Cette question du 19 mars, je la connais bien : je fus le chef de cabinet du ministre qui donna un nom au conflit d’Algérie. Ce ministre, M. Carle l’a cité : c’était Jean-Pierre Masseret. Cette reconnaissance de l’état de guerre a permis aux citoyens de notre pays de se réapproprier une page d’histoire que l’absence de nom avait marginalisée.
Ce ministère fut également à l’origine de la création d’un mémorial national pour les combattants d’Algérie.
Un nom, un mémorial : deux actes accomplis à l’unanimité des parlementaires, des associations et – pourquoi ne pas le dire ? – des Français.
Ce ministère ne donna pas de date à la guerre d’Algérie. Manque de courage, pourront penser certains ; lucidité, répondront d’autres. De cette date justement, parlons-en.
La France dispose d’un riche calendrier de dates commémoratives pour les guerres contemporaines.
Trois dates pour la Première Guerre mondiale : le 2 novembre, voté dès 1919 ; le 11 novembre, voté en 1922 ; et la fête de Jeanne d’Arc, le deuxième dimanche de mai. N’oublions pas en effet que cette dernière date fut choisie au lendemain de la Première Guerre mondiale pour remercier « Jeanne la Lorraine » d’avoir participé au sauvetage – une seconde fois – de la France.
Quatre dates pour la Seconde Guerre mondiale : le dernier dimanche du mois d’avril pour la déportation ; le 8 mai, pour la capitulation des armées nazies ; le 18 juin, pour l’appel du général de Gaulle et le dimanche le plus proche du 16 juillet pour la rafle du Vel d’Hiv.
Et déjà trois dates pour les guerres de décolonisation : le 8 juin pour l’Indochine ; le 25 septembre pour les harkis ; et le 5 décembre pour les combattants et les rapatriés d’Algérie.
Ce riche calendrier – c’est une particularité française – s’est encore enrichi, en ce début d’année 2012, d’une interprétation du 11 novembre.
Pourquoi vous le cacher, je suis sensible à l’union nationale qui a toujours prévalu au moment des votes portant création de ces journées commémoratives.
À l’exception des commémorations du 18 juin, du 8 juin et du 5 décembre qui ont été créées par décrets, toutes les autres dates ont été votées à l’unanimité, permettant ainsi à tous les Français de partager une mémoire commune. Cette union nationale mémorielle, pouvons-nous l’atteindre pour la guerre d’Algérie ?
Ernest Renan, dans son célèbre discours sur la nation, définissait avec précision ce qui constitue le socle de la nation française : un plébiscite de tous les jours. En clair, l’envie de vivre ensemble et une mémoire partagée. Il rappelait encore, en 1885, que « les moments de deuil partagés unissent plus que les moments de fête ».
La guerre de 1914-1918 – exceptionnel et tragique moment de deuil partagé par tous les Français – est l’exemple même du modèle de la mémoire républicaine. Le 11 novembre constitue, par excellence, la date du plus grand rassemblement mémoriel.
Mais peut-on dire de la guerre d’Algérie qu’elle offre le moment d’un deuil partagé ou d’un rassemblement mémoriel ? Je n’étonnerai personne dans cet hémicycle, notamment après avoir entendu M. Carle, en disant que nous en sommes, hélas ! encore très loin.
Pour les rapatriés, nos compatriotes, cette guerre marque un formidable moment de rupture avec une terre qui était la leur.
Pour les harkis, dont si peu ont été accueillis sur notre territoire, elle marque le temps de l’abandon et, pour un grand nombre d’entre eux – des dizaines de milliers –, le temps des massacres et des tueries.
Pour de nombreux militaires enfin, dont beaucoup avaient combattu en Indochine, la fin de la guerre d’Algérie marque la fin d’une histoire à laquelle ils avaient cru : celle d’une grande France, qui ne voyait jamais le soleil se coucher.
Une date commémorative est une sorte de carillon, dont la sonnerie, chaque année, réveille les souvenirs. Mais faut-il encore que ces souvenirs soient partagés par tous ceux qui entendent résonner le carillon.
Le 19 mars est un moment partagé par un grand nombre de combattants du contingent, ces hommes qui, jeunes alors, ont répondu aux ordres donnés par les gouvernements successifs pour combattre en Algérie. Tous, ils ont su à ce moment-là placer leur destin individuel dans celui de la nation.
Je respecte leur désir de voir le 19 mars devenir leur date carillonnée. À leurs yeux, cela achèvera le processus de leur reconnaissance comme génération du feu : 11 novembre, 8 mai, 19 mars.
Je respecte le combat d’une grande fédération d’anciens combattants qui, depuis 1963, tente de faire partager au plus grand nombre son désir calendaire.
Je comprends la force du souvenir de ces centaines de milliers d’appelés qui, l’oreille collée au transistor, criaient leur joie le 18 mars 1962, lors de la signature des accords d’Évian.
Je comprends ce souvenir, certes, mais je ne peux m’empêcher de penser à tous les Européens d’Algérie et à tous les Algériens qui, l’oreille collée au même transistor, pleuraient et s’interrogeaient sur les drames à venir.
J’espère, oui j’espère, que cette date du 19 mars sera capable d’unifier ceux qui riaient et ceux qui pleuraient en écoutant les mêmes actualités.
J’ai foi dans cette espérance mais, vous l’avez bien compris, je n’ai pu m’empêcher d’exprimer aussi mon inquiétude. §