Intervention de Virginie Klès

Réunion du 23 novembre 2012 à 9h30
Juridictions de proximité — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Virginie KlèsVirginie Klès :

Je ferai d'abord un bref historique factuel des juridictions de proximité. Ces dernières ont été créées par la loi d’orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002, complétée à deux reprises par la loi organique du 26 février 2003 relative aux juges de proximité et par la loi du 26 janvier 2005 relative aux compétences du tribunal d’instance. Les premiers juges ont été nommés cette même année, pour une durée de sept ans. Cette période arrivant aujourd'hui à son terme, certains d’entre nous souhaitaient supprimer ces juridictions au 1er janvier 2013, très peu de temps donc après les avoir créées : tel était l’objet de la loi du 13 décembre 2011.

La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui tend non pas à annuler la suppression programmée des juridictions de proximité, mais à la reporter au 1er janvier 2015. Cela nous donne un délai supplémentaire de deux ans.

Si souvent femme et loi varient, le Sénat, quant à lui, a fait preuve d’une relative constance sous des majorités différentes. Déjà, lors de la création des juridictions de proximité, le Sénat s’était interrogé sur la complexité et la lisibilité pour les citoyens de l’organisation judiciaire qui en découlerait. Plus tard, toujours sous une majorité différente de la majorité actuelle, le Sénat, quand il fut question de supprimer ces juridictions, émit des réserves sur les modalités de cette suppression et le transfert des compétences et des missions des juges de proximité à d’autres institutions judiciaires, les tribunaux de grande instance notamment. De nombreuses questions ont alors été soulevées ; en particulier, nous nous sommes demandé s’il était vraiment nécessaire de supprimer les juridictions de proximité ou s’il ne valait pas mieux attendre un peu et prendre le temps de la réflexion.

La commission des lois vous proposera aujourd'hui de reporter la suppression des juridictions de proximité. De nombreuses raisons motivent ce choix, plusieurs d’entre elles ayant été excellemment exposées par M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition de loi.

Notre organisation judiciaire est complexe. Les juridictions de proximité n’apportent certes aucune simplification ni n’améliorent réellement la lisibilité pour le citoyen. Les juges de proximité gèrent les contentieux civils d’un montant inférieur à 4 000 euros – au-delà, c’est le juge d’instance ou de grande instance qui est compétent – et, en matière pénale, les contraventions des quatre premières classes. En outre, ils peuvent siéger dans certaines formations collégiales des tribunaux correctionnels. Cependant, quand aucun juge de proximité n’est nommé dans le ressort d’un tribunal d’instance, les contentieux civils d’un montant inférieur à 4 000 euros sont gérés par un juge d’instance ; cela pose un problème de compréhension pour le citoyen. Et lorsque le montant du contentieux civil dépasse 4 000 euros, c’est systématiquement un juge d’instance qui en est chargé ; d’où un autre problème de compréhension pour le citoyen, qui a parfois du mal à s’y retrouver.

Toutefois, la complexité de notre système juridique ne dépend pas uniquement des juridictions de proximité. En matière de droit de la famille, comme l’a récemment fait remarquer notre excellent collègue Jean-Pierre Michel en commission, certains contentieux sont gérés par le tribunal d’instance – les contentieux relatifs aux tutelles, notamment, dont l’actualité récente nous a fourni un exemple –, tandis que d’autres – les contentieux relatifs aux divorces, à l’autorité parentale, etc. – sont gérés par le tribunal de grande instance. Comment les familles peuvent-elles s’y retrouver ? Cela montre bien que la complexité de notre organisation judiciaire n’est pas attribuable exclusivement aux juridictions de proximité. Par conséquent, il ne suffit pas de supprimer ces juridictions pour simplifier notre organisation. Le justiciable n’y verra pas forcément plus clair. Cela ne signifie certes pas que la suppression des juridictions de proximité ne doit pas être envisagée, mais il faut être conscient que cette suppression, si elle n’est pas suivie d’une réflexion générale, ne permettra pas à elle seule de simplifier notre organisation judiciaire.

Au-delà de ces problèmes de complexité, la suppression des juridictions de proximité s’accompagnerait – M. Jean-Pierre Sueur l’a excellemment souligné – d’un transfert des missions de ces juridictions aux tribunaux d’instance. Or ce transfert n’a été ni préparé ni anticipé, et les moyens nécessaires n’ont pas été mis en place. On a évoqué tantôt 60, tantôt plus de 100 équivalents temps plein d’emplois de juges d’instance pour compenser la suppression des juridictions de proximité. La vérité se situe peut-être entre les deux ; il est difficile de trancher aujourd'hui, d’autant que, depuis quelques années, les juges de proximité, pour différentes raisons, dont certainement l’instabilité de leur statut et de leurs missions, gèrent moins d’affaires nouvelles, tant au civil qu’au pénal, et sont moins nombreux dans les tribunaux d’instance et de grande instance.

Pour autant, les juges de proximité sont indispensables, même si leurs compétences, leurs motivations et l’accueil qui leur est fait sont extrêmement variables d’un tribunal à l’autre. Les juges de proximité exercent des missions obligées en matière de conciliation et d’humanité, car ils peuvent y consacrer du temps, contrairement aux juges d’instance, qui ont trop de dossiers à gérer simultanément. J’estime que la justice doit aussi prendre le temps de la conciliation et de l’humanité. Or les juges de proximité ont une réelle compétence dans ce domaine.

Nous ne devons pas oublier le contexte actuel. Les tribunaux d’instance ont payé un très lourd tribut – ce sont sans doute les tribunaux qui ont payé le plus lourd tribut – lors des réformes qui se sont succédé ces dernières années : la réforme de la carte judiciaire – on en a beaucoup parlé –, la réforme des tutelles – on en parle encore, parce qu’elle n’est pas terminée et parce qu’elle affecte l’organisation des tribunaux d’instance, qu’elle surcharge de travail –, mais aussi toutes les autres réformes qui ont modifié l’organisation de notre justice, par petits morceaux peut-être, mais en déséquilibrant et surchargeant certains secteurs et en provoquant des effets dominos et des conséquences multiples et multiformes sur l’ensemble des tribunaux et des cours.

Qu’il s’agisse de dispositions concernant la garde à vue, la profession d’avoué, la récidive, la comparution immédiate, la collégialité, les citoyens assesseurs ou encore les tribunaux pour mineurs – sur ce point, je partage les interrogations de fond de notre collègue Jacques Mézard, qui nous en fera part tout à l'heure –, toutes ces réformes ont profondément désorganisé notre justice et, à une époque où la judiciarisation de la société s’accentue, ont alourdi la charge de dossiers que la justice doit traiter.

Par conséquent, il faut prendre le temps de la réflexion et reporter la suppression des juridictions de proximité. Cependant, nous devons non pas simplement attendre et regarder, mais travailler à la réorganisation globale de notre justice.

Madame la garde des sceaux, je crois savoir que votre ministère est prêt à publier ou a déjà publié les circulaires nécessaires pour que les ordonnances de roulement qui sont prises, ou le seront, puissent éventuellement être modifiées, selon la décision du Parlement. Je crois savoir également que vos services ont vérifié que la réaffectation aux tribunaux d’instance du contentieux civil d’un montant compris entre 4 000 et 10 000 euros ne poserait pas de problème, compte tenu des effets dominos que provoquera le report que nous souhaitons décider aujourd'hui.

Je le répète, ce report de la suppression des juridictions de proximité n’est pas une fin en soi, mais doit s’accompagner d’une nécessaire réflexion. Comme l’a indiqué M. Jean-Pierre Sueur, une mission d’information est en cours et a déjà fixé des échéances très précises. Nous nous appuierons sur les nombreux autres travaux qui ont été réalisés : je pense notamment au rapport sur la réforme de la carte judicaire de nos collègues Nicole Borvo Cohen-Seat et Yves Détraigne, mais il faut également citer d’autres noms illustres, comme ceux de notre ancien collègue Pierre Fauchon et de Catherine Tasca, laquelle a beaucoup travaillé sur la question des crédits budgétaires et peut nous apporter des informations et des idées précises sur le sujet.

En conclusion, un texte de loi peut – et j’ai envie de dire « doit » – être court. Cela ne l’empêchera pas d’être efficace, concret et indispensable, ni de marquer un point de départ. C’est précisément ce qu’est cette proposition de loi. Cette dernière constitue également la reconnaissance de la grande utilité, de l’investissement, de la compétence et de la qualité des juges de proximité, ainsi que de leur place incontestable dans l’organisation judiciaire actuelle, même si cette place doit être déterminée de façon plus précise et plus posée, en concertation avec eux-mêmes et les autres membres de l’organisation judiciaire.

Cette proposition de loi constitue également, à mon sens, la reconnaissance des difficultés profondes que rencontre aujourd'hui la justice dans son ensemble, et auxquelles sont particulièrement confrontés les tribunaux d’instance, dans toutes leurs composantes – j’y insiste –, qu’il s’agisse des greffiers, des magistrats ou des fonctionnaires. Ces tribunaux doivent assumer une charge croissante, tant en volume qu’en complexité, et se voient confier des responsabilités de plus en plus importantes du fait des changements sociétaux – la judiciarisation de la société, dont j’ai déjà parlé – mais aussi des multiples réformes, pas toujours bien préparées, qui se sont additionnées sans que les tribunaux soient dotés des moyens nécessaires à leur application. En outre, ces réformes, qui ont été mises en œuvre sans délai et sans qu’un moment d’évaluation soit prévu, ont ensuite été modifiées plusieurs fois, en dépit du contexte financier que nul n’ignore plus désormais et de l’intégration de plus en plus poussée de notre droit dans les droits européen et international, qui ne simplifie rien.

Par conséquent, la pause que je vous invite à faire aujourd'hui, même si elle insuffisante, est un signe adressé à nos concitoyens par la commission des lois, à travers le texte de son président, M. Jean-Pierre Sueur, et, au-delà, par le Sénat tout entier. Notre assemblée montre ainsi qu’elle prend en compte l’ensemble des difficultés de la justice et qu’elle a la volonté d’y apporter, grâce à la mission d’information mise en place et en lien avec les travaux engagés par Mme la garde des sceaux, des réponses concrètes, pragmatiques et efficaces. §

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