Je suis heureux d'évoquer ces sujets devant des responsables politiques. Je connais bien les problèmes de violence à l'école : d'abord éducateur spécialisé en milieu ouvert dans le Nord, puis instituteur spécialisé dans la Drôme, maître de conférences à Bordeaux et enfin professeur à Créteil, j'étudie ce phénomène depuis 1991.
Hier encore, je recevais le témoignage d'une personne qui vit avec les séquelles du harcèlement subi dans les années 1970, dans un lycée pourtant tranquille. Pendant des années, la violence en milieu scolaire a été tue, ou vue uniquement sous l'angle d'une violence d'invasion, venue de l'extérieur. On a longtemps pensé que pour se protéger, il fallait fermer l'école sur elle-même, instaurer des protections mécaniques ou électroniques, faire appel à la police. Cette vision des choses n'est pas propre à la droite ; dans un département sensible, 80 % du budget du conseil général pour la prévention de la violence à l'école sont consacrés à la vidéosurveillance.
Or la violence à l'école n'est pas essentiellement une violence d'intrusion, même si celle-ci existe, et nécessite des plans d'intervention d'urgence. Pour citer Hannah Arendt, la violence est « l'intrusion de l'inattendu sous sa forme la plus radicale ». Face à cette violence, comment penser l'impensable ? L'enquête de victimation nationale montre que 99 % des violences contre les élèves, et 98 % des violences verbales sont le fait d'autres élèves de l'établissement. Les mesures de sécurité mécanique ou humaine sont un leurre - même si elles ne sont pas toujours inutiles : dans certains établissements, mieux vaut fermer les portes à clé si l'on veut retrouver les ordinateurs... Un établissement fermé, sans ouverture au quartier, aux parents, sera plus souvent pris pour cible. Les détecteurs de métaux sont contreproductifs : ce type de mesure nourrit la violence par ressentiment de la population - ce sont les affreux gauchistes du FBI qui le disent. Il ne s'agit pas de craindre Big Brother : les dispositifs de surveillance ne marchent tout simplement pas, ou peu.
La violence à l'école n'est pas paroxystique mais interne, répétée, souvent verbale. Ce sont des incivilités, des insultes, des bousculades, qui se répètent. Il faut penser la violence à l'école dans sa banalité. On ne l'éradiquera pas, mais on peut la faire diminuer. La violence ne touche pas tout le monde, ni de la même manière. Les enquêtes menées depuis 1991 auprès de plus de 80 000 élèves montrent que la violence se concentre sur 10 % des élèves environ ; 5 % sont victimes de harcèlement sévère. Sur un échantillon de 12 000 élèves de primaire, 10 % étaient victimes de violence à répétition ; le chiffre est le même pour les collégiens, et n'a pas évolué depuis 1996.
Les conséquences sont bien connues : un élève harcelé à l'école a quatre fois plus de chances de faire une tentative de suicide, d'être dépressif tout au long de sa vie. La violence constitue un facteur de risque majeur en termes de santé publique, d'où la nécessité de se rapprocher du monde de la pédopsychiatrie. Risque également de décrochage scolaire, d'absentéisme : des enquêtes en Irlande, aux États-Unis, les travaux de Catherine Blaya en France, montrent qu'un quart des absentéistes chroniques ne viennent plus à l'école parce qu'ils ont peur. Les victimes sont souvent de bons élèves : 39 % des collégiens disent subir des moqueries à cause de leurs bons résultats. Qu'est-ce que cette école où « intellectuel » est une insulte ?
Nous avions pris beaucoup de retard, malgré quelques travaux comme ceux de Nicole Catheline. La véritable prise de conscience a eu lieu avec les Assises nationales sur le harcèlement à l'école, que j'ai organisées à la demande de Luc Chatel. Je suis heureux d'être aujourd'hui le délégué de Vincent Peillon, preuve qu'il peut y avoir continuité et consensus sur ce sujet.
On a beaucoup parlé en cette rentrée des agressions subies par les enseignants. Peut-on toutefois se contenter d'y voir la conséquence d'un manque de moyens humains ? L'aggravation de la violence anti-scolaire ne date pas d'hier. Un rapport que j'avais remis à Jack Lang attirait l'attention sur la mutation des phénomènes de violence à l'école en France, notamment au collège et dans les lycées professionnels : augmentation des violences anti-scolaires, tournées contre l'institution, qu'il s'agisse des locaux ou des personnels. En 1993-1994, 7 % des enseignants disaient ressentir l'agressivité des élèves ; cinq ans plus tard, dans les zones urbaines sensibles, ils étaient 42 %.
On observe une montée de la délinquance d'exclusion ; les agressions ont changé de sens et de nature. En 1991, 6 % des élèves se disaient rackettés, et 4 % se disaient racketteurs. En 1998, la proportion de victimes était toujours de 6,5 %, mais 8 % des élèves se disaient agresseurs. On rackette à quatre ou cinq contre un : c'est la loi du plus fort. La délinquance se fait plus collective, c'est une délinquance d'appartenance. Je te rackette car tu n'es pas de mon quartier, de mon immeuble, de mon origine. Il y a aussi un phénomène d'ethnicisation, il faut le dire. La violence à l'école devient une manière identitaire de faire groupe, de faire sens, d'exister. Pour devenir « un vrai mec », il faut avoir été puni, exclu, sur-exclu.
Les chiffres de l'Éducation nationale ont fini par rejoindre ceux des enquêtes de victimation. Les agressions contre les conseillers principaux d'éducation (CPE), contre les professeurs de collège ont augmenté. Elles restent toutefois cantonnées dans 5 à 10 % des établissements : la sociologie de la violence à l'école reste une sociologie de l'exclusion sociale. Selon une recherche américaine, les agressions entre élèves ne sont pas particulièrement liées à la donne sociale : 8 % des élèves sont harcelés dans les établissements ordinaires, 12 % dans les établissements défavorisés. En revanche, les agressions contre les enseignants sont beaucoup plus fréquentes dans les zones défavorisées. Une enquête menée sur 12 000 enseignants en école élémentaire montre que dans les écoles les plus défavorisées, le risque d'agression est cinq fois plus élevé que dans les plus favorisées. Dans les zones d'éducation prioritaire, le risque est multiplié par deux.
La situation devient de plus en plus difficile. Depuis 2005-2006, les enquêtes montrent une aggravation des tensions entre l'école et certains parents, même si 88 % des enseignants disent se sentir respectés par les parents et 90 %, être plutôt heureux à l'école. Reste que les agressions verbales, qui sont le fait d'une minorité, sont plus fréquentes : 33 % des directeurs disent avoir été agressés verbalement par des parents. La première revendication des enseignants est d'être respectés, par les parents et par leur propre hiérarchie. Il ne faut pas oublier non plus le problème du harcèlement interne : en Seine-Saint-Denis, 17 % des répondants disent avoir été harcelés par des membres du personnel ou par leur hiérarchie. En école élémentaire, c'est le cas de la moitié de ceux qui disent avoir été harcelés.
Il faut donc formuler des propositions en termes de gestion humaine, d'aide aux enseignants, car c'est de leur bien-être que dépend celui des élèves, de santé et de prévention des risques psychosociaux. Une recherche européenne a montré que les métiers de la santé et de l'éducation étaient ceux qui présentaient le plus de risques psychosociaux - bien plus que l'usine. Or la France est en retard, notamment en matière de médecine du travail.
La prévention passe aussi par la formation. Ces dernières années, pour des raisons avant tout idéologiques, la formation des enseignants a été réduite, les heures de formation continue divisées par deux : c'était une erreur. Je ne prône pas la formation pour la formation, mais une formation qui ne soit pas strictement disciplinaire, et englobe la formation à la professionnalité, aux gestes pédagogiques. Un individu seul ne peut faire face à une violence collective : il a besoin de s'inscrire dans un collectif d'adultes, dans une dynamique de groupe. On a trop longtemps négligé la formation en psychosociologie.
L'on ne doit pas non plus écarter le problème de la sécurisation, des liens avec la police républicaine. La véritable police de proximité est sans doute celle qui se met en place dans le cadre scolaire : le policier référent, qui a, le cas échéant, un bureau dans l'établissement, peut être utile.