimplantation, il a cependant formulé des observations sur un certain nombre de choix, sur lesquels nous sommes aujourd’hui conduits à nous pencher. Il nous faut donc revoir cette carte, ressort par ressort, faire remonter les besoins, les difficultés et apporter des réponses.
Nous devons assurer la présence judiciaire sous la forme la plus adaptée aux territoires, de façon à répondre aux besoins d’accès à la justice de tous les citoyens. Or le principal défaut de la réforme est qu’elle procède non pas d’une réflexion sur l’organisation judiciaire, mais d’un diktat comptable.
Nous l’avons tous dit, une nouvelle carte judiciaire était nécessaire. En effet, compte tenu du délai qui s’est écoulé depuis la dernière réforme, et ce malgré les aménagements intervenus entre-temps, l’évolution démographique de notre pays et les modifications de l’organisation administrative liées à plusieurs réformes territoriales justifiaient une réflexion sur les implantations judiciaires. En outre, ne le cachons pas, il y avait également lieu de s’interroger sur l’efficacité budgétaire et juridictionnelle.
Je le répète, le principal défaut de cette réforme est qu’elle répond à une obligation comptable, celle de la révision générale des politiques publiques. Il nous faut donc raisonner différemment et réfléchir à ce qu’est la proximité.
Plusieurs d’entre vous l’ont dit, en particulier M. Mézard : en cas de recours exceptionnel à une institution judiciaire, la proximité – on peut le concevoir – n’est pas une obligation absolue. Reste que celle-ci est indispensable pour juger les contentieux du quotidien : les affaires familiales et sociales, le divorce, le surendettement, la consommation, le logement. Or, je l’ai dit, les tribunaux d’instance, qui traitent de ces affaires, ont payé le prix fort.
N’oublions pas que ces contentieux concernent les justiciables les plus fragiles, les plus vulnérables, ceux qui sont dans des situations précaires. Ce sont eux qui ont été le plus pénalisés par la réorganisation judiciaire. Il nous faut donc prendre en compte la proximité et réfléchir à la forme qu’elle peut prendre là où les tribunaux d’instance ont été supprimés.
Je vous ai entendu, monsieur Mézard, vous éprouvez une véritable aversion pour les audiences foraines.
M. Jacques Mézard s’en défend.
Disons alors avec élégance que vous avez une réticence assez fortement marquée…
Sourires.
Le retour des audiences foraines est l’une des propositions figurant dans le rapport. Dans plusieurs juridictions, des audiences foraines ont été mises ou remises en place et donnent assez fortement satisfaction, m’a-t-on dit. Pour autant, je ne pense pas que cette solution soit utile et valable partout. Il faut dire que, dans certaines juridictions, les réticences à l’égard des audiences foraines sont assez fortes, un peu moins fortes toutefois que celles de M. Mézard…
La présence judiciaire peut évidemment prendre d’autres formes. Je pense aux conseils départementaux d’accès au droit ou encore aux maisons de justice et du droit, ancienne ou nouvelle génération. Pour ces dernières, il faudra toutefois penser à définir de nouveaux critères, car ceux qui existent actuellement ne sont pas satisfaisants dans la mesure où ils visent à substituer les MJD aux tribunaux d’instance qui ont été supprimés. Or telle ne doit pas être leur fonction.
M. Jean-Jacques Hyest opine.
Je vois que vous m’approuvez, monsieur Hyest, et je vous en remercie. Je peux donc supputer mes chances de recueillir une unanimité sur le sujet.
Je le répète, il nous faut réfléchir aux formes de la présence judiciaire afin de répondre aux besoins et de permettre à nos concitoyens, notamment les plus vulnérables d’entre eux, d’accéder à la justice.
Un autre défaut de la nouvelle carte judiciaire est d’avoir allongé les délais de plus de 20 % dans les cours d’appel et de plus de 5 % dans les tribunaux de grande instance. On a surtout constaté une baisse significative, laquelle atteint parfois plus de 20 %, de la demande de justice. Cela signifie que, dans notre société, des citoyens finissent par renoncer à avoir recours à la justice. Nous ne pouvons pas nous accommoder de cette situation.
Je suis persuadée que la justice, et je suis sûre que nous partageons tous cette conviction, est profondément structurante pour la démocratie. Elle est le service public qui organise les lieux où le citoyen le plus en difficulté, celui qui a été confronté à un accident de la vie, se dit : « je peux appeler l’État au secours ». Par conséquent, il est extrêmement préjudiciable pour les plus vulnérables de nos concitoyens d’être confrontés à des déserts judiciaires, car cela fragilise le lien social.
Nous devons donc être vigilants et préserver la présence judiciaire, notamment par la proximité lorsque cela s’avère nécessaire. Sous quelle forme ? Par une réflexion sur les contentieux !
Si je parle de réflexion, c’est parce qu’il faut changer de méthode. En effet, cela n’aurait aucun sens de critiquer une méthode – tout en mesurant mes propos, vous l’aurez remarqué, car cette maison n’est pas un lieu de polémique – et d’utiliser la même. C’est pourquoi nous procéderons à des concertations. Nous associerons également le Parlement sous différentes formes. Je pense à des séances de travail sur ces sujets avec les parlementaires ou encore à des auditions de votre commission des lois, si elle le juge utile, auxquelles je me prêterai autant de fois qu’elle le souhaitera.
En matière de justice civile, il y a lieu de réfléchir aux contentieux des tribunaux d’instance et de grande instance. En l’occurrence, sans passéisme aucun, nous envisageons de recréer un tribunal de première instance. Cette juridiction devra-t-elle simplement regrouper un tribunal d’instance et un tribunal de grande instance ? Devra-t-on y inclure un conseil des prud’hommes, par exemple, ainsi que les juridictions sociales ? Pourra-t-on aller jusqu’à l’inclusion du tribunal de commerce ? Toutes les options sont sur la table, et c’est avec vous, mesdames, messieurs les sénateurs, que nous parviendrons à trancher ces questions, sachant que les réponses apportées pourront être différentes selon les territoires.
Il nous faut également nous interroger sur l’architecture de nos juridictions. Faudra-t-il, dans un même ressort, plutôt prévoir des tribunaux de conciliation à certains endroits et des tribunaux de territoire à d’autres ? Nous savons que le contentieux est limité devant le tribunal d’instance, notamment s’agissant du niveau d’indemnisation, et que la procédure est simple. En revanche, devant le TGI, la procédure est plus complexe : les parties doivent être représentées par un avocat et le tribunal siège en formation collégiale.
Nous sollicitons vos réflexions, mesdames, messieurs les sénateurs, en complément du rapport de la commission des lois, lequel est de grande qualité. Ces réflexions, auxquelles nous associerons les élus des ressorts concernés, nous conduiront ensuite à prendre des décisions.
Je vous ai bien écouté, monsieur Mazars, concernant l’Aveyron. Il est vrai que ce département a été très fortement frappé par la réforme puisque sept tribunaux y ont été supprimés. Nous allons travailler ensemble, monsieur le sénateur, sur sa situation.
Il nous faudra également réfléchir à l’extension des guichets uniques de greffe, là où c’est souhaitable. Nous disposons déjà d’une soixantaine de guichets uniques. Il faudra évidemment estimer le coût de l’extension du réseau informatique. Nous travaillons sur toutes ces questions, et nous continuerons de le faire.
Outre les questions transversales auxquelles je viens de répondre, un certain nombre de questions très précises m’ont été posées. Je commencerai par répondre aux vôtres, monsieur Hyest, afin de vous rendre attentif à mes propos.
Je ne doute pas que vous soyez totalement en mesure de m’écouter, mais je crains que vous ne preniez plus de plaisir à lire.
Je cherchais dans le rapport un élément pour répondre à l’une de vos observations !
Sachez que je ne manquerai pas de vous écouter avec une grande attention lorsque vous me répondrez.
Vous avez dit que le budget de la justice n’a cessé de croître. Je vous rappelle que vous aurez prochainement à examiner le projet de budget. À cette occasion, je vous indiquerai précisément le nombre de créations de postes, les redéploiements, les aménagements, etc. En attendant, je me contenterai de répondre à cette remarque, qui est tout à fait exacte. Sachez cependant que cette augmentation a profité non pas aux juridictions, mais essentiellement à l’administration pénitentiaire, dont le poids dans le budget de la justice est passé de 30 % à 40 % au cours de ces cinq dernières années.
Je ne dis pas que ce fut inutile. Mais ce fut, plus probablement, mal calibré, sans compter que la politique pénitentiaire menée était détachée de la politique pénale, cette dernière ne servant qu’à consolider la première. Or nous pensons qu’il faut faire l’inverse : définir une politique pénale, d’abord, qui entraîne des conséquences sur la politique pénitentiaire, ensuite.
Si, effectivement, le budget de la justice a crû et les effectifs ont augmenté au cours de la dernière législature, ce ne fut le cas que dans l’administration pénitentiaire. En revanche, ils ont baissé de façon considérable dans la protection judiciaire de la jeunesse, par exemple, qui a perdu 600 emplois au cours des cinq dernières années.
J’en viens à votre propos portant sur les assistants et les assistants spécialisés, monsieur Hyest. Vous avez parfaitement raison ! C’est un sujet d’une importance telle que j’ai confié à l’Institut des hautes études sur la justice, l’IHEJ, une mission sur la fonction du juge, sur ces assistants et assistants spécialisés.
Ce point n’est pas sans rapport avec le rôle des greffiers, qui exercent des missions d’authentification d’acte, de recherche de jurisprudence, de gestion d’une partie des activités de la juridiction. Ces greffiers peuvent-ils devenir des assistants, des assistants spécialisés ? Une réflexion de fond doit être menée sur ce qui, finalement, revient au fonctionnement de l’équipe autour du magistrat. L’IHEJ est chargé par mes soins de l’engager.
Vous avez également déploré l’augmentation de la judiciarisation, ce en quoi vous avez parfaitement raison. Nous travaillons depuis plusieurs mois à l’amélioration de la médiation et de la conciliation, ainsi qu’à la déjudiciarisation dans les cas où les libertés ne sont pas en cause. Quand elles le sont, le juge devra se prononcer. Pour prendre un exemple assez banal, il n’y a pas de raison que les divorces par consentement mutuel, sans enfant ni patrimoine, engorgent les juridictions.
M. Jean-Jacques Hyest manifeste son scepticisme.
Vous êtes réservé sur ce point, monsieur le sénateur ? Cela nous promet de très beaux débats, car nous avons étudié ce point en profondeur. Merci, en tout cas, de contribuer à enrichir la réflexion ! Quoi qu’il en soit, il faut parvenir à mettre en valeur la médiation et la conciliation.
J’en viens aux juges de proximité. Leur utilité est grande, c’est indiscutable. Je réfléchis d’ailleurs à la façon de les maintenir.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je vis une soirée magique, monsieur Hyest !
Sourires.
C’est une information importante que vous nous donnez, madame la garde des sceaux. Beaucoup pensaient que les juges de proximité étaient condamnés à disparaître !
Il faut savoir apprécier le travail qu’ils ont effectué et leur utilité dans nos juridictions.
Monsieur Tandonnet, comme le rappelait M. Hyest, nombre de décisions peuvent effectivement être prises par décret. Toutefois, cela ne nous dispense pas de la concertation, qui est utile, voire indispensable et, surtout, fructueuse.
Par ailleurs, sachez que 91 pôles de l’instruction ont été créés. La collégialité, que j’estime nécessaire, doit entrer en vigueur en janvier 2014. J’ai bien entendu vos observations portant sur les difficultés que pose le possible éloignement de ces pôles. Je vais étudier toute l’information dont nous disposons sur ce point et, éventuellement, tenter d’affiner l’appréciation que nous avons de leur fonctionnement. En tout cas, je suis très attachée à la collégialité, et nous allons avancer en ce sens.
Madame Klès, vous avez abordé le sujet des avoués. Je vais vous livrer quelques indications et chiffres, puisque vous vous en inquiétiez.
Il faut savoir que la fusion, qui a eu lieu en janvier 2012, a un coût estimé à environ 300 millions d’euros. Un quart des avoués sont devenus avocats, 97 d’entre eux ont sollicité leur intégration dans la magistrature et 44 ont été admis à une formation probatoire. Il y avait 430 avoués, qui exerçaient au sein de 231 offices. Cette réforme a été coûteuse ; il a d’ailleurs fallu prévoir des crédits supplémentaires.
J’en viens à Mayotte.
Une concertation s’est tenue. Dans l’immédiat, il n’est pas prévu de créer une cour d’appel à Mamoudzou, même si je suis particulièrement sensible à l’argument de la distance, vous vous en doutez. En Guyane, nous nous sommes battus pendant pratiquement vingt ans pour obtenir la création d’une cour d’appel. Avant elle, la Guyane ne disposait que d’une chambre détachée, alors que deux mille kilomètres séparent Fort-de-France de Cayenne.
On invoque devant moi le faible nombre de recours à ce deuxième niveau de juridiction pour justifier qu’il ne soit pas nécessaire d’y implanter une cour d’appel. Personnellement, j’exprime quelques réserves à l’écoute de ces arguments, car il me semble que c’est bien l’éloignement des juridictions qui fait baisser la demande de justice.
On ne peut donc pas opposer un faible volume de procédures en appel pour justifier la non-création d’une cour d’appel.
Je vous propose donc que nous travaillions ensemble, monsieur Mohamed Soilihi, afin de voir dans quel délai une cour d’appel pourrait être implantée à Mamoudzou, ce qui serait plus juste pour les justiciables mahorais. En attendant, nous n’allons pas ne rien faire, puisque nous nous efforçons d’améliorer les conditions d’accès à la justice, par la visioconférence notamment, pour les audiences de procédure, mais également par tous les moyens qui vont faciliter l’accès à ce deuxième niveau de juridiction.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je crois avoir répondu à l’essentiel de vos questions. Pardonnez-moi les oublis, s’il y en a. Nous sommes toutefois appelés à nous revoir.
Je vous renouvelle l’invitation formelle à prendre contact avec le cabinet de la Chancellerie, afin d’évoquer ensemble la situation de vos territoires ou si vous désirez me faire part d’un certain nombre d’idées. Je me tiendrai à votre disposition autant que possible.
J’ai entendu des interrogations portant sur ce que l’on peut appeler la démocratie interne au sein des tribunaux. Il faut vraiment avancer sur ce sujet. Nous pourrions imaginer une sorte de conseil de tribunal, qui associerait non seulement les magistrats, les greffiers et les fonctionnaires, mais également la police, la gendarmerie, des associations représentant des justiciables, des syndicats, de façon à créer une vraie démocratie au sein de nos juridictions. Le service public de la justice est au service des usagers. Il faudrait peut-être que ces derniers puissent, de temps en temps, se prononcer sur les procédures, les délais et le fonctionnement de nos juridictions.
Sachez que nous faisons face à quelques défis. Ils concernent notamment la dématérialisation des procédures et ses conséquences sur nos juridictions, sur les méthodes de travail comme sur l’immobilier judiciaire. La signature électronique s’impose également de plus en plus. Ce sont, en somme, les défis de la justice du XXIe siècle ! Je ne doute pas que nous serons en mesure de les relever, parce que j’ai toute confiance en la qualité de la concertation que nous pourrons conduire avec vous.
Je vous remercie pour cet exercice original et fécond, auquel nous nous sommes livrés ensemble aujourd’hui.
Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Tandonnet applaudit également.
Nous en avons terminé avec le débat sur la réforme de la carte judiciaire.
Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au mardi 2 octobre 2012 :
À neuf heures trente :
1. Questions orales.
De quatorze heures trente à dix-sept heures :
2. Débat sur l’application de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
De dix-sept heures à dix-neuf heures trente :
3. Débat sur l’économie sociale et solidaire.
De vingt et une heures trente à minuit :
4. Débat sur l’application de la loi n° 2009-258 du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision.
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
La séance est levée à vingt-trois heures cinquante-cinq.