Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la semaine dernière, l’Union européenne s’est vu attribuer le prix Nobel de la paix. Ainsi, l’une des plus formidables constructions politiques de l’après-guerre était récompensée pour avoir institué en Europe un espace de paix et de sécurité définissant une citoyenneté européenne garantissant des droits fondamentaux comme la liberté de circulation et d’installation.
Force est de constater que cette construction fragile, complexe ne va pas de soi, qu’elle provoque lors de chaque phase d’intégration des moments de crainte et de doute. Ces moments sont encore plus difficiles, voire risqués, lorsque la situation économique et sociale est douloureuse, engendrant d’inévitables tensions. Il était toutefois historiquement symbolique et politiquement nécessaire de ne pas laisser de côté une partie significative de « l’autre Europe », après le grand élargissement de 2004.
Cette conviction a dominé l’ensemble des négociations d’entrée dans l’Union européenne de la Roumanie et de la Bulgarie. Néanmoins, intégrer ces États, dont le PIB atteint 25 % de la moyenne des PIB des États membres de l’Union européenne, représentait un enjeu économique et administratif important.
Lorsque l’on regarde aujourd’hui les situations politiques en Hongrie et en Roumanie d’une part, en Ukraine de l’autre, on mesure combien ce volontarisme politique était indispensable pour éviter tout retour en arrière sur le plan démocratique.
Comme en 2004, avec les vagues migratoires de Pologne et des pays baltes vers l’Irlande et le Royaume-Uni surtout, la libre circulation a vite engendré une inquiétude : les Roumains et les Bulgares n’allaient-ils pas déferler sur des marchés de l’emploi déjà très tendus et engendrer un mouvement de baisse des salaires ? C’est pour face à cette crainte que des États membres ont souhaité mettre en place des mesures transitoires de protection de leur marché du travail.
C’est encore le cas aujourd’hui pour la France, comme pour l’Allemagne et l’Espagne. Pourtant, un rapport de la Commission européenne au Conseil européen sur le fonctionnement des dispositions transitoires sur la libre circulation des travailleurs en provenance de la Bulgarie et de la Roumanie, remis le 11 novembre 2011, a évalué l’impact de ces mesures transitoires tant pour la Bulgarie et la Roumanie que pour les pays de migration. C’est à cette date la seule étude d’impact de référence sur la question.
Quelles sont les conclusions de cette étude ?
Indépendamment de leur participation au marché du travail, on estime à environ 2, 9 millions de personnes le nombre de ressortissants bulgares et roumains installés dans l’un des 25 autres États membres de l’Union européenne, cette mobilité étant antérieure à la date d’adhésion de ces pays, en 2007. L’Italie, l’Espagne et l’Allemagne hébergent plus de 75 % de l’ensemble des travailleurs bulgares et roumains.
Les flux de mobilité suivent bien évidemment les périodes de croissance économique. Ainsi, l’arrivée de travailleurs bulgares et roumains s’est fortement ralentie depuis 2009. Quand l’Espagne a réintroduit des restrictions, le 22 juillet 2011, plus de 50 % des travailleurs migrants provenant de Bulgarie et de Roumanie avaient déjà quitté ce pays, car ils étaient privés d’emploi°!
Les profils professionnels des travailleurs migrants sont rarement qualifiés et les métiers qu’ils occupent restent directement liés à la conjoncture économique : construction, services domestiques, hôtellerie, restauration... Pourtant, comme le montrent en France des études réalisées par Pôle emploi, plusieurs de ces métiers font aujourd'hui l’objet de nombreuses offres d’emploi non pourvues.
Au-delà de la simple étude statistique, ce rapport tire des conclusions importantes pour l’analyse de la proposition de résolution qui nous est soumise aujourd’hui : « Toutefois, il est clair que les citoyens mobiles récemment arrivés en provenance [de Bulgarie et de Roumanie] ont joué un rôle très mineur dans la crise du marché du travail des différents pays. Par exemple, en 2010, ils représentaient seulement 1 % de l’ensemble des personnes au chômage (âgées de 15 à 64 ans) dans les pays de l’UE-15, contre 4, 1 % pour les ressortissants de pays tiers récemment arrivés.
« La vaste majorité des citoyens mobiles récemment arrivés de Bulgarie et de Roumanie participent au marché du travail dans la même mesure que la population moyenne, voire de manière plus importante. Dans l’ensemble, ils ont joué un rôle positif pour les économies des pays d’accueil... »
Ce sont ces conclusions qui ont incité le Parlement européen à adopter, le 15 décembre 2011, une résolution sur la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union européenne. Cette résolution a été votée aussi bien par le PPE et le PSE que par les Libéraux et les Verts européens. Il en avait été de même de la résolution sur les mesures d’encouragement de la mobilité des travailleurs à l’intérieur de l’Union européenne adoptée le 25 octobre 2011.
Il faut souhaiter, mes chers collègues, que notre attachement à la construction européenne nous conduise à faire aujourd'hui un choix similaire. Notre collègue Aline Archimbaud nous demande de voter une proposition de résolution relative aux ressortissants de nationalités roumaine et bulgare. Beaucoup ont voulu y voir un texte essentiellement destiné à favoriser l’insertion en France des migrants roms ; c’est en partie vrai.
À ce stade, plusieurs remarques doivent être faites. La proportion de migrants d’origine rom est conforme à leur part – plus ou moins 10 % – dans la population de leurs États d’origine. Grâce à la liberté de prestation de service dans l’Union européenne, il est déjà possible de travailler en France en toute légalité quand on vient de Bulgarie ou de Roumanie. Dans ce cas, les cotisations sociales des employés détachés en France ne sont pas payées en France mais dans le pays d’origine de l’entreprise. La CGT ne faisait-elle pas remarquer l’année dernière que Bouygues Construction employait sur le chantier de l’EPR à Flamanville un tiers d’ouvriers roumains par le biais d’entreprises sous-traitantes roumaines ? Notons que cette main-d’œuvre a l’avantage d’être payée neuf euros de l’heure et de n’être pas syndiquée... En outre, les cotisations sociales sont payées en Roumanie.
On retrouve le même type de montage dans certaines de nos entreprises de transport, qui emploient des chauffeurs routiers bulgares sur des cycles de quatorze jours. Donner aux ressortissants roumains et bulgares d’autres possibilités de travailler légalement en France participera au relèvement des droits sociaux des migrants européens et de leurs salaires, comme cela a été le cas pour les États ayant intégré l’Union européenne en 2004.
Il existe en France des filières d’emploi qui fonctionnent de façon clandestine : outre les 15 000 à 20 000 Roms qui vivent dans des conditions indignes, ce sont plusieurs dizaines de milliers de Bulgares et de Roumains qui occupent des emplois dans le BTP, l’hôtellerie ou la restauration. Ce sont ces travailleurs qui font la fortune des marchands de sommeil.
En demandant la suppression des mesures transitoires, les auteurs de cette proposition de résolution formulent une solution alternative au détachement de personnels, système dans lequel aucune cotisation sociale n’est payée en France. Cela ôterait toute justification à ceux qui emploient de manière illégale de la main-d’œuvre bulgare ou roumaine en France, en exploitant leur précarité et leur illégalité.
Il convient aussi de rappeler que la Roumanie et la Bulgarie ont respecté, dans leur processus d’adhésion, l’esprit des traités européens sur la liberté de circulation et d’installation, en n’imposant aucune réciprocité aux mesures transitoires demandées par la France, contrairement à ce qu’avait fait la Pologne en 2004. En effet, ce pays avait estimé que ces mesures transitoires étaient discriminatoires et contraires à l’esprit des traités et avait donc instauré par réciprocité des barrières à l’embauche pour les ressortissants des États ayant mis en œuvre de telles mesures. Ces barrières ont été levées en même temps que les mesures transitoires visant les ressortissants polonais, sans aucun effet négatif pour l’emploi. Du reste, qu’aurait dit la France si Renault avait dû affronter ce type de situation avec l’administration roumaine dans la gestion de ses expatriés travaillant sur le site de l’usine Dacia à Pitesti ?
Quel est l’objet de la proposition de résolution qui nous est présentée ? Elle s’inscrit dans la volonté de la nouvelle majorité de marquer une rupture avec la politique de stigmatisation et de refus d’intégration des migrants dont le discours de Grenoble a constitué le néfaste point d’orgue. Ce discours fut à la fois une justification et une théorisation du refus des valeurs républicaines.
Toutefois, depuis son dépôt en juin dernier, cette proposition de résolution a perdu une partie de son actualité grâce à l’action du Gouvernement. La circulaire interministérielle du 26 août 2012 marque en effet la volonté du gouvernement de Jean-Marc Ayrault d’avoir une vision intégrée des enjeux liés à l’apparition et au démantèlement de lieux de vie indignes, ainsi qu’à l’insertion des populations y habitant. Cette circulaire souligne que l’intégration se fait par le travail et l’école. Conformément à la demande formulée dans la présente proposition de résolution, cette circulaire supprime la perception de la taxe OFII pour toute délivrance de titre de séjour, ouvre l’accès des ressortissants bulgares et roumains aux services de Pôle Emploi et leur permet d’intégrer des filières de formation professionnelle.
Ce texte fondateur a été complété par trois circulaires visant à garantir la scolarisation de tous les enfants de six à seize ans, quels que soient leur niveau et leurs origines. En outre, la semaine dernière, un arrêté a élargi de façon significative la liste des emplois accessibles aux Bulgares et aux Roumains. La publication de cet arsenal de textes s’est accompagnée de la nomination d’un délégué interministériel, le préfet Alain Régnier, en charge de la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement, la DIHAL, dont la fonction principale est l’appui méthodologique et la coordination des différentes administrations impliquées dans la nouvelle stratégie d’inclusion des Roms. L’objectif est bien l’entrée de toutes ces populations dans le droit commun.
Des difficultés demeurent. Tout d’abord, il est urgent que nous puissions compter sur la mobilisation pleine et entière de nos administrations, préfectures et collectivités territoriales, pour coordonner l’action sur le terrain des acteurs impliqués dans l’éradication des bidonvilles et l’insertion sociale de leurs habitants. Est-il normal que la procédure administrative conduisant à la délivrance d’un titre de séjour prenne de six à huit mois, pas seulement pour les ressortissants roumains ou bulgares, d’ailleurs ? Est-il normal que des mairies refusent d’inscrire des enfants à l’école ou d’accorder la domiciliation qui permet notamment l’accès aux soins ? Toutes les préfectures appliquent-elles la circulaire du 26 août dernier ? Ont-elles seulement les moyens de le faire ?
Est-il normal que, de plus en plus, les pouvoirs publics se dérobent dans leur mission d’intégration sociale et de lutte contre la grande pauvreté, en fermant des lieux de vie indignes sans s’occuper du sort de ceux qui les occupent ? Pourtant, les difficultés d’accès au logement demeurent une réalité qui touche des franges de plus en plus importantes de notre population. Les collectivités territoriales ne sauraient assumer une part toujours plus grande de l’effort demandé à notre communauté nationale envers ses habitants les plus fragilisés.
La plupart des pays de l’Union européenne étant confrontés aux enjeux des migrations et de l’intégration des migrants, il serait légitime de renégocier partiellement la stratégie nationale d’inclusion et de lancer, dans le cadre de la programmation des fonds structurels pour la période 2014-2020, une politique nouvelle à destination des collectivités, afin de soutenir leur politique d’aide à l’intégration. Plus rapidement, les fonds structurels à destination de la Roumanie, qui sont actuellement inutilisés, ne pourraient-ils être réaffectés aux collectivités qui développent des programmes d’intégration ? Avec un peu plus de moyens, il serait plus facile de travailler ensemble à un changement de regard de la population, pour que les stéréotypes et le racisme ambiant ne deviennent pas une barrière de plus en plus visible, freinant la nécessaire insertion des personnes qui le souhaitent.
Pour conclure, je dirai que le vote de cette résolution est nécessaire, même si nombre des propositions qu’elle contient sont déjà caduques. Il faut surtout ouvrir un autre débat : celui du contrôle des modalités de mise en œuvre des différents textes rédigés par le Gouvernement depuis la fin du mois d’août 2012. Cela pourrait être le rôle d’un groupe de travail sénatorial, dont la mission serait d’évaluer non seulement la mise en œuvre de ces textes mais aussi la stratégie nationale d’insertion, que le Gouvernement s’est engagé à réviser.
Rappelons la promesse qu’avait faite le candidat François Hollande à Romeurope : « Les Roumains et Bulgares, quelle que soit leur origine, sont citoyens européens. Les mesures transitoires qui limitent encore leurs droits feront l’objet d’un examen objectif en accord avec la résolution du Parlement européen du 25 octobre 2011 et le rapport de la Commission européenne du 11 novembre 2011. »
Grâce à la circulaire du 26 août dernier, les demandes formulées dans la proposition de résolution sont en partie satisfaites. Le reste semble à portée de main. C’est la raison pour laquelle, constatant le chemin parcouru depuis le 6 mai sur cette question, le groupe socialiste votera cette proposition de résolution. §