Après cette analyse générale, nous avons voulu nous rendre sur le terrain, et j'ai mis le cap sur la Tunisie à la fin du moins de juin pour aller observer la conduite opérationnelle de projets. Ce pays, avec lequel nous avons tissé des liens historiques, est depuis longtemps l'un des premiers bénéficiaires de notre aide publique au développement. Il était intéressant de voir comment la France avait adapté ses interventions après le « printemps arabe » : réagissant très rapidement, elle a poursuivi et amplifié son aide, ce que nos amis tunisiens ont apprécié même si des attentes, voire des impatiences, se sont fait jour face à l'urgence des besoins sociaux. Yvon Collin n'a pas pu m'accompagner, mais il avait fait partie d'une délégation du bureau de notre commission qui s'était rendue en Egypte, en Libye et en Tunisie au mois de mars.
Le 17 décembre 2010, l'immolation de Mohamed Bouazizi marquait le début de la révolution tunisienne, qui devait s'achever par le départ du président Ben Ali. Le régime qu'il avait mis en place se caractérisait par la confiscation des ressources nationales au profit de sa famille, par un autoritarisme social et politique au service de la politique dite « du changement ». Le 23 octobre 2011 a été élue une assemblée législative dotée de pouvoirs constituants, qui devait achever ses travaux aujourd'hui même - en fait, ce sera plutôt au printemps. Dans l'attente de l'adoption d'une nouvelle constitution, le pouvoir est exercé par une troïka qui associe les principales formations politiques aux institutions provisoires : le président de la République Moncef Marzouki, le président de l'Assemblée nationale constituante Mustapha Ben Jaafar, et le Premier ministre Hamadi Jebali. La croissance économique s'est arrêtée : le PIB a diminué de 1,8 % en 2011 et n'augmentera au mieux que de 3 % en 2012, ce qui ne suffira pas à faire reculer le chômage et la pauvreté.
Expression du soutien français au processus démocratique, une liste de projets prioritaires a été établie par les experts français et tunisiens. Une aide de 350 millions d'euros a été annoncée en avril 2011 par Alain Juppé à Tunis, puis portée à 425 millions d'euros lors de la réunion des ministres des finances du G8 à Marseille. L'AFD aidera à financer le Plan d'appui à la relance du gouvernement tunisien, auquel contribuent les quatre principaux bailleurs de fonds, la Banque mondiale, la Banque africaine de développement, l'Union européenne et l'AFD. Les fonds français sont destinés aux différents axes du plan de relance : d'une part, 185 millions d'euros ont été décaissés en priorité et affectés à la formation professionnelle ainsi qu'à la préservation et à la modernisation du secteur financier et bancaire, d'autre part, 240 millions d'euros visent à l'amélioration des conditions de vie et au rattrapage économique de certaines régions et populations. La convention de financement portant sur une première contribution de 185 millions d'euros, à décaissement rapide, a été signée à l'occasion du sommet du G8 de Deauville le 27 mai 2011. Le 22 juillet 2011, l'AFD, premier bailleur à débloquer des fonds, a versé la somme considérable de 85 millions d'euros ; le second versement est intervenu en février 2012, après la formation du nouveau Gouvernement.
Les projets d'infrastructure et d'urbanisme occupent une place de premier plan dans ce programme. Une convention de financement de 40 millions d'euros pour le renforcement de la production de la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux (Sonede) a été signée en mai 2012. Le même mois, une aide de 20 millions d'euros pour le développement des réseaux d'adduction en eau potable rurale a été approuvée par le conseil d'administration de l'AFD. Toujours en mai 2012, l'Union européenne a délégué à l'AFD une subvention de 7,75 millions d'euros pour compléter le Programme national de requalification urbaine (PNRU), déjà financé à hauteur de 40 millions d'euros par l'AFD. A cela s'ajoutent un projet de tramway ou « métro léger » à Tunis, et un autre de RER, le Réseau ferroviaire rapide (RFR).
J'ai pu constater à quel point les réalités tunisiennes étaient proches des nôtres. On assiste là-bas à une course-poursuite entre la route et les transports collectifs, dont la part modale n'est encore que de 25 %. Il faut douze à dix-huit mois seulement pour construire une autoroute, comme celle que l'Arabie saoudite vient de financer entre le centre de Tunis et l'aéroport... J'ai rencontré les responsables de la Société des transports de Tunis (Transtu). Je me suis aussi entretenue avec les dirigeants de la Société nationale des chemins de fer tunisiens (SNCFT), ceux de l'Agence de réhabilitation et de rénovation urbaine (Arru) - bien antérieure à notre Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) ! - et ceux de l'Office national d'assainissement (Onas) et de la Sonede, ainsi qu'avec des urbanistes. Enfin, j'ai eu une entrevue avec Riadh Bettaieb, ministre de l'investissement et de la coopération internationale, l'interlocuteur direct de l'AFD au sein du gouvernement tunisien. J'ai pu apprécier la haute technicité de nos interlocuteurs, dont beaucoup ont été formés en France, mais aussi la force des attentes vis-à-vis de notre pays et l'enthousiasme éprouvé à bâtir un pays nouveau, en relevant les défis du développement.
Le projet structurant RFR se heurtait au choix du chef de file ; le gouvernement a finalement décidé que la société RFR serait chargée de la construction de la ligne et la SNCFT de son exploitation. Cela ressemble fort au partage des tâches entre la RATP et la SNCF...
Il existe en Tunisie un logement social de fait, un habitat populaire issu d'une urbanisation spontanée, sur des terrains cédés au mépris des règles générales de l'urbanisme. La construction des maisons s'échelonne dans le temps, les étages s'ajoutent les uns aux autres à mesure que les familles s'agrandissent. C'est l'Agence de rénovation urbaine qui installe ensuite l'électricité, l'eau et l'assainissement, qui aménage les rues, tandis que le ministère de l'éducation construit des écoles. A Bizerte, j'ai visité le quartier d'Oued Roumine, très à l'écart du centre-ville et du port, où la sécurisation des capacités de production et d'adduction d'eau potable coûtera 40 millions d'euros en cinq ans. Les quartiers de Hached et Bir Massyougha sont situés loin du centre, là où les terrains sont bon marché : leur rattachement aux réseaux de transport et d'approvisionnement coûte donc très cher. Les habitants m'ont accueillie de façon très conviviale, mais ils m'ont fait part de leurs attentes vis-à-vis des institutions tunisiennes et de la France.
En Tunisie, l'AFD intervient aux côtés de la KFW allemande et des bailleurs européens et internationaux, et elle est souvent tête de réseau, même pour des projets où elle ne participe que très faiblement : cela s'explique par les liens noués avec les responsables tunisiens, mais aussi par le fait que notre expertise est reconnue et recherchée. Toutefois, l'action de la France n'est pas toujours suffisamment visible : notre ambassade réclame une communication plus offensive. Le soutien à des micro-projets, en lien avec les ONG tunisiennes, va dans ce sens, alors que le manque de relais dans la société civile avait empêché la France de percevoir les prémices de la révolution tunisienne.
Nos engagements résistent aux changements politiques. En Tunisie, l'AFD a continué à travailler chaque jour lors de la période troublée de la révolution. La pérennité de l'aide est précieuse.
Je souhaite que la France tienne les promesses faites à Deauville il y a plus d'un an, sous le gouvernement précédent : le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius m'a donné des assurances en ce sens, mais les contraintes budgétaires sont fortes, qui expliquent certains délais... Je souhaite aussi, bien sûr, que l'on respecte le processus démocratique en cours. Il est important que la transition démocratique se passe bien en Tunisie, car ce pays sert d'exemple au Maghreb et à toute la région. Je crois nécessaire de soutenir des projets structurants dans les pays en développement. Lors d'une conférence sur le Maghreb à Strasbourg, Alexandre Adler appelait la France à renforcer son aide technique et financière aux Tunisiens, dans cette période où des débats de fond traversent la société. J'ajoute que si les touristes sont revenus, la part des Français est en recul.