Il y a plus de deux ans, le mouvement associatif dénonçait à l'Assemblée nationale l'incohérence des politiques publiques en matière de prostitution et recommandait l'élaboration d'une politique globale, cohérente, reprenant les principes abolitionnistes que la France défend depuis 1949. En juillet 2010, l'Assemblée nationale répondait à ma demande de créer une mission d'information sur la situation de la prostitution en France ; j'en étais la présidente, M. Geoffroy le rapporteur. Durant nos huit mois de travaux, nous avons rencontré plus de deux cents personnes, dont une quinzaine de personnes prostituées ou s'étant prostituées. À chaque audition, à chaque déplacement, nous avons souhaité entendre tous les points de vue : associations d'anciennes personnes prostituées, associations venant en aide aux personnes prostituées ou s'occupant de leur réinsertion, mais aussi infirmiers, médecins, policiers, magistrats, sociologues, philosophes, juristes. Nous avons également auditionné les ministres en fonction à l'époque de la cohésion sociale, de la justice et de l'intérieur.
Nos déplacements à l'étranger ont certainement été l'aspect le plus intéressant de nos travaux. Nous avons pu voir toute la mosaïque des réponses apportées à la prostitution, depuis la zone industrielle de La Jonquera, de l'autre côté de la frontière espagnole, où se concentrent les plus grands bordels d'Europe, jusqu'aux rues de Stockholm, en passant par les quartiers rouges de Bruxelles et de La Haye et un « puticlub » de Madrid.
Ce travail a été pour nous une bouleversante aventure humaine. Il nous a donné à voir combien l'exploitation de l'homme par l'homme est sans limite, mais aussi les capacités de résilience de certaines personnes prostituées, et l'engagement passionné de ceux qui viennent en aide aux personnes prostituées.
Certains éléments mériteraient d'être mieux connus du grand public, dont le point de vue sur la question est souvent bien peu argumenté. En Europe occidentale, la plus grande part de la prostitution est liée à la traite des êtres humains. Le nombre de personnes prostituées en France est difficile à établir, mais on l'estime à environ 20 000, dont 85 % de femmes, 90 % de celles-ci étant étrangères, le plus souvent en situation irrégulière.
Dans les années 1990, les personnes prostituées étaient françaises à 80 %. L'ouverture des frontières et les séismes géostratégiques des années 1980-1990 ont radicalement changé la donne. En France, les personnes prostituées proviennent majoritairement d'Europe de l'Est, d'Afrique - en particulier du Nigeria - et de Chine. Il en va de même dans tous les pays européens : en Espagne, elles sont roumaines, bulgares ou sud-américaines... La représentation traditionnelle des romans ou des films est très éloignée de la réalité d'aujourd'hui. Ces personnes prostituées, victimes de la traite, arrivent le plus souvent dans nos pays sans savoir ce qui les attend, pensant travailler comme serveuses ou femmes de ménage. Parfois, elles savent qu'elles devront se prostituer, mais ignorent dans quelles conditions.
On trouve aussi des jeunes, en rupture familiale - souvent en raison de leur orientation sexuelle - ou exclus socialement, des personnes en grande précarité économique ou en grande vulnérabilité psychologique. L'entrée dans la prostitution se fait généralement entre 14 et 16 ans.
Nous avons analysé ces phénomènes à l'aune de ces principes fondamentaux de notre droit que sont la non-patrimonialité du corps humain et l'égalité entre les sexes.
Notre rapport fait trente propositions, donc certaines de nature législative. Les commentateurs n'en ont retenu qu'une : la « pénalisation » des clients, nous accusant de pudibonderie exacerbée et d'une volonté de restaurer je ne sais quel « ordre moral sexuel ». Pour Lydia Cacho, journaliste et féministe mexicaine, certains intellectuels et certaines féministes des beaux quartiers sont des alliés utiles des réseaux ; leur attitude apparemment progressiste cache en réalité un recul des droits humains, d'autant que ceux qui ne partagent pas leur position sont taxés de moralisme... C'est la Suède, pays pionnier en matière de libération sexuelle, qui la première a institué une sanction pour le client. Certains confondent liberté sexuelle et exploitation sexuelle.
La non-patrimonialité du corps humain et son intégrité, le principe constitutionnel d'égalité entre les femmes et les hommes sont des valeurs fondatrices de notre République. Si la société n'a pas à régir les comportements sexuels des individus, elle a le devoir d'affirmer des valeurs collectives, dont le refus de la marchandisation des êtres humains et le respect de l'égalité homme-femme.
La prostitution est une violence extrême. Nous devons songer aux victimes mais aussi à la responsabilité des auteurs. Comme pour toute forme de violence, la législation doit contribuer à éliminer la demande, pierre angulaire du système prostitutionnel. Les campagnes de sensibilisation ne suffisent pas : il faut donc poser l'interdit dans la loi.
« La prostitution est une tache, une ignominie séculaire qu'il faut au plus vite faire disparaître sous peine d'immobiliser le progrès », déclarait Maria Deraismes en 1889. Notre proposition de loi a pour but d'affirmer une position politique et d'amener le Gouvernement à s'exprimer sur la question. Nous voulons une loi-cadre qui intègre la prévention, un plan de financement pluriannuel pour les associations, l'abrogation de la loi de 2003 criminalisant les personnes prostituées, ainsi que la question, qui reste à définir, de la responsabilisation des clients. La pénalisation du client n'est qu'un aspect d'un plan plus global dont l'objectif, à terme, est la disparition du système prostitutionnel.