Merci de m'avoir proposé de vous présenter quelques-unes de mes conclusions et hypothèses. Cet ouvrage est une exploration des chemins possibles pour les sciences et technologies, chemins forcément chaotiques et imprévisibles. Sur sa couverture figure d'ailleurs une pile de livres de plus en plus bancale au fur et à mesure qu'elle s'élève...
Je m'efforce d'identifier les zones de rupture possibles dans le domaine des sciences et technologies, les changements de paradigmes, de concepts, de théories qui pourraient survenir d'ici quinze à trente ans. Je suis la littérature scientifique pour identifier, tel un sismologue, les zones où peuvent apparaître des failles, même s'il est difficile de prévoir leur survenance. Il est intéressant de connaître le cheminement, souvent difficile, de la science et de la technologie, sachant que l'on ne saurait prévoir les découvertes et innovations. Il est utile d'essayer de détecter les verrous techniques ou scientifiques à faire sauter, dans le domaine de l'énergie ou du travail, par exemple, et de conjecturer les possibles modifications des relations entre la science, les technologies et la société.
J'ai choisi l'horizon 2050 car il correspond à peu près à deux générations : une première génération pour que de nouveaux concepts émergent, une deuxième pour qu'ils soient confortés et commencent à avoir des conséquences.
Mon livre se divise en quatre parties : où en est-on, quels sont les fronts de rupture, quels sont les grands dossiers de société dans lesquels la science peut participer au progrès, quel statut enfin pour les sciences et technologies dans notre société.
Premier front de rupture, la physique. La théorie de la physique des particules, récemment confortée par la découverte du boson de Higgs au Cern (organisation européenne pour la recherche nucléaire), s'est imposée depuis quarante ans. Mais cette théorie est de plus en plus compliquée : sans être fausse, elle ne sait pas tout prévoir ou tout expliquer. Bref, il y a une faille que reconnaissent d'ailleurs de nombreux physiciens. Je fais des hypothèses sur la façon dont on pourrait y parer.
Deuxième domaine, le vivant. Depuis trente ou quarante ans, la biologie se développe autour du dogme central de la biologie moléculaire selon lequel tout s'explique par des propriétés de molécules comme l'ADN. Or les choses ne sont plus si simples, et certains biologistes s'interrogent. Peut-on réaliser la synthèse complète d'un gène ou d'un ensemble de gènes à partir de petites molécules ? Oui, ont montré deux équipes américaines, ce qui n'est pas sans conséquences. On ne pourra sans doute pas faire la synthèse complète de la vie, mais la biologie synthétique est une percée majeure. Deuxième question : peut-on reprogrammer des cellules, en modifier les gènes pour qu'elles retrouvent une jeunesse et se différencient ? Oui, a montré une équipe japonaise, ce qui lui a d'ailleurs valu le prix Nobel de médecine : ce sont les cellules souches pluripotentes induites. Ces deux importantes ruptures peuvent avoir des conséquences, d'où mes spéculations sur les neurosciences, les mécanismes de la conscience, de la pensée. Autant de points d'interrogation...
La science a des conséquences sur la société, l'économie, la géopolitique. La société interroge les sciences. Je traite trois dossiers : l'énergie et le climat, le travail et la sécurité, qu'elle soit sanitaire, alimentaire ou sécuritaire. Sur l'énergie, je fais l'hypothèse que nous allons vers un réchauffement climatique modéré, et qu'il faut donc une transition énergétique. Que faire ? Si la faille que j'ai détectée dans la physique conduit à de nouveaux développements théoriques, il n'est pas impossible que l'on découvre à terme de nouveaux phénomènes de fission de la matière, conduisant à une nouvelle énergie nucléaire ou solaire.
Autre possibilité : remplacer le pétrole par des biocarburants, d'où le débat sur les matières premières d'origine agricole. Blé, maïs ou canne à sucre peuvent être remplacés par la cellulose, les déchets végétaux. Selon des biologistes américains, on pourrait imaginer des gènes artificiels reprogrammés de bactéries, de levures ou de micro-algues qui seraient réinsérés dans les cellules pour dégrader la cellulose, voire des hydrocarbures. Ce serait une possibilité d'ici quinze à vingt ans. Des entreprises américaines qui s'étaient lancées dans la construction d'usines pour fabriquer du bioéthanol à partir de cellulose y renoncent au profit soit du gazole synthétique à partir du gaz naturel et de schiste, soit des bactéries modifiées pour transformer le méthane du gaz de schiste en carburant. Il y a de nombreux verrous à faire sauter : les batteries, la synthèse du biocarburant, un nouveau nucléaire produisant moins de déchets.
Dans le domaine du travail, la rupture survenue il y a vingt ou trente ans avec l'introduction massive de la cybernétique, de l'informatique et des nouvelles technologies de l'information, va se poursuivre, notamment dans le tertiaire. En parallèle, on peut faire deux hypothèses. D'abord, le développement du télétravail, nettement moins répandu en France qu'aux Pays-Bas, par exemple. Il faudra mettre au point des infrastructures pour permettre l'accès au réseau informatique, à des banques et bases de données. Cette évolution, qui ne nécessite pas de percée technique particulière, faciliterait les conditions de travail et réduirait les déplacements. Deuxième possibilité : la télémédecine. Les progrès dans le domaine des capteurs, des méthodes d'analyse biologique, des outils de diagnostics comme les échographes et les IRM à bas champ magnétique permettront, dans des endroits isolés, le pré-diagnostic ou le monitoring des malades. C'est une évolution intéressante pour les pays en développement, mais aussi pour certaines régions françaises, même si elle est susceptible d'accentuer le phénomène de médecine à deux vitesses.
Dans une vision plus prospective, je fais l'hypothèse d'un rebondissement de la robotique couplée directement au cerveau, permettant de commander des robots à distance. Les Japonais ont mis au point des robots relativement simples pour personnes handicapées, notamment des fauteuils commandés par le cerveau, et visent à développer une robotique domestique, car leur population est vieillissante. On peut aussi imaginer des applications dans des systèmes de production simples. Louis Gallois, dans son rapport, souligne que la France est en retard dans le domaine de la robotique industrielle - quatre fois moins de robots qu'en Allemagne, deux fois moins qu'en Italie - malgré nos compétences.
On peut imaginer que l'industrie chimique, qui fait aujourd'hui appel à des matières premières d'origine pétrolière ou gazière, utiliserait à l'avenir davantage de matières végétales - amidon, cellulose - transformées par des enzymes, par exemple pour fabriquer des matières plastiques. Une nouvelle chimie se développerait, très liée à l'agriculture, ce qui entraînerait une industrialisation encore plus importante de cette dernière.
Quels sont les verrous à faire sauter dans les domaines de la production et du travail ? En matière de robotique, il faut mieux comprendre les mécanismes de transmission de pensée vers un robot, moyennant des logiciels. En matière de nanotechnologies, je doute que l'on puisse développer de nouveaux outils à grande échelle, comme les nano-outils ou les nano-robots. Les puces électroniques utilisées en informatique ont déjà des dimensions de l'ordre du dixième de micron.
Je passe rapidement sur la question de la sécurité. J'ai lu le rapport de Mme Keller sur les maladies émergentes. Il faudra comprendre comment les virus peuvent muter pour y parer. Je traite des progrès de la génétique mais je doute de la possibilité de parvenir à des thérapies géniques à grande échelle et à une médecine prédictive à partir d'un diagnostic de mutation de gènes. Il est probable que, d'ici dix à quinze ans, on pourra séquencer le génome d'un individu pour 500 à 1 000 euros, et donc détecter des mutations. Certains cancers du sein, par exemple, sont d'origine génétique, mais la plupart des maladies sont multi-géniques. Un tel diagnostic poserait des problèmes éthiques et psychologiques - on vivrait avec une épée de Damoclès médicale - et donnerait raison au Dr Knock, pour qui « tout homme bien portant est un malade qui s'ignore ».
Dernier chapitre : le statut de la science dans la société. Première conjecture, d'ordre géopolitique : y aura-t-il d'ici 2050 une nouvelle géographie mondiale de la science et des technologies, des puissances nouvelles ? Je fais l'hypothèse qu'en 2030, trois pays exerceront un leadership scientifique et technique : la Chine, les Etats-Unis et le Japon. La Chine investit massivement dans la recherche et la technologie depuis un quart de siècle, et augmente ses dépenses de recherche et développement de 20% par an qui représentent aujourd'hui 1,7% du PIB, tandis que le Japon est à 3,4%. L'Asie sera d'ici vingt ans un pôle d'attraction majeur pour la science et la technologie, ce qui aura bien sûr des conséquences sur la compétitivité.
Deuxième conjecture : la France et l'Union européenne se préparent-elles à faire face aux grands défis mondiaux ? Premier dossier critique : l'université. Prépare-t-on l'université de 2030 ? Il va falloir former des adultes tout au long de leur vie professionnelle, adapter la main d'oeuvre aux techniques nouvelles. Utilise-t-on les moyens d'enseignement à distance, comme le font les meilleures universités américaines ? Sommes-nous capables de faire la synthèse et de diffuser les travaux de recherche ?
Deuxième question : ne faudrait-il pas que la recherche industrielle dans des secteurs comme la pharmacie ou l'automobile s'appuie davantage sur des structures académiques, comme le font Roche ou Novartis en Suisse ?
Troisième question : ne faudrait-il pas que l'organisation de la recherche scientifique et technologique, publique comme privée, soit davantage assise sur les territoires, mieux ancrée dans les régions, autour de grandes et moyennes agglomérations ? C'est la direction dans laquelle s'est engagée la Suisse, qui privilégie les compétences multidisciplinaires. En France, Grenoble ou Strasbourg sont des exemples à suivre. Sur ces trois sujets majeurs, je ne suis pas certain que la France s'engage dans la bonne voie.
Depuis dix ou vingt ans se développe un scepticisme, voire une critique vis-à-vis du progrès scientifique. Cela me semble dommageable car les problèmes que nos sociétés ont à résoudre comportent une dimension scientifique et technique. Cet état d'esprit n'encourage pas les jeunes générations à s'engager dans des carrières scientifiques. Ces critiques ont toutefois le mérite de nous conduire à envisager de nouveaux modes d'expertise scientifique et technologique sur de grandes questions de société : santé, médicament, énergie, etc. C'est un problème politique fondamental, qui met en jeu le rôle du Parlement : Assemblée nationale, Sénat et Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques.