Intervention de Frédérique Espagnac

Réunion du 3 octobre 2012 à 14h30
Débat sur le fonctionnement la méthodologie et la crédibilité des agences de notation

Photo de Frédérique EspagnacFrédérique Espagnac, présidente de la mission commune d'information sur le fonctionnement, la méthodologie et la crédibilité des agences de notation :

Madame la présidente, monsieur le ministre de l'économie et des finances, mes chers collègues, permettez-moi d'exprimer ma satisfaction de voir se tenir au Sénat, en séance publique et en présence du Gouvernement, un débat sur les agences de notation directement issu des travaux pluralistes de la mission parlementaire que j'ai eu l'honneur et le plaisir de présider. Dans ce lien entre les travaux de contrôle et la séance publique, il y a là une exemplarité, un enchaînement vertueux dont nos concitoyens peuvent se féliciter.

Quelle a été la démarche de notre mission d'information sénatoriale ? Au-delà des passions et des indignations, souvent légitimes, que soulève le sujet des agences de notation, nous avons essayé de poser le bon diagnostic pour apporter des réponses adaptées.

Nous avons ainsi travaillé de manière collégiale en conduisant vingt et une auditions, avec des administrations, des entreprises, des collectivités locales, des économistes, en organisant des déplacements aux États-Unis, à Londres, à Bruxelles, en faisant réaliser une étude comparative sur le marché et la réglementation des agences de notation dans les pays émergents ou les pays de l'OCDE, en obtenant l'accès aux 30 000 pages communiquées par Standard & Poor's, Moody's et Fitch pour leur enregistrement auprès des autorités européennes et, enfin, en mesurant, par sondage, la confiance des investisseurs vis-à-vis de ces agences.

C'est au terme de quatre mois de travail que nous avons ainsi pu poser notre diagnostic, dans un rapport adopté à l'unanimité des groupes politiques.

J'en conviens, ce diagnostic est dérangeant. Nous avons constaté que les agences de notation sont devenues incontournables, sans retour en arrière possible à court terme. L'explication est la suivante : plus le financement par les marchés obligataires croît, plus ces marchés sont mondialisés, plus l'influence des agences de notation se renforce.

Le financement de l'économie passe insensiblement d'un modèle de financement par les banques à un financement par les marchés. C'est le cas depuis longtemps pour l'État qui se finance à 100 % sur les marchés internationaux. Or 65, 4 % des obligations de l'État sont détenues par des non-résidents, dont la moitié environ hors zone euro. Les entreprises se financent elles aussi de plus en plus souvent sur les marchés. Au final, près d'un tiers de la dette obligataire mondiale serait émise en direction de non-résidents.

Quel rôle joue la notation dans ce cadre ? Elle est devenue un « standard » international, harmonisé sur un marché de capitaux qui met en relation plus de 10 000 émetteurs, un million d'obligations, des produits structurés particulièrement complexes, avec des milliers d'investisseurs disséminés partout dans le monde. En France, moins de 10 % des émissions obligataires et seulement trois entreprises du CAC 40 ne sont pas notées. La notation « non sollicitée » de l'État se fait néanmoins avec la participation active de ses services.

Le rôle majeur des agences de notation n'est pas seulement dicté par les marchés financiers. Il a aussi été conforté par les autorités publiques. Ce sont elles qui ont érigé les agences en point de passage obligé pour la communauté financière.

En réaction aux différentes crises du capitalisme, les autorités publiques ont fait appel directement ou indirectement aux notations pour s'assurer de la solidité des actifs des banques et des sociétés d'assurance ainsi que de la réalité des risques pris. On peut citer à titre d'exemple les règles de Bâle ou de Solvabilité II. Ces règles publiques ont érigé les agences de notation en quasi-régulateurs. On relevait par exemple en 1999 aux États-Unis plus de 1 000 références aux notations dans la réglementation relative aux marchés de titres et près de 400 pour les banques.

Les banques centrales ont une responsabilité particulière. Elles font en effet massivement appel aux notations pour apprécier la qualité des actifs que les banques leur apportent en garantie. À la fin de 2011, 75 % des garanties déposés auprès de la Banque centrale européenne étaient admises sur la base d'une notation émise par l'une des trois grandes agences.

Dans ce contexte, se désintoxiquer des agences de notation est un objectif nécessaire, mais cela prendra du temps. Aux États-Unis, nous avons constaté que les initiatives de « désintoxication » sont d'ordre sémantique, tant le recours aux notations est ancré dans leur « culture d'investissement » comme il l'est, désormais, dans celle de l'Europe.

Les solutions alternatives aux notations, par exemple le développement d'une évaluation interne des risques, sont encore peu opérantes. Si l'on a peu confiance dans les agences de notation pour évaluer les risques, on n'a pas davantage confiance dans les modèles internes des banques. La réintégration au sein des régulateurs – dans notre pays, il s'agit pour l'essentiel de la Banque de France – des fonctions qu'ils ont déléguées aux agences de notation sera une œuvre de longue haleine. Ainsi la Banque de France nous a-t-elle indiqué qu'il faudrait des investissements considérables pour disposer d'une capacité d'analyse crédit équivalente à celles des agences de notation, sur l'ensemble des actifs.

Que faire, alors, à court terme ?

Il faut agir pour contrôler l'activité des agences et donc adopter un règlement européen ambitieux. Monsieur le ministre, nous savons que des négociations sont en cours à Bruxelles, mais nous ne voyons pas d'accord se finaliser. Il existe aujourd'hui trois textes européens : un de la Commission, un du Parlement et un du Conseil. Il nous semble que le Gouvernement français peut s'appuyer utilement sur nos propositions et nos priorités pour faire progresser les négociations européennes. D'une manière générale, nous pensons, au Sénat, que le gouvernement français a tout à gagner dans les négociations européennes lorsqu'il s'appuie sur les positions de son Parlement.

Quelles sont nos priorités ? J'en vois deux principales, mais je sais que notre rapporteur, Aymeri de Montesquiou, exposera d'autres pistes développées dans le rapport.

La première priorité est fondamentale. Il s'agit de réduire l'interaction entre les notations de dettes souveraines et le débat démocratique.

Du travail reste à faire du côté des États, bien sûr, pour améliorer la gestion des finances publiques et la transparence de leurs comptes. C'est un chantier bien engagé par le Gouvernement au vu des mesures justes et fortes que contiennent le projet de loi de finances et le projet de loi de financement de la sécurité sociale ou de l'annonce par le Président de la République d'une expérimentation de la certification des comptes locaux.

Il faut tout autant fixer une règle de bon comportement aux agences de notation. On ne peut plus tolérer que ces dernières interviennent dans les débats démocratiques, au cœur parfois des échéances électorales, sans crier gare et sans qu'aucune urgence appelle les dégradations qu'elles prononcent ou simplement leurs commentaires. Nos amis grecs, espagnols, italiens ont pâti, non seulement des dégradations de leurs notes respectives, mais aussi des calendriers retenus par les agences pour prendre leurs décisions. Certains observateurs les ont même suspectées d'avoir un agenda caché. Qui plus est, l'écart entre justification de la note par les agences et préconisations d'ordre politique est souvent ténu.

Nous préconisons une mesure très simple, que les agences auraient dû spontanément adopter : sauf bouleversement économique, il faut qu'elles publient à l'avance leur calendrier de notation et s'y tiennent. Il ne s'agit pas pour la puissance publique d'imposer un calendrier et des dates. Il faut simplement que les agences fassent preuve de transparence et annoncent leurs échéances à l'avance.

Qui sait aujourd'hui quand Moody's ou Standard & Poor's publieront un nouveau communiqué sur la France ? Personne. Est-ce normal ? Non. Tout le monde, la sphère publique comme les marchés, déteste les surprises des agences de notation. Leur calendrier doit être connu, de manière à éviter une communication « à chaud », au plus mauvais moment. Tous les instituts de conjoncture fonctionnent ainsi, de même que les banques centrales.

Ma seconde priorité est de mettre fin à une situation aberrante. On a délégué aux agences de notation, en leur conférant ce rôle de quasi-régulateur, une mission de service public, mais sans cahier des charges, sans contrôle et sans exigence de résultat. Que dirait-on d'un élu local s'il n'imposait pas de cahier des charges à une entreprise de transport en commun, ne contrôlait pas le service rendu et ne fixait aucune exigence de qualité ? C'est pourtant bien ce qui s'est passé avec les agences de notation.

La réglementation européenne doit être plus exigeante sur la qualité des notations. Nous devons, en particulier, agir sur trois facteurs.

Le premier est la méthodologie. Cette question a longtemps été éludée tant par les législateurs que par les superviseurs ; elle n'a été soulevée que très récemment. Certes, les publications des trois principales agences de notation sont devenues abondantes, mais l'objectif de proposer des explications claires et compréhensibles, fixé par la Commission européenne, est loin d'être atteint. Pour 58 % des investisseurs, la transparence des méthodes est un critère qui qualifie mal les agences de notation. La majorité de ces mêmes investisseurs estiment que les documents publiés sont trop complexes pour être exploitables.

Le sens de l'histoire est d'avancer vers un label de l'Autorité européenne des marchés financiers sur les méthodes des agences. Nous pouvons remarquer que les modèles internes d'évaluation des risques développés par les banques ont tous été validés par les autorités nationales et européennes. On voit mal comment l'évaluation externe du risque effectuée par les agences pourrait durablement échapper à un contrôle des méthodes.

Deuxième facteur : les ressources humaines. Il n'y a pas de bonne notation sans ressources humaines en nombre et en qualité suffisants. Pourtant, la gestion des ressources humaines des agences de notation reste une zone d'ombre. Nous avons constaté, pièces à l'appui, que l'examen du nombre de dossiers par analyste, des qualifications, de la formation continue, de l'ancienneté des analystes n'a pas constitué une priorité au moment de l'enregistrement de Standard & Poor's, Moody's et Fitch en Europe.

Pourtant, les données internes des agences ne sont pas rassurantes. Ainsi, 62 % des analystes affectés à la notation des entreprises avaient moins de cinq années d'ancienneté en 2009-2010 ; ce chiffre s'élève à 71 % chez Fitch. Pour la dette souveraine, 78 % des analystes de Moody's avaient moins de cinq ans d'ancienneté, dont 30 % qui avaient moins de deux ans d'ancienneté. En ce qui concerne la notation des produits structurés, le pourcentage d'analystes ayant moins de cinq ans d'ancienneté s'élève à 70 % en moyenne. Chez Fitch, 81 % des analystes de produits structurés ont moins de cinq années d'ancienneté.

La politique de formation continue des agences est à leur entière discrétion, sans garantie réelle. Chez Fitch, selon un document de 2009, seulement 14 % des analystes disposaient de la certification externe de Chartered Financial Analyst. Il n'est donc pas étonnant que les banques françaises nous aient écrit que « le nombre croissant d'instruments et d'entreprises à noter par analyste, […] et la multiplication d'erreurs de calcul ou d'interprétations erronées qui en résultent, ont entraîné une dégradation importante de la qualité d'analyse ». Ce sont les banques qui l'écrivent !

Le troisième facteur qui découle de ce constat, c'est la nécessité d'un contrôle renforcé de l'Autorité européenne des marchés financiers. Par rapport au vide constaté jusqu'en 2011, la procédure d'enregistrement des agences de notation constitue un progrès. Des améliorations ont pu être demandées aux trois grandes agences, malgré les lacunes du contrôle opéré sur les ressources humaines.

Cependant, l'Autorité européenne s'est montrée peu exigeante. En effet, elle a enregistré pas moins de dix-sept agences, dont une agence bulgare, qui fait peu d'ombre à Standard & Poor's… §De petites structures, dont la crédibilité est faible, voire inexistante, ont été autorisées à proposer leurs services. La Banque centrale européenne refuse d'y recourir pour évaluer les actifs que les banques de la zone euro lui apportent en garantie.

Par ailleurs, les mécanismes de sanction sont lents : deux ans pour une éventuelle sanction dans le cas de l'erreur de Standard & Poor's vis-à-vis de la France à l'automne 2011 ! En outre, les sanctions sont faiblement dissuasives.

Nous encourageons vivement l'Autorité européenne des marchés financiers à se saisir de toutes ses prérogatives ; je crois qu'il y a désormais une vraie volonté d'investigation au sein de ses services. Il faut donc que le règlement européen prévoie un arsenal répressif à la hauteur du rôle que jouent désormais les agences de notation sur les marchés financiers.

C'est dans cet esprit que nous avons intitulé notre rapport « Agences de notation : pour une profession réglementée ». Qu'on le veuille ou non, les notations ne sont plus de simples opinions puisqu'elles ont des effets considérables sur les économies et les démocraties. Il faut donc en tirer les conséquences logiques dans une réglementation juste et ambitieuse. §

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