Intervention de Patricia Schillinger

Commission des affaires sociales — Réunion du 3 octobre 2012 : 1ère réunion
Suspension de mise sur le marché de tout conditionnement à vocation alimentaire contenant du bisphénol a — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Patricia SchillingerPatricia Schillinger, rapporteure :

Le bisphénol A, ou BPA, est un composé chimique utilisé depuis quarante ans dans beaucoup de produits d'usage courant, sous deux formes : le polycarbonate, doté de qualités peu communes de résistance, de transparence et d'inaltérabilité ; les résines époxydes, utilisées dans le contact alimentaire pour protéger l'aliment ou la boisson du matériau externe d'une boîte de conserve ou d'une canette, sous la forme d'un film transparent.

Le BPA est un perturbateur endocrinien, c'est-à-dire une substance étrangère à l'organisme qui peut interférer avec le fonctionnement du système hormonal, par exemple en imitant l'action d'une hormone naturelle, en empêchant l'émission d'un signal du fait de sa position sur un récepteur hormonal ou en gênant ou bloquant le mécanisme de production ou de régulation des hormones ou des récepteurs. Or les hormones, substances chimiques secrétées naturellement par les glandes endocrines et transportées par le sang, sont essentielles : elles contrôlent diverses fonctions comme la croissance, le métabolisme ou la reproduction.

Il y a deux ans et demi, notre commission examinait une proposition de loi de plusieurs de nos collègues du groupe RDSE tendant à interdire le bisphénol A dans les plastiques alimentaires. Sur proposition de notre rapporteur, Gérard Dériot, et au vu des études scientifiques, le Sénat avait finalement décidé à l'unanimité de suspendre la commercialisation des biberons produits à partir de ce composé chimique. L'Assemblée nationale a adopté ce texte dans les mêmes termes et la commercialisation a cessé en France en juillet 2010.

Depuis, les choses ont évolué. L'Inserm a publié en avril 2011 une analyse critique, réalisée par une équipe pluridisciplinaire, de l'ensemble de la littérature internationale sur cinq perturbateurs endocriniens. Il conclut que la principale source d'exposition de la population au BPA est alimentaire et plus de 90 % des occidentaux y sont exposés à un niveau détectable. En outre, ce produit est capable de passer la barrière placentaire et d'atteindre le foetus. Les études de toxicité sur le rat et la souris n'ont pas mis en évidence d'effets significatifs sur la reproduction, mais de nombreux travaux ont attiré l'attention sur des effets peu étudiés et sur des périodes de vulnérabilité comme la gestation. Plusieurs études révèlent les effets du BPA sur l'appareil génital, la production de spermatozoïdes, le taux des hormones mâles et la fertilité. Il peut provoquer chez le rat et la souris femelles une puberté précoce, des altérations de l'utérus, du vagin, de l'ovaire et de l'endomètre. Chez les vertébrés aquatiques, il peut modifier l'action des hormones sexuelles et provoquer des inversions partielles du sexe ainsi que des anomalies du développement embryonnaire.

De son côté, l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a publié en septembre 2011 un rapport sur les effets sanitaires du BPA. Le groupe d'experts a conclu à l'existence « d'effets avérés chez l'animal (effets sur la reproduction, la glande mammaire, le métabolisme, le cerveau et le comportement) et suspectés chez l'homme (effets sur la reproduction, le métabolisme des sucres et des graisses, les pathologies cardio-vasculaires et le diabète). Ces effets sont mis en évidence à des doses notablement inférieures aux doses de référence utilisées à des fins réglementaires et plus particulièrement lors de certaines périodes de la vie correspondant à des périodes de susceptibilité aux effets du BPA (grossesse, périodes pré- et postnatale). » L'Anses doit publier en décembre prochain une nouvelle étude, consacrée à l'exposition aux risques. Mais dès la semaine dernière, elle a proposé aux instances européennes compétentes de classer plus sévèrement le bisphénol A en tant que « toxique pour la reproduction pour l'homme » et, partant, de le soumettre à des mesures réglementaires plus sévères. Depuis 2002, le BPA est déjà considéré comme « toxique pour la reproduction suspecté ».

En résumé, la toxicité du bisphénol A est avérée chez l'animal et suspectée chez l'homme ; l'alimentation constitue la source principale d'exposition ; le BPA ne répond pas à l'approche toxicologique classique et peut produire des effets à faible dose, selon des mécanismes encore mal élucidés ; la période de la gestation est particulièrement critique.

L'Assemblée nationale a adopté, il y a un an, à la quasi-unanimité, une proposition de loi reposant sur une démarche progressive et ciblée, conforme à l'état actuel de nos connaissances. Elle prévoit la suspension, dès le 1er janvier 2013, de la fabrication, de l'importation, de l'exportation et de la mise sur le marché de tout conditionnement, contenant ou ustensile comportant du BPA et destiné à recevoir des produits alimentaires destinés aux enfants de 0 à 3 ans. Il est en effet prioritaire de protéger les nourrissons et enfants en bas âge. La date est à présent très proche, mais il faut la conserver pour envoyer un signal clair à la population et aux industriels. Très rares, dit-on, sont les fabricants qui continuent à utiliser du BPA pour ce type de conditionnements - ils représenteraient environ 5 % du marché. Il n'y a donc pas de risque de rupture d'approvisionnement. Qui plus est, une semblable mesure a été adoptée au Danemark, en Suède et en Belgique.

Le texte impose aussi l'affichage sur les conditionnements alimentaires comportant du BPA d'un avertissement sanitaire déconseillant leur usage aux femmes enceintes et aux enfants de moins de trois ans, à l'image de celui qui est apposé sur les boissons alcoolisées. Je vous proposerai d'élargir le public visé aux femmes allaitantes et de renvoyer les modalités d'application à un décret. Cet avertissement encouragera les industriels à trouver des substituts.

La proposition de loi étend, à terme, la suspension de commercialisation à tout conditionnement, contenant ou ustensile à usage alimentaire et comportant du BPA. La date a été fixée par l'Assemblée nationale au 1er janvier 2014. Du fait du délai d'examen du texte par notre assemblée, je vous proposerai de la reporter d'une année. Nous maintiendrions ainsi une durée de deux ans entre l'adoption présumée de la loi et l'entrée en vigueur.

Je vous proposerai également un amendement permettant aux agents de la répression des fraudes de contrôler la bonne application de ces mesures.

Enfin, le texte prévoit la remise au Parlement, avant le 31 octobre 2012, d'un rapport sur les substituts au BPA : le délai étant bien trop court, je vous proposerai de supprimer cet alinéa. L'Anses a d'ailleurs programmé des travaux sur ce sujet et publié un rapport d'étape en juin.

Cette proposition de loi est une réponse ambitieuse aux « signaux d'alerte » envoyés par l'Inserm et l'Anses, mais nous devons avoir conscience de ses difficultés d'application. En premier lieu, les substituts au BPA doivent avoir fait la preuve de leur innocuité, comme l'a indiqué le Premier ministre lors de la conférence environnementale. J'ai auditionné plusieurs organisations représentatives de la filière plastique, de l'industrie alimentaire et des fabricants de boîtes métalliques. Ce sont les conserves et les canettes qui présentent la principale difficulté, car le BPA a l'avantage d'être compatible avec toute la gamme alimentaire : il est « universel », quelles que soient l'acidité ou les caractéristiques du produit. Le remplacer rendra donc le process industriel moins simple et plus coûteux, car il faudra utiliser plusieurs matériaux. Cet argument doit-il prévaloir sur le principe de précaution ? Je ne le crois pas, d'autant que les industriels ont anticipé l'adoption de la proposition de loi. On nous a souvent demandé de reporter la date de suspension de commercialisation de 2014 à 2016 ; la date du 1er janvier 2015 me semble à la fois raisonnable et suffisamment incitative pour l'industrie.

La formulation retenue - « conditionnement, contenant et ustensile » - est certes inhabituelle par rapport à la terminologie des textes européens, mais ce champ large permet de réduire au maximum les risques d'exposition.

Le Gouvernement devra, dans les deux ans à venir, travailler avec les industriels pour que la mesure s'applique au mieux, notamment en termes de stocks de production et d'évolution des chaînes de fabrication.

L'autre difficulté est européenne. Les mesures que nous examinons trouveraient mieux leur place au niveau communautaire. Sur les biberons, la Commission européenne était à l'origine réticente, mais elle a repris à son compte la mesure française en adoptant, en janvier 2011, une directive qui l'étend à l'ensemble de l'Union - contre l'avis de l'Agence européenne de sécurité sanitaire... La suspension de la commercialisation pour les nourrissons et enfants en bas âge ne me semble pas entraîner de risque contentieux : le Danemark l'applique depuis deux ans sans que la Commission ait saisi la Cour de justice.

En ce qui concerne l'extension à tout conditionnement alimentaire, la France a notifié cette mesure il y a un an, lors de l'adoption de la proposition de loi par l'Assemblée nationale. La Commission européenne, soutenue par la République tchèque, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l'Espagne, et dans une moindre mesure par l'Italie et la Slovaquie, estime que les données scientifiques actuelles ne justifient pas cette décision ; de même, l'avertissement sanitaire serait, selon certains pays, un obstacle à la libre circulation des marchandises. Le texte, je le rappelle, vise à la fois la fabrication, l'importation et l'exportation.

Pourtant, la Commission a engagé plusieurs travaux pour mieux prendre en compte les perturbateurs endocriniens ; elle attend un nouvel avis de l'Agence européenne, en mai prochain. Hélas, l'Agence reste très frileuse sur ces questions. Il est probable que la Commission persiste à contester le texte, au moins dans un premier temps.

Nous sommes donc face à un choix politique. Les signaux d'alerte sont-ils suffisants ? Le principe de précaution doit-il s'appliquer ? J'en suis convaincue. Après avoir inscrit dans sa Constitution la Charte de l'environnement, et alors que le Président de la République et le Gouvernement ont organisé la conférence environnementale pour la transition écologique, la France doit rester pionnière ; cette future loi peut créer un effet d'entraînement et de sensibilisation pour l'opinion publique internationale.

Je peux comprendre la position des industriels, un peu bousculés. J'entends les sceptiques, qui estiment toujours que le BPA, en deçà de la dose journalière tolérable, n'a aucune conséquence sur la santé humaine, même des nourrissons. Mais les signaux d'alerte sont trop nombreux et trop précis pour être balayés d'un revers de main. Les perturbateurs endocriniens ne sont pas comme le cyanure ou l'arsenic : leurs effets se font sentir des années après, dans des conditions encore mal définies, et sont parfois redoutables. Il faut donc agir vite, de manière mesurée.

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