Ayant dirigé l'AFD pendant une décennie, je ne peux, à la différence des évaluateurs que nous avons entendus, revendiquer une quelconque neutralité. Ces deux évaluations nous disent beaucoup de choses vraies sur l'état de cette politique de coopération, confrontée à un problème de discours, un problème de gouvernance et à un problème d'allocation de ses ressources.
Problème de discours car, dans la période que nous traversons, l'APD n'a plus aucun sens concret. Dans la réalité du monde actuel, la France est confrontée à de grands enjeux de politique globale relatifs à la gestion de la planète ou à ses relations avec des acteurs de pays pauvres. Pour les aborder, notre pays a besoin d'instruments, tels que les traités et les conventions internationales, le dialogue politique ou les financements d'actions structurelles, eux-mêmes très divers. Le concept d'APD, né dans les années 1960 dans la foulée des indépendances, ne reflète plus cette réalité du monde contemporain ni dans ses objectifs ni dans la structuration de ses indicateurs de suivi. Aussi, depuis la dernière décennie, la France se bat pour essayer de faire rentrer dans la chaussure de l'APD un pied beaucoup trop grand ! Comme elle n'y parvient pas, elle se réfugie dans des indicateurs et des discours inopérants tout en continuant à s'accrocher à un indicateur non pertinent et incompréhensible.
Aussi étonnant que cela puisse vous paraître, en tant que directeur général de l'AFD, je n'ai jamais compris la nature des chiffres communiqués à l'OCDE, tant ils avaient subi les transformations, les structurations et les triturations destinées à rendre notre discours présentable. Ni indicateur d'objectifs, ni indicateur de mesure, ni indicateur d'efficacité, notre indicateur d'APD ne semble servir qu'à nous tromper sur la communication et à nous sentir coupables.
Il nous faut changer de discours et parler des intérêts de la France dans le monde. Après les avoir définis, reste à choisir les partenariats permettant de les atteindre, leur allouer des ressources et ensuite mesurer l'efficacité de notre action, non pas à l'aune d'un critère quantitatif mais à partir de notre propre appréciation de la façon dont nous aurons ou non atteint nos objectifs.
Si certains de ces objectifs, tels que le réchauffement climatique, sont de nature globale, la France a aussi des voisins et, parmi les grandes questions mondiales, certains sujets l'intéressent plus que d'autres. L'importance relative du Maghreb et de l'Amérique centrale n'est pas la même selon qu'on l'apprécie de Paris ou de la Banque mondiale à Washington.
Comme tous les pays, la France a vocation à concentrer ses moyens sur les actions lui permettant d'atteindre ses objectifs. Il ne saurait donc y avoir querelle théologique entre aide bilatérale et aide multilatérale. En revanche, il faut définir une tactique d'utilisation raisonnée de l'ensemble des instruments à notre disposition.
Tout ce qui a été dit sur la gouvernance est vrai et c'est encore pire dans la réalité. A l'extrême diversité des instruments, s'ajoute l'absence d'une instance capable de mettre en cohérence l'ensemble du dispositif. Après des expériences dans les organisations multilatérales et dix années passées dans le système français, je suis très pessimiste et très sceptique quant à notre capacité d'y remédier en créant l'équivalent du DFID (Departement for international development) britannique ou du JICA (Japanese international cooperation agency), japonais. Certes, ces instances ne dispensent pas ces pays des traditionnels conflits entre ministères des finances et des affaires étrangères mais elles constituent une sorte d'entonnoir qui oblige in fine les différents acteurs à s'entendre.
Notons toutefois que la concentration de l'essentiel des moyens de l'aide bilatérale entre les mains de l'AFD a été une très bonne chose pour notre pays car, pendant que les tutelles ne parviennent pas à s'entendre, l'agence agit sur le terrain. Si elle n'avait pas, au cours de la dernière décennie, proposé aux autorités des objectifs et un nouveau mode d'action, rien ne se serait passé ! Car, quelle que soit la bonne volonté de hauts fonctionnaires qui peuplent les ministères, le système français est autobloquant puisqu'il interdit toute initiative stratégique à l'un ou l'autre des acteurs. Le président de la République a la capacité de faire évoluer le système par le haut mais cette capacité n'a malheureusement été le plus souvent utilisée que pour interventions très ponctuelles et non pour la promotion d'une vision d'ensemble.
De plus, la France étant dépourvue d'une fonction rationnelle d'allocation des ressources, cette dernière n'est que la résultante des rapports de force entre les différents acteurs. Or, si nous disposions d'une telle fonction, nous pourrions par exemple fixer la place que nous voulions occuper dans le financement des organismes multilatéraux.
J'ai toujours été très frappé par le fait que nos dirigeants semblaient avoir honte de notre politique de coopération : honte de voler de l'argent aux Français pour le dépenser à l'extérieur, honte de présenter des chiffres qui n'étaient pas conformes à la réalité ou encore honte de songer à nos intérêts alors qu'il doit s'agir d'une politique de solidarité. Ces contorsions mentales m'ont toujours paru inexplicables ! Une des conséquences en est l'absence de communication sur cette politique.
Aujourd'hui, il faudrait que les autorités politiques procèdent à une réévaluation de l'intérêt relatif de cette politique afin de définir clairement ce qu'elles en attendent.
Enfin, notre politique est sous-évaluée, alors que l'éloignement des bénéficiaires justifierait au contraire une surévaluation, propre à internaliser la complexité du sujet comme les points de vue des bénéficiaires et de nos partenaires. Nous apprendrions beaucoup, ce qui nous permettrait non seulement d'améliorer la mise en oeuvre de notre politique, mais aussi de nous rassurer sur l'efficacité de nos actions sur le terrain.