délégué, mes chers collègues, lors de mon arrivée au Sénat, l’année dernière, j’ai souhaité commencer un travail de fond portant sur la situation de certains de nos concitoyens européens, les ressortissants roumains et bulgares, et, parmi eux, ceux qui connaissent les situations les plus précaires économiquement, communément désignés comme « Roms », bien que tous n’appartiennent pas au peuple rom.
Mon expérience d’élue locale m’avait conduite à être témoin des conditions de vie misérables dans lesquelles beaucoup d’entre eux vivent, ou plutôt survivent, et des préjugés dont ils sont victimes dans la société française, qui débouchent sur bon nombre de discriminations et de mauvais traitements.
Cette situation m’a paru indigne de notre République. J’ai donc pris contact avec les acteurs de terrain engagés à leurs côtés : associations et organisations non gouvernementales, élus et simples citoyens, mais également ressortissants roumains et bulgares, car on ne peut agir pour le bien des personnes sans elles. Il s’agissait pour moi de mieux comprendre les difficultés et les obstacles rencontrés au quotidien et d’identifier les leviers à actionner afin de permettre une meilleure intégration de ces populations.
Tous ont répondu présent, et je souhaite les en remercier chaleureusement. Je veux aussi saluer amicalement ceux d’entre eux qui suivent aujourd’hui ce débat dans les tribunes de cet hémicycle. Sans eux, ce travail n’aurait pas été possible.
Nous avons donc organisé, à partir de novembre 2011, des réunions de travail au Sénat et des déplacements dans plusieurs régions, dans les campements illégaux, sur les terrains conventionnés, au sein des dispositifs d’insertion, afin de prendre la pleine mesure de la situation. La direction de l’initiative parlementaire et des délégations du Sénat a également organisé des auditions ; je la remercie pour le travail accompli.
Nous avons donc entendu les responsables nationaux, mais aussi locaux, de la plupart des grandes associations qui interviennent sur le terrain : associations de défense des droits de l’homme, associations de solidarité et de lutte contre la pauvreté, associations de médecins humanitaires. Nous avons également entendu de nombreux élus locaux de toutes couleurs politiques, des responsables administratifs, ainsi que des citoyens roumains et bulgares. Tous soulignent les situations d’errance permanente, qui posent de graves problèmes d’accès aux soins. Les médecins auditionnés ont ainsi martelé les termes d’« urgence sanitaire ». Je vous invite également à lire le rapport de l’Observatoire régional de santé d’Île-de-France, intitulé « Situation sanitaire et sociale des Roms migrants en Île-de-France », qui est, hélas, très clair sur cette question. Bien d’autres difficultés, touchant notamment à la scolarisation, ont été évoquées.
Permettez-moi, mes chers collègues, d’ouvrir une parenthèse historique.
L’histoire des Tsiganes et des Roms est faite depuis de nombreux siècles de réduction en esclavage, de stigmatisation, de persécution allant jusqu’à leur extermination par le régime nazi.
Sur un million de personnes dites « tsiganes » vivant en Europe à la fin des années trente, et plus spécialement en Europe de l’Est, entre 25 % et 50 % furent tuées durant la Seconde Guerre mondiale, et de nombreuses autres déportées à Auschwitz, Jasenovac et Buchenwald.
Aujourd’hui encore, les Roms sont victimes de discrimination dans leur pays d’origine, mais également dans leurs pays de résidence. Les préjugés sont tenaces envers cette population soupçonnée de se livrer à des actes de délinquance, de se complaire dans l’inactivité et de vivre des aides sociales.
Or les Roms présents en France sont le plus souvent des migrants économiques que la très grande précarité a poussés à quitter leur pays d’origine. Les témoignages recueillis lors des auditions qui ont précédé l’élaboration de cette proposition ont fait ressortir de façon très convergente leur volonté de trouver un emploi pour subvenir à leurs besoins et de scolariser leurs enfants, à l’opposé de la vision culturaliste développée par certains, qui postulent que les Roms ne souhaitent ni travailler ni s’intégrer.
Par ailleurs, la méfiance envers ces populations est également confortée par l’idée d’une arrivée massive de Roms en France. Or leur nombre sur le territoire français reste stable. Depuis le début des années 2000, il est comparativement faible : environ 15 000 à 20 000 Roms, au maximum, vivent sur tout le territoire. Toutes les estimations convergent sur ce point.
Très majoritairement de nationalités roumaine et bulgare, les Roms vivant en France doivent surmonter un très grand nombre d’obstacles, au premier rang desquels figurent les mesures transitoires des traités d’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie à l’Union européenne signés en 2007.
En effet, bien que citoyens d’un pays membre de l’Union européenne, ils ne disposent pas aujourd’hui des mêmes droits que les autres ressortissants européens en France en matière d’emploi.
Alors que tous les autres ressortissants européens peuvent avoir accès au marché du travail dans les mêmes conditions que les ressortissants français, les Roumains et les Bulgares restent assujettis, en matière d’accès à l’emploi, aux mêmes obligations que les étrangers non communautaires souhaitant travailler en France : être en possession d’un titre de séjour et obtenir une autorisation de travail. Les textes communautaires autorisent, pour les pays qui le souhaitent, le maintien de telles mesures jusqu’à la fin de 2013.
La Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité a critiqué cette situation dans sa délibération n° 2009-372 du 26 octobre 2009, en soulignant que, « depuis l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à l’Union européenne, les ressortissants de ces États ne sont considérés ni comme les autres communautaires ni comme des migrants non communautaires ».
L’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie à l’Union européenne a permis à partir du 1er janvier 2007 aux ressortissants de ces deux pays, comme à « tout citoyen ou toute citoyenne de l’Union », de bénéficier du « droit de circuler ou de séjourner librement sur le territoire des États membres ».
La directive européenne 2004/38/CE restreint cette liberté : « Tout citoyen de l’Union a le droit de séjourner sur le territoire d’un autre État membre pour une durée de plus de trois mois [...] s’il dispose, pour lui et pour les membres de sa famille, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de son séjour, et d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil ».
Or les délais constatés pour l’obtention d’une carte de séjour et d’une autorisation de travail – nous en avons eu confirmation au cours des auditions que nous avons organisées et dans les témoignages que nous avons pu rassembler – sont très longs et dépassent souvent cinq ou six mois, pouvant aller jusqu’à neuf mois, ce qui ne manque évidemment pas de décourager les employeurs.
Mes chers collègues, depuis quelques mois, le contexte national a beaucoup changé concernant cette question, et je m’en réjouis.
Le 22 août dernier, M. le Premier ministre a présidé une réunion de travail à laquelle neuf ministres ont participé. Il a clairement été rappelé qu’il s’agissait d’une question d’humanité et de respect des principes fondateurs de la République, lesquels appellent à traiter de façon égale et digne toute personne en situation de difficulté sociale.
Un certain nombre de mesures extrêmement positives ont été prises, telles que la suppression de la taxe due par l’employeur à l’OFII, l’Office français de l’immigration et de l’intégration, et la mise en place d’une mission de coordination des différents ministères concernés et d’interface avec le monde associatif auprès du Premier ministre.
En outre, il y a quatre jours – le 11 octobre –, les ministres de l’intérieur et du travail ont annoncé que la liste des métiers accessibles aux Roumains et aux Bulgares en France sans opposabilité allait être élargie, notamment à des secteurs où les employeurs peinent aujourd'hui à recruter. Le nombre de ces métiers passera ainsi de 150 à 291.
La diminution des restrictions va dans le bon sens et, bien sûr, nous nous en félicitions. Mais justement, à quoi bon surcharger des administrations et des services qui ont déjà, on le sait, fort à faire par ailleurs pour contrôler le respect d’une liste désormais très large ainsi que d’une norme qui, à mon avis, ne présente plus aucun avantage mais en revanche bloque l’accès à un revenu légal ?
Dans ces conditions, il vaudrait mieux, me semble-t-il, aller jusqu’au bout, simplifier la procédure, et sortir ce faisant d’une situation absurde.
Absurde, la situation l’est en effet sur le plan financier. L’aide au retour humanitaire coûte – ce sont les chiffres officiels – 3 millions d’euros par an à notre pays, sans compter les frais de fonctionnement dont je n’ai pas pu trouver le montant mais qui, à mon avis, sont importants. Or c’est une mesure objectivement inefficace : elle ne règle rien puisque les Roumains et les Bulgares, qui sont Européens, peuvent revenir librement sur notre territoire. De plus, si ceux-ci avaient accès sans restriction au marché du travail, ce seraient autant de cotisations sociales qui tomberaient dans les caisses de l’État.
Absurde, la situation l’est également, me semble-t-il, sur le plan économique. Certes, la France est confrontée à une crise grave et à un chômage massif préoccupant, mais nous parlons ici d’environ 5 000 adultes postulant à des emplois dans des corps de métier dont beaucoup manquent actuellement cruellement de main-d’œuvre et qui sont donc non concurrentiels.
On arguera aussi d’un risque d’« appel d’air ». Pour ma part, je n’ai constaté d’appel d’air, ni en Italie, pays qui a suspendu les mesures de restriction sur son territoire à la fin de 2011, voilà donc bientôt un an, ni en Irlande, pays qui les a suspendues il y a environ un mois, ni dans les autres pays – nous ne sommes plus que dix à les maintenir – qui les avaient déjà suspendues.
Je rappelle par ailleurs que la Commission européenne a rendu public, le 18 novembre 2008, un rapport sur les effets de la libre circulation des travailleurs élargie aux nouveaux membres de l’Union européenne, rapport qui ne concluait à aucun impact négatif significatif sur les salaires, sur les emplois locaux, sur les finances publiques non plus que sur les systèmes de protection sociale des pays d’accueil.
Par ailleurs, si nous voulons construire l’Europe, quelles que soient les difficultés, nous ne pouvons pas admettre que subsistent longtemps des citoyens européens de seconde catégorie qui auraient moins de droits que les autres. Ce n’est pas une bonne base pour construire l’Union européenne !
La Roumanie et la Bulgarie sont les deux seuls pays, sur les vingt-quatre autres, dont les ressortissants sont visés en France par des mesures de dérogation, demandées par notre pays, et cela sans qu’il n’y ait réciprocité : un citoyen français en Roumanie ou en Bulgarie n’a pas à demander une autorisation spéciale de travail.
Soyons clairs. Chacun doit assumer ses responsabilités, qui, en l’espèce, sont de trois ordres : celle des gouvernements roumain et bulgare, qui doivent prendre les mesures nécessaires pour faire cesser les discriminations et les persécutions à l’égard des Roms ; celle de l’Union européenne, qui doit veiller à ce que les fonds européens destinés à financer des projets d’intégration de ces populations dans toute l’Europe – fonds très importants et dont nous avons aussi besoin en France – soient bien utilisés à cette fin et distribués en toute transparence ; celle, aussi, de la France, qui ne peut pas se défausser et qui doit donner un accueil digne à tous nos concitoyens européens sur notre territoire.
Il n’y a aucune particularité ethnique, raciale, génétique qui empêcherait les Roms de s’intégrer. Les auditions et les témoignages de tous les acteurs de terrain que nous avons reçus le confirment tous : dans la majorité des cas, ces populations montrent des formes extraordinaires de solidarité, de courage, de fierté, une farouche volonté de s’intégrer et de réels talents. On compte parmi elles des musiciens célèbres, des artistes et bien d’autres qui ont réussi. Savez-vous, mes chers collègues, que la jeune fille qui a reçu ici-même, au Sénat, en mars 2012, la médaille d’or des meilleurs apprentis de France est une jeune fille rom qui avait été scolarisée un peu moins de cinq ans ?
Comme dans tous les bidonvilles, comme dans toutes les favelas du monde, on trouve aussi chez eux une fraction, très minoritaire, de comportements délinquants, voire criminels, et il n’y a, bien sûr, aucune complaisance à avoir à l’égard des réseaux, mais leur existence ne peut servir de prétexte pour ne pas avancer avec la grande majorité de cette population.
Si les mesures transitoires sont levées, ce sera l’aboutissement du processus engagé par le Gouvernement.
Ce sera la possibilité pour tous les Roumains et Bulgares présents en France de rechercher un travail légal, et donc d’avoir des ressources légales. Ce sera aussi un signal fort pour tous les réseaux, notamment associatifs, qui se battent à leur côté et qui sont prêts à engager une dynamique positive d’intégration.
Ouvrir l’accès à un travail légal, et donc à un revenu légal, sera la base objective pour mettre en œuvre un plan d’intégration qui permette aussi de traiter le problème de l’hébergement et donc de faire disparaître les bidonvilles, sources de tensions sociales et terreau des mafias et des réseaux d’exploitation.
Ce sera la fin en France d’une discrimination entre les pays européens, discrimination inefficace et sans aucun sens aujourd'hui, et l’établissement des mêmes droits pour tous nos concitoyens européens sur notre territoire.
Notre pays, avec 3 millions de chômeurs et 7 millions de précaires, est confronté à de grands défis et à la nécessité d’un immense effort pour relancer l’industrie et pour faire face à une grave crise internationale. Il ne peut se permettre d’être divisé par des tensions inutiles.
Mes chers collègues, en votant cette résolution, en souhaitant la levée immédiate des mesures transitoires, le Sénat peut influer dans le bon sens sur le débat public : sa voix pèse, vous le savez.
En présentant cette proposition de résolution, je ne suis pas dans l’angélisme. Comme vous, je suis attachée à la disparition des bidonvilles, je suis contre le travail illégal, contre la mendicité agressive et contre la surexploitation des enfants, je suis pour la poursuite et la répression des trafics en tout genre, mais je constate que le système des mesures transitoires empêche l’exercice d’un droit légitime, à savoir le droit à un travail et des revenus légaux.
Ce système bloque aussi réglementairement les postes d’insertion, les postes d’apprentissage, les postes en alternance, l’accès à la formation de droit commun. Il empêche donc la création d’une base objective pour dépasser la situation et, évidemment, pour aborder les autres questions importantes, qui sont notamment celles de l’hébergement, de la santé et de la scolarisation.
Je demande pour les Roumains et pour les Bulgares, les mêmes droits que pour les autres citoyens européens sur le territoire français. Donnons-leur les mêmes droits d’accès à un revenu légal, ni plus ni moins. Nous ne demandons en effet aucun privilège spécial pour eux, mais simplement l’égalité des droits. Le meilleur moyen de lutter contre toutes les pratiques illégales est d’assurer cette égalité.
Je veux évoquer un événement récent qui nous appelle, mes chers collègues, à faire preuve de responsabilité. Les habitants d’un quartier très pauvre de Marseille s’en sont pris à un campement de Rom dont ils ont brûlé les affaires. Ces tensions entre deux groupes d’habitants, qui auraient pu dégénérer encore plus gravement, sont inquiétantes.
On le sait, des tensions du même genre existent dans d’autres villes. Les élus locaux, les parlementaires, les pouvoirs publics ont un devoir absolu face à une telle situation : ne pas jeter de l’huile sur le feu, mais au contraire mettre en place des dispositifs d’apaisement et des décisions structurelles qui permettent d’avancer vers l’intégration, le maintien de la sécurité et la cohésion sociale.
Ces récents événements nous montrent qu’il y a urgence. Voilà pourquoi nous émettons le souhait dans la proposition de résolution que le Gouvernement demande la levée, non pas début 2014, mais dès maintenant des mesures transitoires. Il en a le pouvoir et la démarche est simple, car une nouvelle loi n’est pas nécessaire.
Je soulignerai en conclusion que cette proposition de résolution répond à une préoccupation de bon nombre de nos collègues élus dans des municipalités et des communautés d’agglomération de toutes couleurs politiques. Nous sommes allés à Bordeaux, dans la région nantaise, dans le Nord-Pas-de-Calais, à Strasbourg et en Alsace, dans tous les départements d’Île-de-France… Les démarches des élus qui ont engagé leurs collectivités dans la création de lieux d’accueil, de médiation, d’insertion et qui ont essayé d’avancer en matière de logement, de santé, d’accès à la scolarité sont aujourd'hui bloquées parce que les personnes concernées ont, même lorsqu’elles sont dans le cadre d’un dispositif, d’énormes difficultés à avoir accès au travail pour les raisons que j’ai indiquées.
Il y a là un risque de fragilisation et la mise en danger de dispositifs pourtant financés par de l’argent public, avec souvent, au départ, le soutien du Gouvernement, risque à propos duquel ces élus, interpellés comme nous par cette situation sans issue, nous ont alertés.
Mes chers collègues, cette proposition de résolution appelle donc à l’apaisement sur un sujet dont l’importance a été, avant mai 2012, artificiellement gonflée, par populisme ou par électoralisme – je rappelle que sont au maximum concernées 20 000 personnes, en comptant les enfants et les personnes âgées, sur tout le territoire français.
Elle appelle à en finir avec les préjugés et les discriminations, à rétablir l’égalité des droits entre les citoyens européens présents sur notre territoire, à la mise en place d’un accueil digne des traditions de notre République.
Je terminerai en citant Vaclav Havel : « La façon dont sont traités les Tsiganes représente le vrai test, non seulement pour une démocratie mais d’abord pour une société civile. »
Réussissons ce test ensemble, au nom de l’apaisement, au nom de l’égalité des droits : mes chers collègues, j’ai confiance en vous !