Intervention de Bruno Sido

Commission des affaires économiques — Réunion du 23 janvier 2013 : 1ère réunion
Enjeux et perspectives de la politique spatiale européenne — Présentation du rapport d'information établi au nom de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo de Bruno SidoBruno Sido :

Le rapport que l'Office a adopté à l'unanimité en novembre dernier s'intitule « Europe spatiale : L'heure des choix », car nous l'avons élaboré dans la perspective de la réunion des ministres en charge de l'espace des pays membres de l'Agence spatiale européenne. Celle-ci s'est déroulée les 20 et 21 novembre à Naples et a constitué un tournant, avec des décisions importantes prises dans un contexte économique et financier ne permettant pas d'envisager un subventionnement massif du secteur spatial.

L'Europe, qui dépense six fois moins que les États-Unis pour l'espace, a su par le passé, faire les choix qui lui ont permis de devenir une grande puissance spatiale pour un coût maîtrisé. Sa capacité à conserver ou non son rang à l'avenir dépend directement des décisions récentes, qui doivent, pour plusieurs d'entre elles, être confirmées lors d'une prochaine réunion programmée en 2014.

J'aborderai d'abord les questions de gouvernance. La politique spatiale ne saurait être examinée dans un cadre strictement national. Mais il n'est pas possible, pour autant, d'identifier « une » politique spatiale européenne unique, dont découlerait l'ensemble des programmes mis en oeuvre sur le continent. Il existe aujourd'hui au moins deux politiques spatiales européennes :

- celle de l'Union européenne, que le traité de Lisbonne a dotée d'une compétence spatiale depuis 2009 ;

- celle de l'Agence spatiale européenne (ESA), première institution à avoir incarné l'Europe de l'espace, à sa création en 1975.

L'ESA elle-même ne s'est pas construite sur une « table rase », mais sur l'expérience de ses États membres, en premier lieu la France, premier État européen à avoir développé une politique spatiale, dans le cadre d'une politique d'indépendance nationale. La politique spatiale comporte trop d'enjeux de souveraineté nationale pour ne pas reposer, en dernier ressort, sur la volonté des États, dans le cadre d'organisations telles que l'ESA et l'UE ou dans un cadre national ou multinational, comme c'est le cas pour l'Europe de la défense.

Enfin il ne saurait y avoir de politique spatiale européenne sans industrie spatiale européenne, seule garante in fine de l'autonomie de l'Europe.

Ce « mille-feuille » spatial européen peut être source de confusion dans les objectifs et de dispersion des moyens. Dans ce contexte, nous formulons des propositions de nature à clarifier la gouvernance de la politique spatiale en France et en Europe :

- en France, il nous semble qu'il faudrait réintroduire l'espace dans l'intitulé d'un ministère chargé d'en valoriser l'utilité auprès du grand public. L'ambition spatiale est trop peu portée aux niveaux politiques et administratifs ; en conséquence, elle est peu partagée par l'ensemble des Français ;

- toujours en France, il serait souhaitable d'associer davantage le Parlement à la programmation spatiale. Nous avons été frappés, lors de notre déplacement aux États-Unis, par la place qu'y occupe le Congrès dans l'élaboration de la politique spatiale. La NASA est en constante négociation avec les deux chambres pour la définition des objectifs et des budgets de sa politique. Le secteur spatial n'est certes qu'une illustration parmi d'autres des différences d'approches entre parlements français et américain. Il nous paraîtrait néanmoins légitime qu'en France, le Parlement puisse être saisi à intervalles réguliers de la politique spatiale française et de la vision défendue au niveau européen par notre pays ;

- lors de nos auditions, les industriels ont exprimé le sentiment de ne pas être assez associés aux décisions prises. Sur la question de l'avenir d'Ariane, le CNES et les industriels ont par exemple défendu des points de vue différents. Un dialogue pérenne doit être organisé, grâce à la création d'une structure de concertation État-industrie, présidée par une personnalité indépendante ;

- quant à la politique spatiale de l'Union européenne, c'est un processus en devenir, dont les objectifs et le cadre de gouvernance demeurent pour le moment flous. Le budget de l'Union finance le programme de navigation-localisation-synchronisation Galileo, qui doit aboutir d'ici 2015, ainsi que le lancement du programme de surveillance pour l'environnement et la sécurité GMES, mais sans garantie de pérennité au-delà de 2014.

Si elle veut exercer pleinement la compétence que lui a confiée le traité de Lisbonne, l'Union devra élaborer un véritable programme spatial plus exhaustif dans ses ambitions.

Elle devra également élaborer un cadre juridique pour la gouvernance de cette politique spatiale, en faisant de l'ESA son agence spatiale, sans que cela ne remette en cause par ailleurs le fonctionnement intergouvernemental de l'agence. L'Union doit aussi pouvoir faire appel aux compétences des agences nationales, sans nécessairement recourir à ses procédures de droit commun, du type appel d'offres. Pour la gestion des applications spatiales, elle doit privilégier le recours aux organisations existantes, par exemple Eumetsat pour ce qui concerne l'observation de la Terre (GMES).

Il s'agit d'éviter que l'Union ne crée ses propres structures de gestion opérationnelle des programmes spatiaux, qui seraient redondantes par rapport aux compétences existant déjà sur le territoire européen.

Enfin, l'Union européenne doit reconnaître comme prioritaire l'application d'un principe de préférence européenne. Ce principe doit entraîner l'obligation de recourir à ses propres lanceurs. Ce n'est pas le cas actuellement, comme l'illustre le recours à un lanceur russe (Rockot) pour le lancement de certains satellites du programme GMES.

Quant à l'ESA, elle doit faire évoluer sa règle de « retour géographique », d'après laquelle plus un État contribue à un programme, plus son industrie reçoit de contrats pour la réalisation de ce programme. Suivant une logique inverse, une règle de « juste contribution » de chaque État, en fonction de l'implication de son industrie dans les projets, paraîtrait préférable.

La seconde partie de mon propos portera sur les conséquences de la concurrence croissante dans le secteur spatial. On assiste à l'émergence de nouveaux acteurs publics et privés. Cette concurrence est d'autant plus inquiétante pour l'Europe qu'elle a choisi de faire reposer son industrie spatiale, et notamment ses lanceurs, sur la demande commerciale. Le marché commercial est en effet le moteur principal de l'industrie spatiale, à défaut de commandes institutionnelles conséquentes.

Quand les budgets publics spatiaux américains sont de 48 milliards de dollars par an, les budgets publics européens sont de 6,5 milliards d'euros. La diminution des commandes militaires conduit les industriels américains à se tourner davantage vers le marché commercial. Par ailleurs, dans le domaine des lanceurs, la NASA favorise le développement d'entreprises commerciales telles que Space X - nous y reviendrons.

La Russie relance actuellement son activité spatiale en investissant massivement dans une nouvelle gamme de lanceurs et un nouveau port spatial. Les pays émergents, notamment ceux très peuplés comme la Chine ou l'Inde, misent aussi sur ce secteur, au service de leur développement et pour s'affirmer sur la scène internationale. Vous trouverez des développements sur les politiques spatiales russe et chinoise dans des notes annexées au rapport.

Dans ce contexte, il est indispensable d'aider l'industrie européenne à demeurer compétitive, en poursuivant le soutien apporté à la filière européenne de satellites de télécommunications par de grands programmes structurants, et en suscitant le développement d'une filière européenne de satellites à propulsion tout-électrique.

Le marché semble mûr pour cette technologie du « tout-électrique » : il s'agit d'utiliser la propulsion électrique non seulement pour des ajustements de la trajectoire des satellites, ce qui est déjà le cas aujourd'hui, mais aussi pour les transférer après lancement vers leur orbite définitive. Boeing a pris de l'avance dans ce domaine grâce à une technologie développée pour des satellites de télécommunications militaires. Cette entreprise a vendu des satellites de ce type à des opérateurs asiatique et mexicain. Il s'agit de petits satellites (2 tonnes) dotés de la même capacité d'emport de charge utile qu'un satellite à propulsion chimique de 3 à 4 tonnes. Ce gain en termes de masse compense l'inconvénient lié à un délai allongé de mise en orbite du satellite.

Il faut également agir pour réduire la dépendance technologique de l'Europe, notamment dans le domaine des composants microélectroniques durcis. Cette dépendance est préjudiciable dans le contexte des règles d'exportation américaines ITAR, qui interdisent aux industriels européens d'exporter sans autorisation des produits qui comporteraient des composants ou technologies développés aux États-Unis. Thalès Alenia Space en a subi les conséquences, en étant l'objet d'une investigation du département d'État américain, en lien avec l'exportation d'un satellite en Chine. Mais ce sont, à vrai dire, les industriels américains qui sont, les premiers, victimes des règles d'exportation ITAR.

La question de la dépendance de l'Europe à l'égard de technologies importées ne se réduit pas à celle des règles ITAR. C'est une question de compétitivité, car la dépendance entraîne des difficultés d'accès aux technologies de dernière génération, ainsi qu'une limitation de l'accès à la documentation, entraînant des difficultés à gérer, par exemple, des anomalies. L'existence d'une source d'approvisionnement unique est en soi un facteur de risques.

Le concept de non dépendance implique donc une maîtrise des technologies et l'existence d'une double source, dont l'une au moins située en Europe. Mais elle implique aussi une maîtrise des coûts. Le maintien à tout prix en Europe de filières beaucoup plus coûteuses qu'aux États-Unis n'est pas viable. Il faut donc veiller à la rentabilité économique des filières développées et concentrer les moyens disponibles sur quelques priorités.

J'en viens maintenant à la question des lanceurs. C'est par l'intermédiaire d'Arianespace, créée en 1980, que l'Europe accède aujourd'hui de façon indépendante à l'espace. Arianespace exploite à ce jour trois lanceurs depuis le Centre spatial guyanais :

- tout d'abord, Ariane 5, dont la capacité d'emport (dans sa version ECA) est de 10 tonnes vers l'orbite géostationnaire, et qui se caractérise par des lancements doubles. Ariane 5 est le n° 1 des lancements en orbite géostationnaire, avec près de 50 % de parts de marché et, à ce jour, 53 succès d'affilé ;

- le deuxième lanceur d'Arianespace est Soyouz, exploité depuis Baïkonour, par l'intermédiaire de la filiale d'Arianespace - Starsem - créée en 1996. Depuis 2011, Soyouz est aussi lancé depuis la Guyane, en application d'un accord intergouvernemental franco-russe, signé en 2003. Ce lanceur moyen est complémentaire d'Ariane 5. Il a une capacité d'emport de 3,2 tonnes vers l'orbite de transfert géostationnaire (depuis le CSG, mais 1,7 tonne depuis Baïkonour, plus éloigné de l'équateur) ;

- enfin, le dernier né des lanceurs européens est Véga, financé majoritairement par l'Italie, dont la capacité d'emport est de 1,5 tonne en orbite basse, mais qui a vocation à monter en puissance. Véga est destiné à répondre à la demande institutionnelle, c'est-à-dire celle des agences spatiales, qui réalisent des satellites de plus en plus petits.

S'interroger sur l'avenir de cette gamme de lanceurs implique de s'interroger, en premier lieu, sur l'évolution prévisible des marchés.

Le nouveau lanceur devra d'abord répondre à la demande institutionnelle. A l'heure actuelle, Ariane 5 est surdimensionnée pour ce marché. L'Europe a donc recours à Soyouz, ce qui n'est pas complètement satisfaisant car il ne s'agit pas d'un lanceur développé par l'Europe, et parce que la coopération avec la Russie n'est assurée que jusqu'en 2020. La qualification du lanceur Véga devrait résoudre une partie du problème, en permettant à tout le moins d'éviter le recours aux lanceurs russes dérivés de missiles balistiques (Rockot, Dnepr). Il n'en reste pas moins qu'Ariane, conçu pour des objectifs de souveraineté, est en réalité peu utilisé pour le lancement de nos satellites gouvernementaux.

Le nouveau lanceur devra aussi répondre à la demande commerciale. Or ce marché se caractérise par l'émergence de nouveaux acteurs. L'américain Space X a remporté plusieurs contrats de lancement de satellites de télécommunications, alors même qu'il n'a pas encore procédé à des lancements en orbite géostationnaire. Mais le soutien que la NASA apporte à cette entreprise incite les clients à l'optimisme. Space X est en effet directement héritière du tournant pris par la politique spatiale sous la présidence Obama. Ce tournant consiste à recentrer la NASA sur sa mission de Recherche & Développement en vue de l'exploration lointaine, et à octroyer des subventions à des entreprises privées pour la reconquête de l'orbite basse - c'est-à-dire la desserte habitée de la Station spatiale.

Nous avons visité Space X lors de notre déplacement aux États-Unis. Cette entreprise est fondée sur un principe tiré a contrario des leçons de la navette spatiale : de la simplicité découlent à la fois la fiabilité et la modicité des coûts. Le lanceur Falcon 9 de Space X est un système modulable, fondé sur un étage de lanceur et un moteur kérosène - oxygène, combinés en tant que de besoin. L'organisation productive est simplifiée au maximum. Nous l'avons constaté dans l'usine californienne de Space X, qui frappe par la simplicité au moins apparente de son organisation.

Par ailleurs, la Chine, l'Inde, le Brésil et la Russie développent d'autres lanceurs potentiellement concurrents des nôtres.

Or cette concurrence croissante intervient sur un marché où la demande est appelée à demeurer stable, autour de 20 à 25 satellites de télécommunications par an. Dans ce contexte, deux projets de lanceur, conçus à l'origine comme complémentaires, sont devenus progressivement concurrents. Démarré après la conférence ministérielle de l'ESA de 2008, Ariane 5 ME est une évolution du lanceur actuel vers un lanceur plus performant (12 tonnes) et plus « versatile », c'est-à-dire doté d'un étage supérieur rallumable grâce au moteur Vinci, développé par Safran. Ariane 6 est un lanceur de nouvelle génération, doté du même moteur rallumable pour son étage supérieur, mais plus modulable (2 à 8 tonnes) et surtout susceptible de procéder à des lancements simples, c'est-à-dire mono-satellites. Le lancement double est en effet devenu très problématique pour Arianespace, car il implique l'appairage des satellites, susceptible de faire perdre du temps et donc de l'argent aux opérateurs.

Le rapport fait état de tous les arguments avancés au cours de nos auditions, en faveur de l'un ou l'autre de ces deux projets. Il nous a semblé qu'Ariane 6 apportait une réponse plus tardive qu'Ariane 5 ME, mais plus durable, aux évolutions en cours.

Procédant à des lancements « simples », Ariane 6 doit permettre d'accroître la cadence de production, afin de ne pas passer sous le seuil des cinq lanceurs par an, en deçà duquel il est unanimement reconnu que la fiabilité et la viabilité financière d'Ariane seraient remises en cause.

Dans sa version dite PPH, privilégiant la poudre, le lanceur de nouvelle génération serait complémentaire de Vega, puisqu'il réutiliserait son étage dit P80, en augmentant sa puissance. La poudre est une technologie en soi fiable et peu coûteuse, et cette configuration permettrait de produire en série un grand nombre de moteurs, donc de bénéficier d'effets de standardisation.

D'un coût de production moindre, ce lanceur est sans doute plus susceptible qu'Ariane 5 ME de réduire la subvention publique actuellement versée pour l'exploitation d'Ariane 5 (120 millions d'euros/an).

C'est pourquoi nous avons préconisé de développer aussi rapidement que possible ce lanceur de nouvelle génération modulable, à étage supérieur réallumable, en mettant la priorité sur la réduction des coûts afin de le rendre compétitif sur le marché.

Nous reviendrons sur les décisions prises par la réunion des ministres à ce sujet, après avoir évoqué les autres conclusions de notre rapport.

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