Je disais donc que l’on ne peut reprocher au Gouvernement de mettre en place la contribution additionnelle de solidarité et, parallèlement, proposer d’instaurer une récupération socialement injuste, qui ne serait pas à la hauteur des enjeux. Ce ne serait ni cohérent, ni lisible, ni transparent pour les Français.
Par ailleurs – en tant que médecin hospitalo-universitaire, c’est sans doute ce qui m’inquiète le plus –, la maladie et la perte progressive d’autonomie peuvent toucher chacun d’entre nous, aisé ou non, dans une période déjà lourde d’inquiétudes et de questionnements. La dépendance représente une douleur pour l’âgé et pour sa famille, quelle que soit leur condition sociale. Il serait aussi scandaleux et contraire à nos principes de récupérer les prestations servies au titre de l’APA sur la succession des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou souffrant d’une grande perte d’autonomie que d’expliquer aux personnes atteintes d’un cancer et à leurs familles que l’assurance maladie récupérera le coût des hospitalisations et des chimiothérapies. Ce serait une double peine pour l’âgé, pour sa famille et les aidants, qui, eux aussi, souffrent quotidiennement de la situation.
De surcroît, tous les grands âgés sont polypathologiques. Pourquoi ne ferions-nous pas pour eux, alors même que le pronostic est fatal à brève échéance, ce que nous faisons pour les malades du cancer, pris en charge à 100 %, sans récupération ?
Vers la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, Mme Roselyne Bachelot-Narquin, alors ministre des solidarités et de la cohésion sociale, avait émis sur le recours sur succession des réserves d’ordre éthique qui transcendent tout clivage. Le 12 janvier 2011, auditionnée par la mission commune d’information sur la dépendance, elle avait ainsi déclaré : « À titre personnel, j’ai des réserves à l’égard du recours sur succession : il serait injuste de l’appliquer aux personnes mourant de la maladie d’Alzheimer, et non à celles qui décèdent à l’hôpital d’un cancer. Ce serait faire deux poids deux mesures. La piste d’un relèvement de la fiscalité sur le patrimoine n’est toutefois pas exclue. Il n’est pas anormal qu’une personne âgée disposant d’un patrimoine élevé sans avoir des revenus importants participe au financement de sa dépendance. »
Visiblement, sur ce point au moins, Mme Bachelot-Narquin et moi avons la même position ! Du reste, je crois, mesdames, messieurs les sénateurs, que, comme moi, vous avez été à juste titre interpellés par la Fédération nationale des associations de personnes âgées et de leurs familles sur le risque lié à l’adoption de cette mesure.
Par ailleurs, le non-recours à l’APA en raison du frein constitué par le recouvrement sur succession aurait des conséquences directes sur l’emploi dans le secteur de l’aide à domicile, au plan local.
En effet, dans un délai d’un mois à compter de la notification de la décision d’attribution de la prestation, le bénéficiaire de l’APA doit déclarer au conseil général le ou les salariés ou le service d’aide à domicile qu’il rémunère grâce à l’allocation qui lui est versée. Il est en outre tenu de fournir les justificatifs de cette rémunération. L’emploi dans les services d’aide à domicile est donc très lié à cette prestation. Dans vos territoires, vous avez tous entendu parler, parfois en termes assez durs, des difficultés récemment posées par la réduction des plans d’aide élaborés par les caisses d’assurance retraite et de la santé au travail – les CARSAT – au profit des personnes classées en GIR 4 et 5 : les réactions des bénéficiaires et des services d’aide à domicile montrent l’importance des enjeux humains et financiers liés à l’universalité de l’APA.
En 2011, le nombre d’emplois dans le secteur de l’aide à domicile, qui avait déjà perdu quelque 5 400 salariés en 2010, a baissé de plus de 2 % : les effectifs de l’aide à domicile sous forme associative auront ainsi diminué de 5 % en deux années. Dans les territoires ruraux, où le secteur associatif est parfois en situation de monopole, ces difficultés frappent des personnes sans qualification – le plus souvent des femmes –, qui auront le plus grand mal à retrouver un emploi. Le nouveau fonds de restructuration, doté de 50 millions d’euros, dont j’ai défendu la création dans le cadre de l’élaboration du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2013, doit permettre de sauver plusieurs milliers d’emplois dans ce secteur et de nous préparer à répondre aux besoins qui se manifesteront à l’horizon de 2020 : selon la DARES, 300 000 emplois devront être créés. La mise en place du recours sur succession irait à rebours de cet effort indispensable, alors que les besoins sont croissants.
Surtout, la grande perte d’autonomie n’est pas inéluctable et découle souvent d’une accumulation de fragilités ou de ruptures dans les prises en charge, parfois aggravées par la dégradation ou la disparition de tout lien social.
À cet égard, l’APA à domicile constitue un outil de prévention, permettant l’élaboration d’un plan d’aide personnalisé, avec évaluation des besoins et mise en place d’une aide humaine sur mesure. L’anticipation est nécessaire pour réduire la grande perte d’autonomie par la palliation des petites pertes d’autonomie successives. Ainsi, l’APA constitue indéniablement un outil du maintien à domicile, que nous souhaitons privilégier. Dès lors, en affaiblissant cet outil de prévention, les départements, dont certains d’entre vous sont aussi des élus, feraient un mauvais calcul, sur le plan non seulement humain, mais aussi financier : ils seraient d’autant plus mis à contribution que les personnes non prises en charges dans le cadre de l’APA devront l’être, à terme, au sein d’un EHPAD, avec un degré de perte d’autonomie plus important.
Enfin, avec l’accroissement de l’espérance de vie, le recours sur succession impliquerait nécessairement un décalage dans les recettes des départements. En cela, une telle disposition ne répond pas aux besoins de court terme.
En conclusion, je tiens à rappeler, pour répondre à la légitime préoccupation de beaucoup d’entre vous, mesdames, messieurs les sénateurs, que le Gouvernement travaille activement à apporter aux départements les réponses qui leur permettront de continuer à remplir leurs missions de proximité dans les meilleures conditions.
La mise en place des groupes de travail sur la réforme de la prise en charge de la perte d’autonomie et sur la recherche de ressources pérennes pour 2014 est le signe de la confiance mutuelle entre les départements et l’État. Je vous demande de ne pas altérer cette confiance en adoptant une mesure socialement injuste, qui ne serait pas à la hauteur de la question. Par conséquent, je vous invite à ne pas voter cette proposition de loi. §