… de les orienter dès l’âge de 14 ans dans un schéma professionnel défini et irréversible, de les spécialiser dans une activité rémunératrice pour leur seule école, bref, de sceller leur destin dès ce moment sans l’espoir d’une autre ouverture professionnelle que celle de la filière étroite dans laquelle on les aura placés dès leur plus jeune adolescence.
Les sénatrices et sénateurs qui participent avec moi au groupe de travail sur le pré-recrutement des enseignants s’accordent à dire qu’il faut éviter l’effet « tuyau » de la formation, c’est-à-dire qu’il faut mettre en place des passerelles entre les contenus et le déroulement de la formation, afin que les jeunes collés au concours puissent se réorienter et valoriser professionnellement la formation académique et professionnelle qu’ils ont reçue.
Ces jeunes de 14 à 18 ans placés prématurément dans les filières très spécialisées des écoles de production n’auraient donc pas le droit à l’erreur d’orientation ? C’est un écueil majeur, qui montre l’inadaptation de ce type de formation.
Par ailleurs, la source de financement de ces écoles réside essentiellement dans la vente de leur production et dans le versement de la taxe d’apprentissage par les entreprises. À ce titre, on peut se poser la question de l’agrément des écoles de production qui, même si elles ne sont pas reconnues par l’État, sont habilitées à percevoir cette taxe. Il conviendrait d’ailleurs de contrôler cette situation, monsieur le ministre.
L’auteur de la proposition de loi nous présente ces écoles de production comme étant fondées sur l’apprentissage et revendiquant « la pédagogie d’une école et la responsabilité du travail en atelier », mais sur un même lieu et dans un même temps, à la différence de la majorité des centres de formation des apprentis.
Néanmoins, je puis vous assurer que de très nombreux CFA gérés par des branches professionnelles assurent aussi in situ la formation théorique et professionnelle. Nous en connaissons tous. Dans ces conditions, la spécificité des écoles de production paraît infime du point de vue de la formation, d’autant que certaines écoles de production intègrent également des stages en entreprises dans leur formation et proposent le dispositif d’initiation aux métiers en alternance, ou DIMA.
Nous sommes donc dans un réel mélange des genres. La devise de ces écoles semble être : « Faire comme un CFA sans être un CFA », c’est-à-dire sans en supporter les contraintes.
Une différence fondamentale réside dans le statut et la rémunération des élèves des écoles de production. En effet, contrairement à un jeune en contrat d’apprentissage dans un CFA, sous contrat de travail donc, l’élève d’une école de production n’est pas rémunéré alors qu’il réalise de vraies commandes pour de vrais clients – entreprises ou particuliers – aux conditions du marché, qui seront vendues au seul bénéfice de l’école de production. La vente des produits fabriqués par un jeune en formation est au fondement même d’une école de production, même si le jeune y est, dit-on, sous statut scolaire.
Aussi, soyons clairs et reconnaissons que les écoles de production peuvent s’apparenter pour une large part à des « ateliers-entreprises » de sous-traitance, et la formation à une mise en situation professionnelle réelle, mais sans rémunération ! Si le jeune « ne travaille pas seulement pour des notes, mais pour des clients dont la satisfaction lui donne la conscience de sa propre dignité », il serait normal, logique et légitime que son travail soit rétribué.
Ainsi peut-on lire, sur le site internet de l’une de ces écoles de production : « Du point de vue commercial, l’école de production fonctionne comme toute entreprise de sous-traitance. Elle respecte ses engagements de délai et suit les exigences de qualité demandées par ses clients. L’école de production est ouverte toute l’année y compris pendant les vacances (sauf un mois l’été et dix jours à Noël). » Ah, les vacances, quel problème pour les patrons !
Selon la Fédération nationale des écoles de production, ce « fruit de la production réinvesti dans les écoles » permettrait la « gratuité ou quasi-gratuité, alors qu’il s’agit d’établissements privés hors contrat ».
Cependant, la réalité est un peu différente. Ainsi, la primo-inscription à l’école Boisard, l’une des plus connues, s’élève tout de même à 1 000 euros hors outillage et cantine. Dans l’École des ateliers de mode ou ECAMOD, à Paris, une inscription coûte 1 295 euros en CAP et peut même grimper à 4 180 euros pour un certificat de qualification professionnelle !
Avec de tels chiffres, on peut véritablement s’interroger sur la réalité de la vocation d’accueil « des jeunes en grande difficulté sociale » mise en avant par l’auteur de la proposition de loi.
À la vérité, sous ce label « écoles de production » sont en fait rassemblées des structures de formation hors contrat hybrides, « touche-à-tout », qui empruntent des schémas de fonctionnement aux différents types de formation professionnelle sans en subir les contraintes, sans contrôle de la puissance publique, et dont la qualité de l’enseignement est difficile à évaluer.
Les écoles de production pratiquent la sous-traitance avec des formateurs souvent bénévoles et des élèves-ouvriers non rémunérés, et la proposition de loi qui nous est présentée ce soir, si elle était votée, leur accorderait un cadre juridico-financier sur mesure leur permettant de bénéficier à la fois des avantages du secteur de la formation professionnelle et de l’éducation nationale, sans véritable contrepartie en termes d’encadrement et de contrôle.
Pour toutes ces raisons, vous l’avez compris, notre opposition à ce texte, à son esprit, à ses finalités est totale. J’invite donc le Sénat, au nom des sénateurs socialistes, à adopter la présente motion tendant à opposer la question préalable sur la proposition de loi relative aux écoles de production.