Intervention de Guy Geoffroy

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 24 janvier 2013 : 1ère réunion
Prostitution — Audition de Mme Danièle Bousquet présidente du haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes et de M. Guy Geoffroy député

Guy Geoffroy, député :

Nous avons engagé cette réflexion peu après le grand travail législatif qui a conduit à la loi du 9 juillet 2010 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. Ce n'est pas un hasard : il s'agissait de poursuivre la réflexion sur toutes les formes de violences fondées sur la domination d'une personne sur une autre, en particulier des hommes sur les femmes, même si une partie non négligeable des personnes prostituées sont de sexe masculin.

La dignité de la personne humaine interpelle la notion de liberté, invoquée pour justifier tout type de comportement humain, même contraire à cette dignité. Il y a une responsabilité publique par rapport à ces sujets. On ne peut plus tolérer les violences au sein du couple au motif qu'elles relèvent de la sphère privée, a dit le législateur. De la même manière, nous devons interpeller le slogan, si confortable, du « plus vieux métier du monde », quitte à mettre les pieds dans le plat. Cette formule accrédite l'idée que la prostitution serait une activité professionnelle à reconnaître, voire à réglementer. Le chanteur Antoine qualifie d'ailleurs de « refroidis » ceux qui ne partagent pas cette opinion... Autre poncif, la prostitution serait une réponse au besoin sexuel irrépressible des hommes, un bienfait pour la société car elle permet d'éviter les viols. Or les viols constatés sont dix fois plus nombreux dans le milieu prostitutionnel que dans la société !

Nous avons voulu faire ce travail au nom de la lutte contre toute forme de violence et de l'égalité entre les êtres, avec l'ambition d'aller au fond des choses, sans idée préconçue de ce que nous allions découvrir et conclure. Ce que nous avons découvert, c'est une hypocrisie généralisée, même si la position abolitionniste que défend la France depuis 1959 a probablement servi d'amortisseur.

En Espagne, nous avons entendu que l'église catholique ne luttait pas contre la prostitution car celle-ci protègerait l'institution du mariage : l'homme qui trouve là un complément à ses besoins sexuels non assouvis n'irait pas chercher de maîtresse. J'ai cité ces propos à des responsables catholiques français qui n'en sont pas revenus... Nos interlocuteurs espagnols avouent pourtant, officieusement, qu'il faudra sortir de cette hypocrisie qui tient au refus des élites politiques de prendre leurs responsabilités. Celles-ci sont d'accord pour dire qu'il faut lutter contre la traite des être humains, mais ne se soucient guère que dans les bordels, sordides ou luxueux, les personnes prostituées soient toutes étrangères...

Avec notre administrateur, je me suis rendu dans un bordel de luxe de Madrid, en plein quartier des affaires. Voyant que nous n'étions pas des clients, les personnes prostituées nous ont livré des témoignages riches de sens. L'une, originaire d'Amérique latine, nous a confié que, même si l'établissement est chic, qu'elle est bien habillée, que sa vie semble belle, on ne tient pas, de 17 heures à 5 heures du matin, debout sur de hauts talons, sans consommation intensive de drogue dure, fournie par ceux-là mêmes qui les ont fait venir là. Nous avons donc affaire à des réseaux structurés de trafics en tout genre : trafic d'êtres humains, de drogue, sans doute d'armes. Il faudra une initiative des parlementaires espagnols pour sortir de cette hypocrisie.

A La Jonquera, lieu de plaisirs supposés de beaucoup de Français du Sud-Ouest, nous avons vu l'horreur en direct. A 17 heures, deux jeunes femmes sortent d'une vieille voiture - conduite par un homme - avec pour seul bagage la couette qui leur servira à exercer leur activité dans un hangar. C'est l'exploitation absolue de la personne humaine. Pas question de libre choix ; le seul espoir est de souffrir moins que lors de la phase de préparation : pendant six mois à un an, il s'agit de faire subir à la personne des violences indescriptibles, de la détruire psychiquement, au point qu'elle finisse par considérer que le trottoir est la chance de sa vie. Voilà qui devrait interroger tous ceux qui se prétendent humanistes.

Deuxième exemple : les Pays-Bas sont allés très loin dans le domaine de la réglementation, dans l'autorisation organisée de la prostitution. Un jeune maire-adjoint de La Haye s'est d'ailleurs réjoui devant nous des recettes fiscales attendues... Lorsque nous avons visité ce pays, les Hollandais étaient en train de modifier leur législation afin que la prostitution soit considérée comme une profession libérale, organisée dans des établissements sous licence : les personnes prostituées bénéficient d'une visite médicale et d'un entretien avec un psychologue qui leur explique les risques, puis elles sont déclarées bonnes pour le service, inscrites sur un registre et soumises à des tests pour garantir leur bon état sanitaire. Si ces tests font apparaître un risque sanitaire, que se passe-t-il ? Rien. Le client qui s'adressera à une personne prostituée qui n'est pas dans le système réglementé sera pénalisé. Comment saura-t-il à qui il a affaire ? Là encore, zone grise...

Derrière les beaux discours des anti-moralisateurs, il y a un manque de courage évident pour se poser les bonnes questions.

L'exemple suédois est éloquent : après la totale libération sexuelle des années 1970, la Suède a voulu en dessiner les contours, dans le respect de l'autre. A la fin des années 1990, elle a ainsi adopté une législation qui responsabilise les clients, avec une éventuelle pénalisation. En moins de dix ans, la prostitution de rue a diminué de moitié, sans qu'il y ait transfert vers la prostitution sur Internet. Quant aux grands bateaux-bordels qui croisent sur la Baltique, ils ne peuvent être fréquentés par toute la population masculine de Suède... Dix ans après, il n'y a plus d'opposition politique à cette législation, et la responsabilisation du client est approuvée à 60 %, contre 30 % il y a dix ans.

Nous sommes partis de cet exemple, ainsi que de ceux de l'Irlande et de la Norvège, qui va encore plus loin, pour proposer non pas une réponse unique mais un corpus de mesures qui repose sur trois piliers.

Premier pilier, l'appel à la cohérence de tous les acteurs pour lutter avec acharnement et par tous les moyens contre le proxénétisme et la traite des êtres humains. La France a fait des efforts en la matière et le proxénétisme de jadis a beaucoup régressé. Il faut prolonger ce travail à l'échelle européenne.

Deuxième pilier, l'accompagnement des personnes prostituées. On ne peut rayer d'un trait de plume idéologique l'existence de la prostitution. La prévention doit intervenir très en amont, dès l'enfance, si l'on veut extirper la vision de la prostitution utile et nécessaire, gage d'équilibre au sein de la société. Notre pays a régressé pour ce qui est du regard porté par les hommes sur les femmes ; sans doute nous sommes-nous assoupis après les progrès des années 1960-1970. Un travail d'éducation et de sensibilisation est donc essentiel.

Il faut également tout faire pour empêcher le passage à l'acte. On l'a dit, l'entrée dans la prostitution se fait très jeune. Il y a toujours une raison objective, une contrainte, humaine, sociale ou financière, qui explique le basculement. Nous devons encourager les initiatives admirables qui existent, en France et à l'étranger, en matière d'accompagnement des personnes prostituées. Les échanges que nous avons eus avec d'anciennes personnes prostituées étaient très émouvants.

Troisième pilier : la responsabilisation des clients. A partir du moment où l'on estime que la prostitution n'est pas nécessaire à l'équilibre de notre société et qu'elle est même contraire à notre éthique républicaine, ne doit-on pas s'intéresser à celui sans lequel la traite des êtres humains n'existerait pas ? Il ne s'agit pas de stigmatiser ni de porter un jugement moral sur qui que ce soit, mais de faire prendre conscience aux clients de l'horreur du système auquel ils participent.

Dans les jours qui ont suivi la publication de notre rapport - présenté par la presse sous le seul angle de la pénalisation des clients - les personnes prostituées nous ont reproché de leur avoir fait un mal fou car la fréquentation avait diminué de 30 %, ce qui signifie que ce besoin irrépressible des hommes - que l'on nous oppose systématiquement - ne l'était pas tant que ça. La seule crainte d'être interpellé et démasqué suffisait pour décourager trois hommes sur dix !

Les personnes prostituées refusent l'idée qu'elles seraient les meilleures psychothérapeutes qui soient, argument souvent invoqué : elles revendiquent le fait de n'être là que pour une prestation de nature sexuelle.

Les clients doivent se rendre compte qu'ils contribuent au délitement de l'éthique sociale et républicaine, d'où l'idée de les responsabiliser comme l'ont fait les Suédois et d'aller jusqu'à la pénalisation pour les plus rétifs. En Suède, pas une seule peine de prison prononcée en dix ans et très peu d'amendes. La prévention et la loi ont réussi à fortement réduire le recours à la prostitution dans ce pays qui ne me semble pas compter plus de « refroidis » qu'en France.

Je terminerai par un témoignage : nous avons rencontré à Paris un jeune homme d'une trentaine d'années qui nous a raconté son parcours : Français de France, né au Havre, il a découvert vers 13 ans son orientation sexuelle, ce qui a provoqué un drame au sein de sa famille : son père n'a pas apprécié, sa mère l'a mis à la porte. Il a d'ailleurs appris quelques temps plus tard qu'elle s'était elle-même prostituée. Il a cherché refuge dans le milieu homosexuel pour y trouver protection et accompagnement. Il a commencé à se prostituer à Paris, gagnant entre 8 000 et 10 000 euros par mois, mais ne gardait pas cet argent ; il le dépensait immédiatement car il considérait qu'il ne lui appartenait pas. Grâce au Mouvement du « Nid », il a réussi à sortir de la prostitution. Il nous a dit que lorsqu'on commence à se prostituer, on attire les clients qui cherchent de la chair fraiche, ce qui permet d'augmenter les tarifs. Au bout de quelques mois, tel n'est plus le cas et les tarifs diminuent, si bien que pour maintenir son train de vie, il faut faire de l'abattage. L'engrenage est infernal. Aujourd'hui, grâce au Nid, il est maquilleur de luxe chez Sephora, sur les Champs Elysées. Il gagne 1 600 euros par mois et se dit libre et heureux.

Ce témoignage résume beaucoup de choses : il y a toujours des circonstances qui conduisent à cette auto-privation de la liberté, ce qui n'invalide pas le fait que la prostitution provient, neuf fois sur dix, de la traite des êtres humains. Quelles que soient les circonstances qui mènent à la prostitution, il n'y a pas de liberté de choix. Tous nos interlocuteurs, sans exception, nous ont affirmé qu'il n'existait pas de personne prostituée heureuse. Dans un pays où certains affirment que la prostitution serait une expression magnifiée de la liberté de jouir de son corps, le fait que personne ne soit heureux de pouvoir jouir de cette liberté doit retenir toute notre attention.

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