Intervention de André Gattolin

Réunion du 15 janvier 2013 à 14h30
Traité relatif à l'adhésion de la croatie à l'union européenne — Suite de la discussion en procédure accélérée et adoption d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de André GattolinAndré Gattolin :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai plaisir à saluer le rapport de la commission des affaires étrangères et je remercie M. Carrère de l’enthousiasme qu’il montre à l’occasion du retour de la Croatie dans le concert des nations européennes.

La commission des affaires européennes du Sénat partage évidemment cet enthousiasme. Notre intérêt pour la Croatie est grand et ancien, et nous sommes particulièrement heureux de l’accueillir en tant que vingt-huitième État membre de l’Union européenne, en autorisant la ratification du traité d’adhésion.

Une délégation de notre commission s’est rendue en novembre 2011 à Zagreb à l’invitation du Parlement et du Gouvernement croates. Nous avons pu alors mesurer la très forte implication de l’ensemble des forces politiques croates dans la dernière ligne droite conduisant le pays vers son entrée dans l’Union.

Quelques jours après notre retour, la commission des affaires européennes du Sénat a d’ailleurs adopté à l’unanimité une proposition de résolution européenne présentée par Simon Sutour et Michèle André, présidente du groupe d’amitié France-Croatie, dont je salue ici le très grand engagement en faveur du rapprochement entre nos deux peuples. Ce texte, visant à demander une ratification très rapide par notre pays du traité d’adhésion de la Croatie à l’Union, est devenu une résolution du Sénat le 29 novembre 2011.

Les relations entre la France et la Croatie sont aujourd’hui excellentes et de nombreuses coopérations économiques et institutionnelles ont déjà été mises en place.

Les relations de notre Sénat avec le Sabor, la chambre unique du Parlement de la République de Croatie, ainsi qu’avec le Gouvernement et la présidence croates, sont particulièrement intenses depuis deux ans. Le président Jean-Pierre Bel a, en octobre dernier, accueilli au Sénat Ivo Josipovic, l’actuel président de la République de Croatie, et il recevra demain son homologue Josip Leko, président du Sabor. Je salue, au nom de la commission des affaires européennes, la présence, dans notre tribune officielle, du nouvel ambassadeur de Croatie en France.

Depuis quelques années, la question de l’élargissement fait souvent débat au sein de l’Union européenne. On a pu dire qu’il s’opérait parfois au détriment de l’approfondissement, ou que certaines adhésions avaient été mal préparées. S’agissant de la Croatie, force est de constater que toutes les conditions semblent réunies pour faire de son adhésion une réussite.

Comme l’indiquent les traités européens, confortés par la Charte des droits fondamentaux, tout État européen qui respecte les valeurs de l’Union et qui s’engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de celle-ci.

L’Union européenne est fondée sur les valeurs du respect de la dignité humaine, de la liberté, de la démocratie, de l’égalité de tous les citoyens en droits et en devoirs, du respect de l’État de droit et du respect des droits de l’homme.

Or, incontestablement, la Croatie est aujourd’hui pleinement un État de droit. C’est le premier point que je veux souligner : elle jouit d’une grande stabilité démocratique et institutionnelle.

Les institutions que la Croatie a mises en place en retrouvant sa souveraineté sont stables et, depuis vingt ans, il a été prouvé qu’elles résistaient efficacement aux alternances politiques. Plus exactement, elles permettent l’alternance politique, la dernière datant du mois de décembre 2011.

La Croatie jouit d’une grande stabilité grâce à une constitution remontant déjà à vingt ans, qui a su établir un bon équilibre entre présidentialisme et parlementarisme, équilibre qui d’ailleurs n’a pas été affecté par une période de cohabitation politique intervenue dans un passé assez récent.

Deuxième point important à nos yeux : pour les minorités, les réfugiés et les déplacés, la Croatie a trouvé des solutions à la fois efficaces et respectueuses.

La Croatie a su résoudre le problème de ses minorités. On ne reviendra pas sur la « mosaïque des peuples » propre aux Balkans. En l’occurrence, la population de la Croatie est plus homogène que celle de la plupart des pays voisins, mais elle n’échappe cependant pas totalement à son destin balkanique, et le pays compte sur son territoire des minorités auxquelles elle a accordé, ces dernières années, des droits importants.

Par une loi constitutionnelle de 2002 sur les droits des minorités nationales, la Croatie a su créer un climat de confiance au sein de ses frontières pour ses minorités serbe, bosniaque, italienne, hongroise, albanaise et slovène. Concernant les membres de la minorité serbe qui avaient fui après la guerre, la Croatie a ainsi accepté leur retour et leur réintégration dans la nation.

Troisième point essentiel au regard de la ratification : la Croatie a établi un État de droit digne de ce nom.

La Croatie a satisfait aux exigences requises pour l’ensemble des chapitres ouverts à la négociation, mais il n’est pas indifférent que celle-ci n’ait abouti qu’à la fin du processus pour le chapitre le plus délicat, c’est-à-dire le chapitre 23, relatif à la justice et aux droits fondamentaux.

La Croatie a longtemps souffert d’un système judiciaire vicié, hérité de l’ancien régime yougoslave. C’était, pour l’Union, sans doute le point le plus sensible. Les mauvaises expériences roumaine et bulgare en la matière ont conduit les institutions européennes à relever le niveau de leurs exigences. C’est ainsi qu’il a été instamment demandé aux autorités croates – parfois sans ménagements diplomatiques, il faut bien le reconnaître – des efforts très intenses en matière de réforme de la justice, tant dans le domaine du recrutement et de la formation des magistrats qu’au regard de l’indépendance des juges.

La Croatie a été priée d’intensifier ses efforts et de soutenir activement la réforme judiciaire et la lutte anti-corruption jusqu’à son entrée dans l’Union, tout en fournissant tous les six mois des rapports convaincants sur les progrès accomplis.

Des efforts très importants ont été mis en œuvre, en particulier pour réduire le nombre d’affaires en souffrance et rationaliser le système judiciaire, par l’agrandissement des tribunaux et la spécialisation des juges.

La Croatie a créé une école des professions judiciaires et renforcé l’indépendance en matière de nomination aux fonctions judiciaires.

Au cours des négociations, la corruption est également apparue comme un problème majeur, et la lutte contre celle-ci est devenue une priorité pour le Gouvernement croate. Son action énergique dans ce domaine au cours des dernières années a été saluée par tous les observateurs européens. Une bonne coopération s’est installée entre la justice croate et les agences internationales. Chacun convient qu’il faut poursuivre le renforcement des capacités administratives des services de lutte contre la corruption, en particulier celles de l’Office de prévention de la corruption et de la criminalité organisée, l’USKOK.

Enfin, un effort supplémentaire a été consenti pour corriger les insuffisances en matière de transparence dans le domaine des dépenses publiques et dans celui du financement de la vie politique.

La recherche de relations pacifiées avec les pays voisins a bien évidemment été aussi au cœur des actions de la République de Croatie ces dernières années. C’était tout à la fois une nécessité pour que sa candidature à l’entrée dans l’Union européenne soit prise au sérieux et une conséquence des négociations entourant cette candidature, puisque l’Union européenne veut être le moteur de semblables entreprises de réconciliation.

En l’occurrence, c’est avec la Serbie et la Slovénie que les différends étaient les plus nombreux.

La Croatie et la Serbie, tout d’abord, se sont durement affrontées voilà une vingtaine d’années. Leurs gouvernements ont réalisé de grands pas l’un vers l’autre en reconnaissant et en regrettant la violence et les brutalités commises de part et d’autre. Les plus hautes autorités serbes ont été reçues à Zagreb et les plus hautes autorités croates l’ont été à Belgrade. Il n’y a pas si longtemps, cela aurait semblé inimaginable !

Avec la Slovénie, la dispute est plus actuelle. Elle concerne le littoral du golfe de Piran, et donc le territoire maritime de la Slovénie, ainsi que, de manière peut-être plus aiguë ces derniers temps, la restitution d’avoirs croates auprès de la Ljubljanska Banka.

Sur la question des eaux territoriales, la Slovénie et la Croatie ont accepté de s’en remettre à un arbitrage international, dont tous les responsables politiques croates que nous avons rencontrés, de la majorité comme de l’opposition, ont déclaré qu’ils respecteraient les conclusions, quelles qu’elles soient. C’est là un signe très positif en vue de la pacification des relations avec la Slovénie.

S’agissant des avoirs croates détenus par la banque précitée, la situation est plus embarrassante, la Slovénie menaçant de ne pas ratifier le traité d’adhésion de la Croatie à l’Union européenne. La résolution de ce problème pourrait intervenir, me semble-t-il, dans les mois qui viennent. Il faudra toutefois être vigilants sur ce point.

Enfin, des efforts importants ont également été accomplis pour rendre l’économie croate compatible avec le marché unique. Ce point a été peu évoqué, mais la Croatie a réalisé des progrès économiques remarquables au cours des deux décennies écoulées. Avant la crise économique, elle jouissait d’un taux de croissance de 4 % à 5 % par an ; en vingt ans, ses revenus ont doublé, et le revenu par habitant en Croatie atteint à présent 63 % de la moyenne de l’Union européenne.

La Croatie entrera dans l’Union dotée d’une économie dynamique et concurrentielle et elle aura parachevé sa transition vers une économie de marché, même si le taux de croissance prévu pour 2013 stagne autour de 1, 5 %.

On rappellera que la Banque européenne d’investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement ont investi dans le pays près de 500 millions d’euros par an en 2009 et en 2010 et ont décidé d’appuyer fortement la Croatie dans la phase finale de son accession à l’Union européenne.

Il faut ajouter à cela l’appui du fonds d’adhésion, pour un montant de 3, 6 milliards d’euros, utilisables pendant les deux premières années suivant l’adhésion, ainsi que les investissements directs étrangers et les capacités de financement locales.

La Croatie a décidé la mise en œuvre de trente grands projets d’investissement pour une valeur de 13 milliards d’euros, dont une dizaine à lancer tout de suite. Ce programme n’est pas irréaliste et pourrait s’avérer efficace, pour autant qu’il permette de réamorcer l’investissement privé dans le pays.

En dépit d’un tissu industriel encore limité, la capacité de rattrapage de la Croatie demeure intacte : son potentiel touristique et sa situation géographique font d’elle une plate-forme multimodale régionale dotée de ressources humaines qualifiées et de bonnes infrastructures. De plus, l’inflation y a été maîtrisée au cours des dernières années.

Le secteur agricole ne représente plus que 5 % du PIB du pays, contre 22 % pour le secteur secondaire. Le secteur des services représente à lui seul 73 % du PIB.

Je l’ai dit, le tourisme, en particulier, est en plein essor. En effet, la Croatie reçoit près de 10 millions de visiteurs par an et cette croissance devrait se confirmer au cours des prochaines années, avec le développement d’infrastructures modernes pour l’accueil des touristes étrangers.

Cependant, l’ensemble de ces chiffres ne reflète pas réellement les efforts énormes fournis par la population croate et les sacrifices endurés par tous les salariés et les entrepreneurs pour mener à bien ce rattrapage.

Le référendum sur l’adhésion du pays à l’Union européenne s’étant tenu en janvier 2012, en plein cœur de la crise de la zone euro et à un moment où l’activité économique connaissait un ralentissement, on pouvait redouter que les électeurs croates ne se montrent assez eurosceptiques.

Tel n’a pourtant pas été le cas. La participation à ce référendum aurait certes pu être plus élevée, mais l’adhésion à l’Union a été validée par plus de 67 % des votants. J’y vois la preuve d’un enthousiasme lucide, d’une volonté de progresser par l’Europe et de faire progresser l’Europe ; nous ne pouvons que nous en réjouir. Je suis heureux de pouvoir saluer devant vous, mes chers collègues, ce sursaut héroïque et historique de nos amis Croates.

Maintenant que l’État de droit est établi en Croatie, le pays va pouvoir tirer parti de ses atouts, fruits d’une longue et riche histoire européenne.

C’est avec joie et une grande confiance que nous nous apprêtons à accueillir dans l’Union la Croatie, très ancienne nation qui ne fera que revenir à ses origines en nous rejoignant. Le 1er juillet 2013 marquera la dernière étape du long cheminement qui a permis de renouer la chaîne du temps.

Un pays qui bénéficie d’une remarquable situation géographique, d’une population jeune ayant le don des langues, d’une agriculture diversifiée, d’un excellent réseau de petites et moyennes entreprises, d’un bon système éducatif et d’un potentiel touristique très enviable ne peut que réussir son intégration.

Il y a un peu plus d’un an, j’ai fait partie de la délégation de la commission des affaires européennes conduite par notre collègue Simon Sutour. Je m’étais rendu plusieurs fois par le passé en Croatie ; j’y ai notamment séjourné plusieurs jours au plus fort de la guerre avec la Serbie, à l’automne de 1991, alors que le front n’était qu’à une douzaine de kilomètres de la capitale. Pour la première fois de ma vie, j’ai vécu la guerre et compris ce que pouvait être un bombardement. Pendant mon séjour, j’ai passé davantage de temps dans des abris, durant les multiples alertes, que dans les rues de Zagreb. Cette courte expérience m’a beaucoup marqué, comme elle a, dans des proportions bien évidemment incomparables, affecté la population croate, en laissant des traces très profondes dans la mémoire de toutes celles et de tous ceux qui ont vécu au quotidien ce dramatique conflit.

Le but premier de la construction européenne, dans les années ayant suivi le terrible conflit qui a ravagé notre continent durant la première moitié des années quarante, était précisément la pacification durable de nos territoires et la reconstruction irréversible de l’État de droit.

Le plus fort symbole de la construction européenne de l’après-guerre est sans nul doute la réconciliation entre la France et l’Allemagne, qui a débouché sur l’instauration d’une amitié solide et durable. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de célébrer le cinquantième anniversaire de cette réconciliation la semaine prochaine, avec la commémoration de la signature du traité de l’Élysée.

L’adhésion de la Croatie à l’Union européenne, c’est aussi pour nous tous, d’une certaine façon, la réactualisation du rêve européen tel que les pères fondateurs de l’Europe l’avaient formulé.

Bien sûr, de nombreuses questions restent à régler dans les Balkans. Je l’ai dit, la Croatie a encore des différends à aplanir avec certains de ses voisins, mais son formidable parcours depuis la fin de la guerre est un encouragement à poursuivre l’aventure et un pilier sur lequel s’appuyer dans les années à venir pour approfondir nos relations avec l’ensemble des pays de la région.

Mes chers collègues, lors de mes voyages en Croatie, j’ai eu l’occasion de me lier d’amitié avec le traducteur croate des œuvres d’Albert Camus, qui écrivait que « la paix est le seul combat qui vaille d’être mené ». En cet instant, je pense à ce vieil homme ; j’imagine qu’il doit être particulièrement d’accord, aujourd’hui, avec le philosophe qu’il a tant lu et traduit. Si la paix est effectivement le seul combat qui vaille d’être mené, c’est alors une bataille que viennent de remporter la Croatie, ses partenaires et l’Union toute entière.

Au nom de la commission des affaires européennes, je vous appelle, mes chers collègues, à voter ce projet de loi autorisant la ratification du traité d’adhésion de la Croatie à l’Union européenne. §

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