Intervention de Laurence Cohen

Commission des affaires sociales — Réunion du 28 novembre 2012 : 2ème réunion
Loi de finances pour 2013 — Action « mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie mildt » du programme « coordination du travail gouvernemental » de la mission « direction de l'action du gouvernement » - examen du rapport pour avis

Photo de Laurence CohenLaurence Cohen, rapporteure pour avis :

L'an dernier, je recommandais à notre commission d'émettre un avis défavorable à l'adoption du budget de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt). Depuis 2007, celle-ci concentrait en effet son action sur la répression, n'accordant que peu de place à la prévention et à la réduction des risques, ce qui l'avait coupée des professionnels de l'accompagnement des toxicomanes.

Où en est-on un an plus tard ? L'année 2012 a été pour la Mildt une année de transition. Sa présidence, vacante de mai à octobre, a été attribuée à Mme Danielle Jourdain-Meninger, inspectrice générale des affaires sociales, en remplacement de M. Etienne Apaire. Le plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies portait sur la période 2008-2011 ; le prochain devrait être présenté à la fin du premier semestre 2013.

Dans ce contexte, les attentes envers la Mildt sont très élevées de la part de tous les acteurs, policiers, magistrats, médecins ou associations d'aide aux usagers. Tous souhaitent un outil de pilotage interministériel de la politique de l'État qui soit fort, cohérent et équilibré.

Malheureusement, le budget pour 2013 n'est pas à la hauteur : à 22 millions d'euros contre 23,2 millions en 2012, il baisse de 5,5 %. La Mildt est également financée par un fonds de concours alimenté par le produit de la vente des biens saisis aux trafiquants, qui a fortement augmenté ces dernières années avec la création par la loi Warsmann du 9 juillet 2010 de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. Cette ressource, qui était de 21 millions d'euros en 2010 et 2011, ne devrait toutefois pas dépasser 15 millions en 2012. Les perspectives pour l'an prochain ne semblent pas meilleures. Ce fonds de concours n'offre qu'un palliatif insuffisant et, par nature, aléatoire au désengagement budgétaire de l'Etat. Il faut néanmoins encourager la Mildt plutôt que la condamner car la tâche à accomplir est immense.

L'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), rattaché à la Mildt, dresse un tableau de l'usage de stupéfiants en France : 13,4 millions de personnes ont déjà consommé du cannabis. On compte 1,2 million d'usagers réguliers et 550 000 usagers quotidiens ; à dix-sept ans, 41,5 % des jeunes ont déjà expérimenté cette drogue. La banalisation de la cocaïne se poursuit : entre 2005 et 2010, le nombre d'usagers au cours d'une année est passé de 250 000 à 400 000, avec 1,5 million d'expérimentateurs. L'héroïne connaît depuis 2010 une diffusion accrue : le nombre d'expérimentateurs est passé de 360 000 à 500 000 entre 2005 et 2010 et sa consommation a fortement augmenté. Avec un public souvent marginalisé et un mode de consommation par injection, vecteur de transmission du sida ou de l'hépatite C, c'est une question de santé publique majeure.

Enfin, la situation est également inquiétante pour les produits licites, alcool et tabac, en particulier chez les jeunes. Si l'expérimentation à dix-sept ans est en très légère baisse, l'usage régulier augmente : 31,5 % des jeunes de cet âge sont des fumeurs quotidiens, contre 30 % des adultes. Le phénomène des ivresses répétées se développe tandis que la consommation régulière d'alcool chez les adultes diminue. On compte néanmoins 3,8 millions de consommateurs à risque, majoritairement des hommes. Des estimations déjà anciennes attribuent 60 000 décès chaque année au tabac et 33 000 à l'alcool.

Face à ce constat, il faut axer notre politique des addictions sur la prévention et à la réduction des risques, sans pour autant relâcher les efforts en matière de lutte contre les trafics. Le chef de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Octris) m'a dit manquer de moyens pour faire face aux nouveaux réseaux d'acheminement de la drogue en France, depuis l'Amérique latine et les Caraïbes via l'Afrique de l'Ouest, depuis le Maroc ou par les poreuses frontières orientales de l'espace Schengen. Les crédits du ministère de l'Intérieur couvrent à peine ses dépenses de fonctionnement et d'équipement standard, et c'est le fonds de concours de la Mildt qui finance une partie de ses initiatives opérationnelles. Est-ce bien juste ?

Depuis 2007, le produit de ce fonds de concours est redistribué pour 35 % à la police, 25 % à la gendarmerie, 10 % aux douanes, 20 % au ministère de la justice et 10 % à des actions de prévention. Il convient de corriger ce déséquilibre en faveur des services répressifs, d'autant que les sommes en question ont été multipliées par trois depuis 2007. Les professionnels que j'ai auditionnés prônent tous une meilleure visibilité de l'utilisation du fonds de concours et une modification de la clé de répartition.

L'accès aux mesures de prévention, de réduction des risques et de traitement, prôné par l'OMS depuis 1993, n'est pas assuré en prison. De ce fait, le risque de contamination par l'hépatite C est y multiplié par dix, celui de contamination par l'hépatite B, par quatre. Comme le recommandait déjà la mission d'information Assemblée nationale-Sénat sur les toxicomanies dont notre collègue Gilbert Barbier était corapporteur, des considérations de santé publique rendent impérative une action résolue en faveur de la réduction des risques en milieu carcéral.

Les traitements de substitution aux opiacés bénéficient d'ores et déjà à 9 % des détenus. Il importe de garantir la continuité de ces traitements à l'entrée, durant et surtout à la sortie de la détention : selon l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), le risque de mortalité est accru durant les deux semaines suivant la libération.

L'absence de programme d'échange de seringues n'est pas acceptable : cessons de nier l'évidence ! Les mesures de réduction des risques doivent s'accompagner d'une formation des personnels aux spécificités de la prise en charge de la toxicomanie. L'audition de représentants des agents de l'administration pénitentiaire m'a révélé l'absence totale de formation des surveillants, qui sont pourtant en première ligne. Il faut aussi sensibiliser les personnels soignants des unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA) et conduire des travaux épidémiologiques en milieu pénitentiaire.

De manière générale, il est indispensable que la nouvelle politique des addictions dont la Mildt devrait être le fer de lance ouvre enfin la voie aux initiatives innovantes adoptées par nos voisins, à commencer par les salles de consommation à moindre risque. Mme Touraine a confirmé que leur expérimentation, promesse de campagne du Président de la République, aurait lieu dès 2013. La Mildt est chargée d'en définir le cahier des charges ; sur le terrain, les associations sont prêtes. Je souhaite que l'on dépasse les fantasmes sur cette question, et que l'on s'attarde sur les causes et les conséquences des pratiques clandestines d'usagers parmi les plus fragiles, avec l'ambition d'améliorer le vivre-ensemble pour les riverains.

C'est une solution pragmatique. En plus d'offrir un cadre sanitaire indispensable pour des conduites à risques qui sont souvent le fait de personnes désocialisées, ces salles seraient aussi un lieu d'accueil et de dialogue, point d'entrée vers les traitements de substitution et le sevrage pour ceux qui le souhaiteraient. Un travail de concertation avec les acteurs et de dialogue avec les riverains est bien entendu nécessaire, mais il est dans l'intérêt de tous que des salles de consommation à moindre risque voient le jour, à titre expérimental, à Paris et en province, où des collectivités de toutes sensibilités politiques sont candidates.

Il faut également évaluer les expérimentations en cours. Le manque de moyens est usant : ainsi, l'association Gaia n'a pu acheter un appareil de diagnostic de l'hépatite C qu'en combinant l'aide de la région Ile-de-France et celle d'un laboratoire privé.

La politique de réduction des risques doit s'appuyer sur des données scientifiques incontestables. J'espère que la feuille de route en sera constituée par les recommandations issues de l'expertise collective réalisée par l'Inserm en 2010, dont le précédent gouvernement n'avait que très peu tenu compte, en commençant par l'adaptation des outils et des approches à l'évolution des substances et des modalités de consommation. Il convient de mettre l'accent sur la prévention en direction des collégiens et lycéens, à l'intérieur comme en dehors du cadre scolaire. Les jeunes décrocheurs sont les plus exposés. Il faut généraliser leur suivi sanitaire et social et travailler avec les acteurs associatifs.

Il nous incombe de nous interroger sur la demande exponentielle de réponses pénales faite aux magistrats et que dénonce le syndicat de la magistrature. Si le recours à la troisième voie, aux alternatives aux poursuites, se développe, le simple non-respect d'un stage de sensibilisation est une infraction inscrite au casier judiciaire, d'où un cercle vicieux, une sanction, une stigmatisation permanente.

Les nouvelles formes d'addiction comportementales, dites sans substance, ne sont véritablement prises en compte que depuis la fin des années 2000. Jeu pathologique ou cyberdépendance vont souvent de pair avec des situations personnelles et familiales complexes. La France compterait 200 000 joueurs excessifs, dont la moitié jouent plus de 1 500 euros par an. Les comorbidités, notamment avec l'alcool et le tabac, sont établies et l'impact financier, social et familial de ces pratiques peut être grave. Pour adapter l'offre de soins, formons mieux à ces questions les généralistes et les tra0vailleurs sociaux.

Les premiers gestes du Gouvernement et de la présidente de la Mildt sur le traitement des addictions sont encourageants. Nous y reviendrons lorsque le futur plan de lutte contre les drogues et les toxicomanies sera connu ; il devra fixer dès le départ les modalités d'une évaluation rigoureuse et impartiale.

La Mildt n'échappe pas aux réductions de moyens que connaît la politique de santé. Ce recul de l'Etat pose problème car les défis à relever sont immenses. Une répartition budgétaire est nécessaire sur quatre points : la prévention, la réduction des risques, le soin et la réduction de l'offre et des dommages dus au trafic de drogues. Ces axes se retrouvent dans une charte intitulée « Pour une autre politique des addictions » rédigée en juillet dernier par des experts reconnus et à laquelle j'ai participé. Elle a été signée par 1 620 personnes et associations représentatives, vous l'avez sous les yeux. A nous parlementaires de soutenir ces initiatives de la société civile.

La nouvelle direction de la Mildt annonce des orientations axées sur la prévention, l'éducation et l'accompagnement, qui devraient corriger les effets délétères des pratiques de ces dernières années. Je salue cette nouvelle politique des addictions tout en déplorant l'insuffisance des crédits accordés par le Gouvernement, qui rendra difficile sa mise en oeuvre.

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