Mais revenons à la nomination de Maurice Papon, qui est à mon avis un moment-clé pour comprendre ce qui s’est passé le 17 octobre 1961, et symptomatique de la mise en œuvre de cette politique coloniale.
En effet, Maurice Papon, au passé de collaborateur bien connu, préfet régional de l’Est algérien réputé pour ses méthodes brutales, devient le 16 mars 1958 préfet de police de Paris. Il le restera après le changement de régime de mai 1958.
Papon n’hésite pas, au cours de cette période, à ordonner à plusieurs reprises des rafles massives. Sous son autorité, les assassinats de Nord-Africains par les forces de répression s’accélèrent au cours de l’été 1961. La pratique de jeter des hommes assommés, parfois ligotés, dans la Seine est attestée dès septembre de cette année. Le 2 octobre 1961, Maurice Papon, préfet de police, n’avait-il pas déclaré : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix ».
En ce même début de mois, il veut imposer aux Algériens vivant en région parisienne un couvre-feu.
C’est dans ce contexte que, le 17 octobre 1961, des dizaines de milliers d’Algériens, majoritairement des ouvriers, manifestèrent pacifiquement contre cette mesure, discriminatoire, scandaleuse et illégale. Pour certains, c’était la première fois qu’ils quittaient leurs bidonvilles.
C’est aussi dans ce contexte que se déroulera, quelques mois plus tard, sous la responsabilité du même homme, le massacre de Charonne. L’ampleur et la gravité de la répression ont peut-être masqué, aux yeux de beaucoup, la signification politique de cette journée : qu’au cœur de la capitale, qui se prétendait encore officiellement celle de l’Algérie également, la quasi-totalité des Algériens valides soient descendus dans la rue, malgré les violences qui les attendaient inévitablement, est le signe que plus personne, au sein de cette communauté, ne voulait de l’Algérie française, même transformée ou réformée.
Lorsque les Algériens purent, quelques instants seulement, crier leurs mots d’ordre, ce furent : « Algérie algérienne ! », « Le FLN au pouvoir ! », « Libérez Ben Bella ! »... Même les plus hostiles des observateurs convenaient de la détermination de la foule.
Alors, ce fut le déchaînement : les forces de police se précipitèrent sur les manifestants avec une sauvagerie inouïe. De partout sortent les « bidules », ces longues matraques meurtrières. Les policiers frappent à tour de bras ; ceux qui sont à terre sont impitoyablement matraqués, piétinés, roués de coups : mâchoires brisées, yeux exorbités, fractures ouvertes, rien n’arrête la furia.
Des coups de feu sont tirés. Dans divers lieux, à Bezons, au pont Saint-Michel, des hommes ensanglantés, souvent à demi inconscients, parfois ligotés, sont basculés dans la Seine, d’autres jetés pêle-mêle, sans ménagements, dans des cars de police, où les attendent de nouveaux matraqueurs. Une véritable noria de cars se rend vers les dépôts, les commissariats, vite saturés. Des bus de la RATP, ainsi que le palais des Sports sont réquisitionnés.
Selon les recherches actuelles, qui convergent, il y aurait eu le 17 octobre 1961 au moins 200 morts, ce qui donne, pour le moins, une résonnance particulière aux propos de Maurice Papon que je vous ai cités, sans parler des plus de 11 000 arrestations qui officiellement s’ensuivirent et des nombreux blessés.
Les crimes commis le 17 octobre 1961 ont suscité à l’époque un débat public et une indignation dans les milieux progressistes mais, dès ce moment-là, le pouvoir s’est acharné à étouffer la réalité du crime et les responsabilités. Il aura donc fallu cinquante et un ans pour qu’un président de la République, François Hollande, reconnaisse les faits.
L’Humanité, le parti communiste français, ses élus nationaux et parisiens dénoncèrent dès cette époque, avec d’autres comme Simone de Beauvoir, André Breton, Michel Butor, Aimé Césaire, Marguerite Duras, Claude Roy, Laurent Schwartz et Hervé Bourges, l’abomination qui venait de se produire.
Ils interpellèrent les autorités dès les jours qui suivirent. Le préfet de police de Paris fut, le 27 octobre 1961, directement interrogé au Conseil de Paris par l’élu communiste Raymond Bossus.
Je me permets de citer les propos de ce dernier : « Combien y a-t-il eu de morts parmi les Algériens ? Combien de noyés ? Combien de décès à la suite de coups ? Jour après jour, heure après heure, affluent des témoignages d’Algériens jetés à la Seine. »
« D’autres informations nous sont parvenues, poursuivait-il, des Algériens ont été tués par balles, frappés à la matraque, à coups de pieds, arrosés à la lance, étranglés.