Intervention de Bariza Khiari

Réunion du 23 octobre 2012 à 15h00
Reconnaissance de la répression d'une manifestation à paris le 17 octobre 1961 — Adoption d'une proposition de résolution

Photo de Bariza KhiariBariza Khiari :

Certains membres des forces de l’ordre virent dans cette soirée l’occasion de régler de vieilles querelles sans avoir à craindre de poursuites. La police s’autorisa le recours aux ratonnades, desserrant le mors à certains de ses éléments les plus dangereux.

Cette nuit-là, une répression sanglante, d’une violence et d’une sauvagerie inouïes, se déclencha : arrestations massives, noyades, tortures et déportations frappèrent aveuglément les Algériens de Paris et de sa banlieue.

Certains manifestants furent tués sur place, d’autres internés ; d’autres encore disparurent dans des conditions mystérieuses.

Les jours qui suivirent, on fit la découverte macabre de nombreux corps flottant à la surface de la Seine, de Paris jusqu’au Havre. Aujourd’hui encore, il est difficile de connaître précisément le nombre des victimes ; ce qui est sûr, c’est que le chiffre officiel communiqué par le préfet Papon est loin, très loin de la réalité.

Nombre de familles sont restées sans nouvelles d’un père, d’un frère, d’un oncle, d’un mari, d’un grand-père ou d’un fils. Les autorités opéraient une rétention d’informations bien réelle, tandis que les proches n’osaient pas se montrer trop curieux, par peur des représailles.

En l’absence de tout corps, de toute information, de toute reconnaissance, certains sont demeurés avec des questions pour le restant de leur vie. Or il n’y a rien de pire que d’ignorer la situation d’un proche, que de pressentir le malheur sans pouvoir s’en assurer. Le travail de deuil est toujours plus difficile sans corps, sans preuve, sans la certitude que la personne a disparu.

Ce silence, l’État le gardera cinquante et un ans : police, justice, pouvoirs publics, de gauche comme de droite, ne revinrent pas sur cet événement, drapant d’un voile d’ombre et d’oubli cette nuit sordide où s’était joué un drame.

Les archives furent inaccessibles – elles le sont d’ailleurs encore –, ce qui a rendu possibles les écarts considérables entre les différentes estimations du nombre des victimes. Un masque malsain recouvrit le visage que prit la République ce soir-là, autorisant mensonges et dénis : les autorités semblaient avoir apposé le sceau de l’oubli éternel sur cette terrible nuit où l’on assassina dans les rues et sur les ponts de France.

De fait, il a fallu le procès de Maurice Papon relatif à la déportation des juifs de Gironde pour que rejaillisse la vérité que l’on avait voulu occulter, pour que s’ouvre le débat que l’on avait souhaité taire, pour que la lumière se fasse sur des événements que l’on avait espéré garder dans les ténèbres pour longtemps.

Il faut ici remercier la poignée de journalistes et d’historiens qui, par souci de la vérité, ont tenté avec ténacité d’obtenir des témoignages et des preuves. Ce travail patient et ingrat de collecte et de recoupage d’informations commence à produire ses fruits, projetant une lumière saine sur ces taches de l’histoire nationale.

C’est à ces quelques personnes d’un rare courage que nous devons de disposer aujourd’hui d’une meilleure appréciation des faits. Certaines d’entre elles n’hésitèrent pas, au moment du procès, à rappeler au préfet Papon ses états de service, des juifs déportés aux Arabes jetés dans la Seine. Ne craignant ni les intimidations ni les menaces, alors qu’un procès en diffamation leur fut intenté, elles portèrent leur travail à la connaissance du public.

Je tiens à saluer leur courage et leur travail, ainsi que celui des associations et des collectifs pour la reconnaissance du 17 octobre.

Je veux évoquer ici la mémoire de Mouloud Aounit – il est passé sur l’autre rive par une belle journée d’août, comme pour ne pas nous déranger, alors que, vivant, il en dérangeait beaucoup… –, président du MRAP, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, qui n’a cessé d’œuvrer pour la reconnaissance de cette tragédie et de ces faits.

Il déclarait notamment : « Nous ne voulons pas culpabiliser l’ensemble du peuple français mais nous voulons empêcher l’oubli et construire une mémoire solidaire qui puisse fonder aujourd’hui une convivialité entre le peuple français et le peuple algérien. »

Mouloud Aounit poursuivait ainsi : « Cette commémoration n’est pas pour nous un vague récit d’un passé douloureux, mais un acte de mémoire au présent, indispensable pour construire le vivre ensemble, car l’oubli structure les logiques de revanche et participe à la production et à la reproduction des discriminations. […] On sait combien il reste de ressorts inconscients […], comme si cette période noire n’était pas finie. »

C’est à des engagements comme le sien et à ceux d’un certain nombre d’associations que nous devons la première reconnaissance officielle du 17 octobre : le maire de Paris, Bertrand Delanoë, a eu le premier le courage d’apposer, le 17 octobre 2001, une plaque pour rappeler la mémoire des disparus, préférant un texte sobre aux polémiques de certains. Depuis, près d’une centaine de maires de France ont suivi ce bel exemple.

Le 17 octobre 2012, le combat a finalement abouti ; cinquante et un ans après cette funeste nuit, le chef de l’État, au nom de la République, et à l’inverse de ses prédécesseurs, a reconnu la réalité des faits et la sanglante répression lors de la manifestation. Ses mots, tout simples, pansent pour partie les plaies de l’histoire et la douleur qu’elles provoquent.

Je remercie le groupe CRC d’avoir inscrit dans l’agenda législatif l’engagement du candidat François Hollande de reconnaître publiquement la responsabilité de la République dans cette répression sanglante. L’adoption de cette proposition de résolution constituera un geste de concorde à l’adresse du peuple algérien.

Ce débat est d’autant plus salutaire qu’il permet de faire certaines mises au point. Face à un conflit dont les stigmates sont encore prégnants dans certaines couches de la société française, à une guerre qui longtemps n’a pas dit son nom et à une histoire qui, de quelque bord que l’on soit, a des difficultés à passer, le Président François Hollande a désiré placer son mandat sous le signe de l’apaisement et de la reconnaissance.

Certains esprits chagrins, avides de polémiques de bas étage, ont voulu voir dans cette reconnaissance le signe d’un abaissement et d’un retour à une sempiternelle repentance, repentance qui pourtant n’est réclamée par aucun de ceux qui demandent la reconnaissance des faits et n’est mise en avant que par ceux qui veulent faire diversion face au nécessaire et courageux travail qu’il nous appartient à tous de faire.

Par ailleurs, il est tout de même étrange que ceux qui se parent aujourd’hui du noble vêtement de l’indignation n’aient rien trouvé à redire lorsque Jacques Chirac a reconnu la participation de l’État à la rafle du Vel d’Hiv et sa responsabilité…

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