Intervention de Jean-Pierre Sueur

Réunion du 16 octobre 2012 à 15h45
Lutte contre le terrorisme — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur, président de la commission des lois :

Depuis cette date, cinq choses ont changé, qu'il faut regarder avec lucidité et clarté.

Premièrement, le Conseil constitutionnel a été saisi sur la loi de janvier 2006. Il a en partie donné raison à ceux qui l'avaient saisi, c'est-à-dire à nous-mêmes : « considérant que les données techniques que l'article 6 de la loi déférée autorise les services de police et de gendarmerie à requérir peuvent déjà être obtenues, en application des dispositions du code de procédure pénale, dans le cadre d'opérations de police judiciaire destinées à constater les infractions à la loi pénale, à en rassembler les preuves ou à en rechercher les auteurs ; que, pour leur part, les réquisitions de données permises par les nouvelles dispositions constituent des mesures de police purement administrative ; qu'elles ne sont pas placées sous la direction ou la surveillance de l'autorité judiciaire, mais relèvent de la seule responsabilité du pouvoir exécutif ; qu'elles ne peuvent donc avoir d'autre finalité que de préserver l'ordre public et de prévenir les infractions ; que, dès lors, en indiquant qu'elles visent non seulement à prévenir les actes de terrorisme, mais encore à les réprimer, le législateur a méconnu le principe de la séparation des pouvoirs ».

Cela étant, le Conseil constitutionnel a aussi approuvé les autres mesures. Comme nous sommes des démocrates et des républicains, et que nous respectons, ce qui est normal, les autorités de ce pays, à commencer par cette haute juridiction, nous tirons les leçons et les conséquences de cette décision en ce qu'elle nous a donné raison sur un point essentiel et qu'elle a donné acte des autres aspects que nous contestions.

Deuxièmement, la Cour européenne des droits de l'homme a établi une jurisprudence importante avec l'arrêt Melki. Celui-ci a profondément changé les choses. Il serait sage d'en tenir compte. Quiconque, ici, déclarerait le contraire aurait beaucoup de mal à fonder son raisonnement.

Troisièmement, la Commission nationale de l'informatique et des libertés a rendu public un avis extrêmement critique sur la loi de 2006 que nous avions contestée. Elle n'a rien fait de tel pour le texte que vous nous présentez aujourd'hui, monsieur le ministre, madame la garde des sceaux.

Quatrièmement, le champ des lois précédentes, tout particulièrement de celle de 2006, puisque plusieurs orateurs ont bien voulu rappeler ici ce que les uns et les autres avaient dit à l'époque de ce texte, n'est pas le même que le texte d'aujourd'hui. La loi de 2006 avait un objet inacceptable, qui apparaissait dans son intitulé même : loi relative à la lutte contre le terrorisme – jusque-là, c'est très bien – et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers…

Ce texte était un fourre-tout. Il était certes question de lutte contre le terrorisme, mais également beaucoup d'immigration, d'immigration irrégulière, de fichiers, de nationalité, de gel des avoirs, de police des stades, de grands rassemblements et d'événements particuliers. Je ne retirerai donc rien à ce que nous avons dit à l'époque de ce texte mal défini, faisant constamment l'amalgame, après quelques faits divers épouvantables, entre immigration et insécurité, immigration et terrorisme, islam et terrorisme. Nous n'avions pas accepté cela, et nous avions eu raison. Nous ne l'acceptons pas plus aujourd'hui.

Mes chers collègues, Mme la ministre et M. le ministre, l'ont souligné, tout comme le Président de la République et le Premier ministre, ne confondons pas ceux qui s'adonnent à la folie terroriste, ceux qui pratiquent l'islamisme radical, l'intégrisme absolu, avec le très grand nombre de nos concitoyens, qui pratiquent une religion que nous respectons.

Ce texte s'oppose au précédent, à tous les précédents.

A cet égard, je rappellerai les propos que tenait Robert Badinter à cette tribune le 14 décembre 2005 : « Ainsi, depuis dix ans, c'est la huitième fois que le Parlement est saisi d'un texte portant sur la lutte contre le terrorisme. » C'était devenu répétitif et il y avait réitération dans les amalgames. Eh bien, monsieur le ministre, ce projet de loi que vous nous proposez est exclusivement consacré au terrorisme, ce qui constitue un grand changement.

Si Jacques Mézard et moi-même tenons tellement à ce que l'article 3 soit réécrit, c'est pour deux raisons. D'une part, il nous paraîtrait sage qu'il portât exclusivement sur le terrorisme ; ainsi, les articles 1er, 2 et 3 seraient consacrés à ce seul sujet. D'autre part, cela été souligné par plusieurs de nos collègues, en particulier par Alain Anziani, une nouvelle rédaction de cet article permettrait de prendre en compte le droit des étrangers. Ces derniers doivent en effet pouvoir, dans des conditions très claires, faire valoir les motifs légitimes qui justifient une instruction complémentaire d'un mois devant la commission départementale d'expulsion.

Enfin, la cinquième différence porte sur les conditions dans lesquelles a été préparé ce texte. Ainsi, monsieur le ministre, vous avez annoncé publiquement la mise en place d'une commission commune entre les services de la Chancellerie et ceux du ministère de l'intérieur. Je vous félicite de cette initiative grâce à laquelle on rompt enfin avec cette sempiternelle opposition entre les deux ministères et qui nous permet d'affirmer que l'on peut et que l'on doit être attaché à la fois à nos libertés fondamentales et à la lutte antiterroriste.

Je terminerai en citant de nouveau Robert Badinter : « Cela veut dire, en clair, monsieur le ministre délégué, mes chers collègues, que, depuis les poursuites exercées, jusqu'aux condamnations prononcées, les procédures appliquées doivent toujours être irréprochables au regard du respect des libertés fondamentales. C'est à la lumière de cette exigence, nécessaire et première, que le Parlement français doit apprécier les projets dont il est du devoir du Gouvernement – de tous les gouvernements – de le saisir. À cet égard, nous devons toujours faire preuve de fermeté dans la lutte contre le terrorisme et toujours témoigner de la même fermeté quand il s'agit de la sauvegarde des libertés et des droits fondamentaux dans cette lutte contre le terrorisme. »

Tout à l'heure, il a été fait allusion à Mohammed Merah. Pour ma part, je ne crois pas qu'il fut un « loup solitaire ». Le sujet est sensible et je tiens à remercier ceux de mes collègues qui ont déclaré refuser de s'engager dans des polémiques contreproductives. Pour autant, il est bon de rappeler que certains hauts responsables de l'ancien gouvernement ont donné de Mohammed Merah une image qui n'était pas conforme à la réalité. Un personnage solitaire ? On a appris depuis qu'il était au contraire très encadré, très organisé, très informé et sans doute eût-il été bénéfique qu'il fût déféré devant la justice de notre pays. Voilà de vraies questions qu'il ne faut pas hésiter à poser, ainsi que je le fais maintenant à cette tribune.

Mes chers collègues, il est vrai que l'on peut évoluer, cela arrive à chacune et chacun d'entre nous. Il est vrai que les circonstances peuvent différer selon que l'on se trouve dans l'opposition ou dans la majorité. C'est pourquoi j'ai tenu à montrer que, sur cinq points, la situation était différente de ce qu'elle avait été, ce qui justifie notre attitude aujourd'hui.

Le terrorisme est une folie. Hélas ! beaucoup d'intelligence et beaucoup d'ingéniosité sont à son service dans le monde. À cela, notre réponse doit être la protection et la répression, indissociablement liées ; elle doit être le droit. Face à cette folie moderne, organisée, planifiée, cynique, inhumaine, terrifiante, il nous faut avancer en restant nous-mêmes fermes, déterminés, avec cette arme la plus forte qui est celle du droit et de la raison. §

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