Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de revenir sur un événement récent, qui est, à mon sens, très révélateur – au moins d’un point de vue symbolique – d’une des difficultés majeures que rencontre aujourd’hui l’Europe, à la fois dans son fonctionnement et dans l’orientation prise par sa construction.
Lundi dernier à Oslo, une grande cérémonie se tenait à l’occasion de la remise du prix Nobel de la paix à l’Union européenne. Disons-le clairement, cette cérémonie fit l’objet d’une bien étrange mise en scène...
L’Union européenne y était officiellement représentée par ses trois présidents actuels : celui du Conseil européen, celui de la Commission européenne et celui du Parlement européen. Mais deux d’entre eux, seulement, ont eu l’occasion de prendre la parole : Herman Van Rompuy pour le Conseil européen et José Manuel Barroso pour la Commission européenne. Martin Schulz, président du Parlement européen, la seule des trois instances démocratiquement élue, n’eut étonnamment pas voix au chapitre. Surprenante logique protocolaire ! C’est le moins qu’on puisse dire.
On aurait pu imaginer que les institutions européennes s’accordent pour que les récipiendaires de ce prix soient quelques grandes personnalités ayant joué un rôle majeur dans la construction européenne ou, mieux encore, un panel de citoyens représentants chacun des vingt-sept États membres.
Loin de cela, on nous a gratifiés d’un surprenant trio à deux têtes ! Habitués que nous sommes à une vision malheureusement très techniciste de l’Europe, nous étions presque tentés de nous réjouir de ce que la tête politique de l’hydre – M. Schulz – n’ait pas in extremis été remplacée par celle du président de la BCE !
Au-delà du symbole, force est de constater que l’Union européenne reste plus que jamais un objet produisant des politiques, mais que les dirigeants nationaux comme européens refusent toujours de la penser comme un objet authentiquement politique.
Ce que la crise des dernières années a révélé, c’est qu’il ne suffisait pas de dire l’Europe et de faire l’euro pour jeter les bases d’une construction saine et durable.
C’est la raison pour laquelle nous cherchons enfin, plus de trente ans après Maastricht, plus de vingt ans après la mise en circulation de l’euro, à doter l’économie européenne en voie d’unification d’une gouvernance digne de ce nom.
Néanmoins, dans le même temps, la question du sens profondément politique du projet européen reste plus que jamais posée.
Je regrette de le dire, mais je doute que le prochain Conseil européen suffise à réparer tout cela. Non que les points inscrits à son ordre du jour aillent dans la mauvaise direction ou qu’ils soient de peu d’importance, au contraire ! Le premier de ces points concerne, en particulier, la mise en œuvre d’une plus grande supervision bancaire. C’est à l’évidence un enjeu capital pour la viabilité et la durabilité de la gouvernance économique européenne. Mais la résolution de ce dossier-là, aussi important soit-il, n’apportera pas de solution à la crise du projet européen dans son ensemble.
Au pire, elle pourrait même engendrer certains effets néfastes. Car le mécano Commission européenne, Conseil européen, Parlement européen, BCE et instances nationales est déjà bien trop illisible. À trop le complexifier, nous risquons à terme de le briser.
Pour simplifier la situation actuelle à l’extrême, je dirais que deux options tactiques s’opposent aujourd’hui, au lieu de se compléter, pour définir les axes d’une véritable stratégie pour l’Europe de demain.
La première option est celle de l’Allemagne. Avant d’aller plus loin dans le renforcement de la gouvernance économique et de la solidarité, celle-ci, par la voie de sa chancelière, exige l’instauration d’une Union politique, qu’elle sait difficile à trouver et à propos de laquelle elle ne dit, d’ailleurs, pas grand-chose, ni sur la forme ni sur les contours. Ainsi posée, une telle exigence est, en fait, plus tactique que stratégique ; il y a là, à l’évidence, une forme d’instrumentalisation de cette question essentielle, afin de ralentir une intégration économique à l’égard de laquelle Mme Merkel éprouve de fortes préventions.
À cet idéalisme de façade, la France semble opposer une vision plus réaliste et plus pragmatique, l’Union politique apparaissant alors comme l’ultime étape d’un processus encore long. Mais là encore, on ignore de quoi l’on parle précisément.
La réalité, c’est que, comme toute organisation humaine démocratique, l’Union européenne a besoin de progresser conjointement dans ces deux directions. En effet, à moins d’un coup de théâtre, on voit mal Mme Merkel, qui entre en campagne, prendre l’initiative ou faire des concessions d’ampleur.
Si la France veut endosser le rôle qui doit être le sien dans cette configuration, elle doit donc esquisser une autre proposition d’organisation politique pour l’Europe.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de faire de grandes déclarations incantatoires sur le fédéralisme, même si j’y suis profondément favorable ; il ne s’agit pas non plus de croire que nous pourrions adopter un nouveau traité constitutionnel qui donnerait une soudaine cohérence à des institutions européennes jusqu’alors construites par à-coups et ajouts successifs, souvent sans véritable dessein d’ensemble, le tout en quelques mois ou quelques années.
Cette révision devra, bien sûr, avoir lieu, car le traité de Lisbonne n’est ni parfait ni définitif. Cependant, cela nécessitera du temps. Non, ce que nous devons envisager dans les mois qui viennent et dans la perspective des élections européennes de 2014, c’est l’évolution du rapport de force tripolaire, dans le cadre des institutions existantes, grâce à un accord entre les principales forces politiques européennes.
Il paraîtrait ainsi judicieux que les principales familles politiques européennes s’accordent entre elles pour désigner et présenter dans le cadre des prochaines élections européennes leur futur candidat à la présidence de la Commission européenne.
Il serait également juste et nécessaire que le prochain président de la Commission européenne, issu de l’élection du Parlement européen, puisse choisir parmi les parlementaires nouvellement élus, en fonction des résultats obtenus par les différentes familles politiques, une grande partie de ceux qui seront les commissaires européens. Ce serait faisable sans réformer profondément les institutions. Cela passe non seulement par l’intelligence politique des courants à choisir, mais aussi par la volonté de renforcer la Commission européenne, ainsi que le rôle du Parlement européen. Il faudrait doter ce dernier d’une vraie légitimité politique, car ceux qui passent aujourd’hui pour des techniciens neutres sont porteurs de choix et nommés après négociations et petits arrangements entre les principaux États.
Les deux mandats de José Manuel Barroso montrent bien que l’on n’a pas affaire à une commission neutre ou émanant d’une forme de souveraineté politique européenne.
Dans ce cadre, mais ce n’est qu’une des possibilités, on verrait se construire un rapprochement qui semble logique, une « convergence » politique entre le Parlement européen, qui serait source de légitimité, et la Commission européenne, qui serait une sorte de semi-exécutif, capable de contrecarrer les excès croissants de l’intergouvernementalité qui régit aujourd’hui notre union.
En conclusion, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je reviendrai quelques instants sur la cérémonie d’Oslo.
J’ai souligné tout à l’heure qu’elle avait quelque chose d’étrange. Mais elle avait aussi un côté profondément désuet. Sur la forme, nous nous serions crus dans un programme de l’Eurovision des années soixante-dix. Sur le fond, nous avons de nouveau eu droit à l’éternelle antienne mettant en valeur l’Europe comme espace de paix et de prospérité partagée.
Cette célébration de la paix est évidemment nécessaire et incontestable. Mais elle ne suffit plus.
Quant à la prospérité partagée portée par l’Union européenne, on peut, et on doit, espérer la retrouver rapidement. Pour autant, elle sera longue à restaurer, et ce ne sera certainement pas la même forme de prospérité que celle que nous avons connue hier.
Mais l’un des fondements originels du projet européen moderne, tel qu’il est né dans l’esprit de certains résistants à l’oppression et à la barbarie durant la Seconde Guerre mondiale, qui semble souvent oublié, est la volonté de créer un espace politique profondément et durablement démocratique, capable de dépasser le champ devenu trop étroit des espaces nationaux.
Il n’y a qu’à voir certaines dérives et certains dysfonctionnements des institutions européennes à l’heure actuelle pour réaliser à quel point cette dimension proprement politique est aujourd’hui négligée.
Au final, quelle leçon devrions-nous retenir de ce prix Nobel de la paix accordé à l’Union européenne ? L’Europe, continent de guerre, s’est changée en un continent de paix. L’Europe, espace de prospérité facile, doit aujourd’hui se muer en espace de prospérité plus exigent, mais aussi plus équitable à l’égard du reste du monde et de notre planète. L’Europe doit aussi et surtout approfondir urgemment sa réalité et sa légitimité démocratique, et retrouver une cohérence avec les idéaux politiques qui l’ont fondée.