Intervention de Séverine Kakpo

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 10 octobre 2012 : 1ère réunion
Devoirs à la maison — Audition de Mme Séverine Kakpo

Séverine Kakpo :

Je suis enseignante. J'ai exercé quatre ans en Seine-Saint-Denis dans différents collèges. Et je viens d'être recrutée comme enseignant-chercheur.

En guise d'introduction, je souhaiterais rappeler que des répartitions différentes du temps scolaire des élèves ont existé et que le modèle que nous connaissons aujourd'hui (celui de l'externalisation) est relativement récent. En effet, jusqu'aux années 60, le travail personnel des élèves a été placé non pas en périphérie mais au coeur du système éducatif, avec deux traditions bien différentes pour chacun des deux ordres d'enseignement.

L'enseignement secondaire est l'héritier d'un modèle scolaire (les « humanités ») au sein duquel l'organisation du temps scolaire est pensée en fonction d'une étroite association de l'enseignement et du travail personnel. Dans ce système, la « classe » a lieu deux fois par jour et dure en moyenne deux heures. Avant la classe du matin, entre les deux classes de la journée et après la classe du soir, les élèves, qui sont internes, travaillent à l'étude. Ils y sont surveillés et aidés, et leur travail est vérifié par des « répétiteurs ». C'est une organisation qui a perduré tout le long de l'Ancien régime et du XIXe siècle, période à laquelle les internes passent les deux tiers de leur temps de travail à l'étude, soit environ 40 heures par semaine contre 20 heures de classe.

Ce modèle séculaire a disparu, en quelques décennies, sous l'effet de trois évolutions : une évolution pédagogique qui fait reculer les défenseurs des « humanités classiques », le déclin progressif de l'internat, qui a privé les « répétiteurs » d'une de leur principale raison d'être, la surveillance des internats, et, l'explosion démographique associée à la crise de recrutement des années 50-60, qui a imposé d'employer les instituteurs à faire classe exclusivement. Les répétiteurs ont été remplacés par des personnels dont la fonction relevait exclusivement de la surveillance et non plus du domaine pédagogique.

Les devoirs ont été placés sous la responsabilité des familles.

Dans l'école primaire publique, un tout autre mode d'organisation pédagogique s'est imposé puisque les élèves qu'elle scolarisait étaient très majoritairement issus des milieux populaires et tous externes. Dans ce modèle, le temps de travail des élèves était intégralement pris en charge dans le temps de classe. C'était le maître qui faisait faire des séries d'exercices et vérifiait sur place les productions des élèves. Il faisait également répéter les leçons jusqu'à ce qu'elles soient sues. Il était donc le seul garant de la réalisation du travail scolaire et de son évaluation.

Mais, ce modèle d'organisation a rapidement évolué au cours des premières décennies du XXe siècle. Les raisons de ce bouleversement sont à chercher du côté de l'évolution du mode d'encadrement du temps périscolaire. Au départ, il existait bien des études mais uniquement à des fins d'encadrement social. Elles ne proposaient pas d'encadrement pédagogique. Mais, à mesure que les enseignants s'y sont investis pour compléter leurs revenus, elles deviennent progressivement des lieux où les enfants travaillent et font des devoirs.

A partir des années 50, l'éducation nationale tente de réguler ce phénomène, qu'elle juge néfaste. C'est en novembre 1956, qu'est promulgué le premier arrêté interdisant les devoirs à la maison et exigeant qu'ils soient réintégrés dans la classe. Mais cet arrêté - le premier d'une longue liste - ne parvient pas à endiguer le processus d'externalisation parce qu'il intervient au moment où s'amorce un projet d'unification des parcours scolaires. Or, en amont, collèges et lycées, les enseignants ont massivement recours à l'externalisation du travail personnel des élèves. En aval, la pratique des devoirs maison ne peut donc que s'en trouver renforcée.

Le processus d'externalisation aboutit à son terme extrême lorsque, au tournant des années 60-70, sous l'influence des mouvements de Jeunesse et d'éducation populaires, les enseignants se retirent progressivement des études, remplacés par des personnels communaux formés à l'animation socioculturelle. Progressivement, les devoirs sont donc placés sous la seule responsabilité des familles.

Le grand paradoxe de l'histoire est que l'on a mis fin à l'encadrement institutionnel des devoirs, à tous les niveaux du système éducatif, au moment même où leur encadrement aurait sans doute grandement facilité l'intégration des élèves issus de la massification et peu de temps avant que l'école ne commence à imposer et externaliser des tâches qui deviennent de plus en plus exigeantes et donc qui relèvent de moins en moins de l'évidence pour tous.

L'enquête ethnographique que j'ai conduite auprès de vingt familles populaires, présentant la particularité d'être encore relativement préservées de la précarisation de l'emploi et des conditions de vie, montre que l'accompagnement des devoirs est au coeur de l'intense préoccupation scolaire de ces familles qui, loin d'être démissionnaires, aspirent au contraire à voir leurs enfants réussir à l'école et s'affranchir des tâches d'exécution. Ces résultats convergent avec ceux déjà mis en évidence par l'Insee et qui montrent que l'aide parentale aux devoirs est un phénomène de grande ampleur (qui occupe, pour un écolier, par exemple, 95 % des mères, toutes catégories sociales confondues), et qui s'intensifie, de surcroît, alors même que l'offre d'aides concurrentes a explosé au cours de ces dernières décennies.

L'enquête met aussi en évidence l'attachement viscéral que les familles populaires portent aux devoirs, qu'ils envisagent comme consubstantiels à la scolarisation. Tous ont foi en l'efficacité des devoirs et n'hésitent pas à engager des démarches auprès des enseignants pour « rétablir le flux » quand ils jugent que l'école ne joue plus pleinement son rôle de « prescriptrice ». Il faut comprendre que les devoirs sont aussi, pour les parents, une « fenêtre ouverte » sur la classe, un moyen de contrôle du travail de l'enfant mais aussi un regard porté sur l'institution, ainsi qu'un levier d'action, une manière de communiquer avec les enseignants (en leur renvoyant l'image de parents « partenaires »). Ils sont enfin un moyen de structurer le temps extrascolaire de leurs enfants et de légitimer l'ordre moral familial, etc. Ce très large consensus relève donc de logiques hétérogènes mais qui toutes convergent pour rendre indispensable, à leurs yeux, le transit du travail scolaire par la maison.

L'enquête montre aussi que les familles des catégories populaires, dès lors qu'elles ne sont pas complètement démunies pour aider et qu'elles disposent d'un minimum de temps disponible, n'entretiennent pas un rapport simple avec les dispositifs d'aide aux devoirs et ne se résolvent pas facilement à faire sous-traiter, à leur tour, l'encadrement du travail personnel de leurs enfants. Certaines des familles de mon enquête ont rapatrié les devoirs à la maison après une courte période d'essai, considérant qu'elles y perdaient plus qu'elles n'y gagnaient.

« Accompagner les devoirs » ne relève pas de l'évidence pour bon nombre de parents de notre enquête, tout particulièrement pour ceux dont les enfants rentrent régulièrement à la maison sans avoir pu s'approprier, en amont, au sein de la classe, les savoirs en jeu ou encore sans avoir pu s'initier préalablement à des opérations de transfert de la notion.

Pour la plupart des parents, il est clair que le rôle qui leur incombe est d'aider leurs enfants à retourner en classe avec des devoirs corrigés. Les parents ne se contentent pas de prodiguer un encadrement moral ou matériel des devoirs, ils mettent littéralement « la main à la pâte des apprentissages », empiétant sur les territoires traditionnellement dévolus aux enseignants. Faut-il en conclure que les parents se méprennent sur les attentes des enseignants, qui sont souvent enclins à dire qu'ils n'attendent pas ce genre d'aide des parents ? Ou faut-il en conclure que les parents répondent en fait aux attentes implicites mais bien réelles de l'école ? Je penche davantage pour la seconde hypothèse. Le récent développement de tous les dispositifs qui se proposent d'aider les élèves à faire leurs devoirs n'accrédite-t-il pas l'idée qu'une grande partie de la réussite se joue en dehors de la classe et qu'il ne faut pas laisser les devoirs revenir en classe « à l'état naturel » ?

Être garant de la conformité et de la qualité du travail scolaire produit à la maison est donc une tâche particulièrement lourde pour bon nombre de parents. Les devoirs sont souvent décrits comme chronophages. Par ailleurs, la concurrence fait parfois rage parmi les membres de la fratrie pour avoir accès à l'aide parentale. Les devoirs sont aussi une source de tension, voire de conflit, entre parents et enfants. On sait que l'école est de loin la première source de conflits avec les enfants, cités par les parents des catégories populaires. Les devoirs sont donc tout à la fois une source et un catalyseur de ces conflits.

Enfin, le suivi des devoirs confronte nécessairement les parents, à un moment donné ou à un autre de la scolarité de leurs enfants, aux limites du stock des ressources dont ils disposent pour aider. S'ils sont nombreux à avoir pu suivre leur scolarité primaire sans trop de difficultés majeures et récurrentes, s'amorce généralement avec l'entrée au collège un progressif et inexorable processus de décrochage parental. L'externalisation de ces tâches que les parents n'ont pas les moyens de traiter les expose au risque d'une multi disqualification. Elle peut, à un premier niveau, donner aux parents le sentiment qu'ils sont dans l'incapacité intellectuelle de maîtriser les contenus d'apprentissage en jeu et impuissants à aider leurs enfants. Elle risque à un second niveau de les disqualifier, aux yeux de leurs enfants, dans leur rôle d'éducateur. A un troisième niveau, c'est aussi tout le « fond de commerce » des discours éducatifs familiaux qui s'en trouve menacé. A un quatrième niveau, elle fait encourir aux parents le risque de déchoir, aux yeux des enseignants, du statut valorisant de « partenaires » à celui de parents « défaillants ».

Pour garder la face, certains parents n'hésitent pas à reconfigurer les tâches prescrites, en transformant volontairement, par exemple, une tâche mettant en jeu de la compréhension en une tâche ne mettant plus qu'en jeu un simple talent de mémorisation.

Si les familles de mon enquête offrent, du point de vue de leur implication, tous les gages de conformité aux attentes de l'école, il apparaît que - sur le plan des apprentissages - de nombreuses dissonances s'opèrent entre logiques familiales et logiques scolaires. Une partie non négligeable de ces dissonances est à mettre sur le compte de la désorientation curriculaire dont font l'expérience les parents et de la désappropriation de l'univers de référence qu'ils mobilisent pour appréhender le curriculum contemporain. Alors que les réquisits de l'école ont profondément évolué depuis la fin des années 1970, c'est principalement, à partir du cadre de référence des pédagogies « traditionnelles », que les parents interprètent le travail intellectuel sollicité par l'école. Viscéralement attachés à des codes pédagogiques qui ont marqué leur expérience scolaire et qui entrent fortement en résonance avec leur ethos de classe, l'enquête montre que les parents interrogés peinent à s'orienter dans les méandres du curriculum contemporain, qui fait désormais moins appel aux capacités de restitution que de réflexion des élèves. Les parents sont profondément déstabilisés par les nouveaux schémas d'apprentissage de la lecture, par les modes d'enseignement de la grammaire, de l'histoire, par la place qu'occupe la littérature jeunesse, etc.

Le trouble des parents est accentué par le fait qu'ils ne se confrontent pas qu'à du nouveau, étant donné que les nouvelles pédagogies, au cours de leur progressive diffusion dans l'école, se sont plus agrégées et mêlées aux pédagogies déjà existantes qu'elles ne les ont systématiquement remplacées. La confrontation avec ces pédagogies « retrouvées » les conforte dans l'idée que les enjeux d'apprentissage sont restés inchangés depuis le temps de leur propre scolarité (la mémorisation/restitution) et que l'école ne délivre plus les moyens d'y accéder (les longues leçons explicites qui donnent à voir le savoir).

Les parents s'efforcent de donner un sens et une cohérence à ces évolutions, en développant des analyses en termes de « démission » ou de « mission diabolique » de l'institution.

Même si la désorientation des parents s'enracine d'abord, et avant tout, dans l'expérience du quotidien des devoirs, elle n'en est pas pour autant réductible au seul huis clos familial. Elle se nourrit de tous les débats qui agitent la sphère pédagogique et la société en général. L'enquête met en évidence le profond conservatisme scolaire des familles populaires.

L'enquête montre, enfin, que le foyer des parents n'est pas seulement un espace de sous-traitance pédagogique mais qu'il est aussi une institution pédagogique autonome, puisque les parents sont bien souvent prescripteurs de travail « en plus ». L'enquête donne à voir le fort degré d'élaboration et de rationalité des pratiques qu'ils développent en la matière. Le terme générique de « travail en plus » recouvre des réalités tout aÌ fait distinctes en fonction des différentes missions que s'assignent les familles. A partir des observations et des entretiens que j'ai réalisés, j'ai élaboré une typologie qui distingue trois formes de travail « en plus ».

Le travail supplémentaire est prescrit par les parents - non pas dans la perspective de remédier aÌ des difficultés - mais plutôt dans celle de consolider et de faire augmenter les résultats scolaires de leurs enfants. Par définition, il est donc presque toujours destineì aÌ des enfants qui présentent, dans la discipline concernée, un niveau correct ou satisfaisant.

Le travail complémentaire vise aÌ remédier aÌ des difficultés d'apprentissage ou aÌ combler des lacunes imputables aÌ l'enfant ou aÌ son milieu d'origine mais pas aÌ l'institution scolaire elle-même.

Le travail suppléant vise, quant à lui, à remédier à des difficultés d'apprentissage ou à combler des lacunes non pas imputables à l'enfant ou à son milieu d'origine mais à l'institution scolaire elle-même. On va prescrire des devoirs que l'institution manque de prescrire. On va compenser ce qui est perçu par les parents comme le retard lieì aÌ la nature du public accueilli par les établissements, ainsi que les défaillances pédagogiques de l'école. Pour certains parents que j'appelle les « missionnaires des pédagogies traditionnelles », c'est quasiment l'ensemble du curriculum scolaire qui doit faire l'objet d'une substitution par recours aÌ des formes d'enseignement aÌ la maison. Certains parents n'hésitent pas aÌ transformer durablement leur foyer en institution « refuge » et aÌ dispenser aÌ leurs enfants une scolarisation visant aÌ suppléer les manquements de l'institution scolaire.

En conclusion, si mes recherches contribuent à déconstruire le mythe de la « démission » des familles populaires, elle met aussi en question un second mythe, qui est pour ainsi dire l'envers du premier : celui d'une mobilisation parentale qui, au regard d'un contexte général souvent perçu par le sens commun comme profondément carencé et déficitaire, serait toujours nécessairement bénéfique à la scolarité des élèves. Une partie des parents de l'enquête prescrivent des modes de faire et mettent en oeuvre des représentations qui sont peu conformes aux attendus de l'école, quand ils ne s'inscrivent pas tout simplement dans une logique de « dissidence » pédagogique revendiquée.

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