Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est un débat aussi opportun qu’important qui nous réunit aujourd’hui. On ne peut que saluer le travail de grande qualité réalisé par la mission commune d’information sur un sujet qui, pour le moins, fait désormais écho dans l’opinion publique.
La crise financière qui affecte le monde depuis plusieurs années déjà et n’en finit pas d’affaiblir l’économie, singulièrement aujourd’hui celle des pays de la zone euro, a mis à jour les failles de nos systèmes financiers et l’interdépendance de ceux-ci : c’est la rançon d’un monde rétréci en termes d’échanges de biens et de capitaux.
Au nombre des facteurs aggravants, il y a notre dépendance aux agences de notation, qui évaluent le risque de crédit des émetteurs et dont la fonction tient désormais lieu d’oracle des temps présents que nul, semble-t-il, n’a le pouvoir de contrecarrer.
Jusqu’à une époque récente, le grand public avait peu entendu parler – voire sans doute jamais ! – de ces agences aux noms plutôt sympathiques et gentiment anglo-saxons, comme ceux des marques de luxe.
C’est l’année dernière, singulièrement au moment où on a annoncé la dégradation de la note de la France par l’une d’entre elles – le désormais fameux triple A a été ramené à un double A – que les médias ont abordé la question du rôle des agences de notation et de leur influence sur la vie des entreprises et des pays.
D’abord, je veux souligner le rôle de ces agences : elles notent comme des superviseurs omnipotents non seulement les entreprises, mais aussi les collectivités, et rien de moins que les États eux-mêmes.
Dans une économie globale, mondialisée, où les États se financent de plus en plus comme les grandes entreprises, où le modèle de financement par les banques glisse de plus en plus vers un financement par les marchés, cela n’a au fond rien de surprenant.
Dans la zone euro, l’encours obligataire des entreprises a triplé depuis quatorze ans et la dette de l’État français est aujourd’hui exclusivement émise sur les marchés.
La mondialisation financière a donc conforté la position des agences de notation, qui donnent l’illusion de procéder à une analyse scientifique à partir d’un standard d’évaluation prétendument compris et accepté par tous.
Cela donne un pouvoir exorbitant à quelques agences, qui influent ainsi sur l’économie mondiale, avec tous les risques que cela comporte.
Il est par exemple frappant de constater que, lorsqu’une entreprise ou un État est mal noté, les difficultés s’enchaînent ; elles peuvent lui être fatales. La mauvaise note est non plus alors un simple avertissement de nature à inciter à la vigilance, mais le début d’un cercle vicieux, qui peut aggraver une situation passagèrement difficile. C’est là une responsabilité colossale, presque un pouvoir mortifère, d’autant qu’une agence n’est pas infaillible.
Le constat dressé est même accablant à plusieurs égards.
En tout premier lieu, si l’on se réfère à la période récente, l’efficacité des agences de notation ne paraît pas prouvée sur bien des sujets importants. Qu’on en juge par quelques exemples.
Aucune agence n’a lancé d’alerte sur les risques relatifs à la titrisation à outrance, qui a débouché sur la crise des subprimes et a déclenché une crise financière mondiale.
Plus près de nous, une erreur technique d’appréciation, en novembre 2011, de Standard & Poor’s a eu une répercussion instantanée sur le taux de base supporté par la France et a conduit à creuser, en notre défaveur, l’écart avec l’Allemagne.
De plus, aucune agence n’a détecté les dérives de la banque Lehman Brothers, alors que, a contrario, des entreprises ont pu voir leur notation dégradée sans raison véritablement sérieuse, ce qui a limité leur capacité d’emprunter et a donc eu de lourdes conséquences pour elles-mêmes et leurs salariés. Et tout cela sans que les agences de notation puissent véritablement être mises en cause, c’est-à-dire sans qu’elles courent aucun risque majeur en termes de responsabilité civile.
Mieux encore, selon le rapport de la mission commune d’information, Moody’s entend échapper à tout risque d’incrimination, en profitant du défaut d’harmonisation en Europe pour contractualiser avec ses clients selon le droit britannique, qui lui est plus favorable sur ce point.
Ensuite, on peut légitimement s’interroger sur l’indépendance des agences de notation en toutes circonstances : la composition du capital de Moody’s et de Standard & Poor’s n’étant pas, selon le rapport, « connue avec exactitude », qui peut garantir que les analyses échappent toujours à un éventuel conflit d’intérêts ?
La question se pose d’autant plus que ni les méthodes ni le contenu des notations de crédit, qui varient d’ailleurs d’une agence de notation à l’autre, ne sont précisément connus. Sans compter qu’un élément subjectif « non quantifiable », selon les termes du rapport, peut entraîner une dégradation de note. Convenons qu’en matière de transparence et de rigueur, il y a matière à progrès…
Ainsi, l’activité de notation échappe à tout contrôle sérieux, puisque les régulateurs publics n’ont volontairement pas de moyens d’ingérence pour examiner les méthodes utilisées.
Depuis le début de la crise financière, les États, obéissant en cela aux accords de Bâle, ont paradoxalement conforté la place des agences de notation en officialisant leur mission. Ils ont en effet accepté que les notes qu’elles attribuent soient imposées par la règlementation financière.
De la sorte, faute d’autres moyens disponibles, la référence aux agences se maintient et se renforce, en dépit parfois de la « faible valeur ajoutée des commentaires » qu’elles émettent, pour reprendre le jugement émis par l’Agence France Trésor s’agissant du cas particulier de notre pays.
C’est précisément de cette toute-puissance des agences de notation et de l’hégémonie de quelques-unes sur l’ensemble du marché qu’il faut parvenir à se défaire.
Le recours répété et quasi systématique à ces agences depuis la crise américaine de 1929 jusqu’à la crise actuelle de la zone euro les a transformées, elles qui auraient dû rester consultatives et remplir une fonction de prestataire de services, en véritables lieux de pouvoir exerçant une influence sur les marchés et la capacité d’emprunt des États.
On sait bien qu’il est très difficile de s’affranchir d’un système une fois qu’il est installé et, d’une certaine façon, institutionnalisé. Cependant, le rapport très intéressant et très complet de la mission commune d’information, qui constitue le point de départ de notre débat, démontre que des propositions sont possibles. Quelles sont donc les alternatives ?
Si, a priori, la voie d’une évaluation interne pouvait présenter l’avantage d’être plus précise et plus adaptée à chaque cas particulier, elle n’est pas sans poser elle aussi des problèmes de moyens et d’harmonisation.
Dans ces conditions, deux pistes de réflexion paraissent réalistes à court terme.
D’une part, il convient d’explorer les moyens pouvant conduire à mettre fin à l’hégémonie des trois agences de notation les plus puissantes : Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch, qui détiennent à elles seules 95 % des parts du marché mondial.
D’autre part, il importe de neutraliser les effets mécaniques des notations sur les décisions des régulateurs et des investisseurs.
Face à la domination des trois grandes agences américaines, l’Europe serait avisée de se doter rapidement de sa propre agence de notation financière. À bien des égards, elle reste encore trop dépendante, à la remorque des États-Unis.
Par ailleurs, une convergence réglementaire entre les deux continents, sous l’impulsion du G20, permettrait à l’Autorité européenne des marchés financiers de jouer pleinement son rôle.
J’ajoute que des régulateurs légitimes, comme, dans notre pays, la Banque de France, devraient pouvoir investir davantage leur fonction d’expertise.
Nous soutenons donc la position du Gouvernement, qui défend actuellement la création d’une agence publique européenne de notation de crédit. D’ailleurs, cette proposition a déjà été formulée par le Parlement européen dans sa résolution du 8 juin 2011.
La diversification des sources, donc des notes, limiterait les risques d’erreur et permettrait de dégager la note la plus juste.
En outre, supprimer le caractère systématiquement obligatoire du recours à une agence de notation laisserait aux agences leur statut d’organe consultatif et aux émetteurs leur libre arbitre.
Par ailleurs, la réglementation de la profession et son assainissement par l’amélioration de la transparence et la limitation des conflits d’intérêts entre agences et actionnaires constitue un objectif important.
Enfin, comme le préconise judicieusement le rapport de la mission commune d’information, un lien doit être tissé entre les agences de notation et les organes démocratiques comme les commissions des finances des assemblées parlementaires.
En effet, il est impensable que la dette souveraine d’un État soit appréciée uniquement par des organismes extérieurs tels que les agences de notation, sans que la représentation nationale ait son mot à dire.
Nous pourrions avantageusement tirer profit d’un autre rapport intéressant : celui de l’eurodéputé Leonardo Domenici, membre du groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen.
Ce rapport a fait l’objet, la semaine dernière, d’un vote favorable de la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, qui veut que des règles plus strictes soient désormais imposées aux agences de notation.
Pendant la réunion au cours de laquelle la commission des affaires économiques et monétaires a adopté son rapport, Leonardo Domenici a déclaré que « la crise de la dette de la zone euro a montré que les agences de notation avaient acquis trop d’influence sur les marchés financiers, au point d’être capables d’interférer avec l’agenda politique des pays », de sorte que « nous devons restaurer un équilibre en la matière. »
Il a rappelé que « les agences de notation doivent apporter un service d’information aux investisseurs et consommateurs » et que « nous ne leur demandons pas d’opinions politiques ».
Il a ajouté que, « dans cette optique, leur travail doit respecter des règles de qualité et de transparence et devrait aussi être soumis à un système de responsabilisation. » C’est bien le moins !
La commission ad hoc a renforcé, dans ses propositions, les dispositions restrictives concernant les notations des dettes souveraines et les conflits d’intérêts entre agences et entités notées.
La France doit bien entendu agir en complémentarité avec l’Europe et soutenir cette démarche. On doit donc se féliciter de ce que notre gouvernement soutienne la mise en place de l’agence publique dont j’ai parlé il y a un instant.
Mes chers collègues, nous devons approuver les préconisations contenues dans le rapport de la mission commune d’information.
Il est essentiel de diversifier et de responsabiliser les agences de notation, afin de permettre aux États de recouvrer une part de leur indépendance vis-à-vis de celles-ci.
Il s’agit, en somme, de relativiser le rôle de ces agences et de limiter les conséquences de leurs avis, souvent excessives et parfois désastreuses dans la crise que nous traversons.
Sans exagérer nullement, il s’agit de restaurer la primauté de l’expression démocratique des peuples sur le pouvoir exorbitant qu’un petit nombre détient aujourd’hui sur l’économie et les gouvernements ! §