Intervention de Roland Ries

Réunion du 24 janvier 2013 à 15h00
Débat sur l'avenir du service public ferroviaire

Photo de Roland RiesRoland Ries :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi de placer en exergue de cette intervention une citation extraite d’un essai d’Alain Supiot, Homo juridicus : « La différence entre l’État et l’entreprise est moins une affaire de structure qu’une question de Référence. L’État est référé à des valeurs qualitatives, supra-patrimoniales ; il a en charge le destin des hommes et son horizon est le temps long de la vie des peuples. L’entreprise est référée à des valeurs quantitatives, patrimoniales ; elle a en charge la réalisation de produits ou de services et son horizon est le temps court des marchés. C’est ce qui rend si effrayante l’idée, aujourd’hui répandue, qu’il faut gérer l’État comme on gère une entreprise et qu’il n’y a pas de différence de nature entre le pouvoir économique, le pouvoir politique et le pouvoir administratif. »

Il peut paraître surprenant de placer en exergue d’une réflexion sur l’avenir du service public ferroviaire une citation sur la nature spécifique de l’État. Il s’agit pour moi de suggérer que la situation préoccupante dans laquelle se trouve aujourd’hui notre système ferroviaire n’est, avant toute chose, ni une question économique, ni une question technique, ni même, fondamentalement, une question sociale : c’est la question, éminemment politique, du rôle de l’État dans la définition et la mise en œuvre d’une politique d’intérêt public qui se trouve posée, parce que seul l’État a en charge « le temps long de la vie des peuples » et que c’est de réflexion sur le « temps long » que notre système ferroviaire a avant tout besoin pour se réformer.

Ce que je veux dire, c’est que la situation actuelle de notre système ferroviaire s’explique d’abord et avant tout par une forme de démission de l’État, c’est-à-dire du politique, dans le passé : il est donc urgent, monsieur le ministre, de redonner à la puissance publique ses responsabilités et son autorité dans l’organisation du système ferroviaire.

Permettez-moi d’abord de poser le diagnostic. Je le ferai brièvement, l’essentiel ayant été dit notamment par Michel Teston.

Notre système ferroviaire est devenu fou. Les charges sont en augmentation sensible et il est pratiquement acquis que, si l’on ne fait rien, la dette dépassera 60 milliards d’euros dans quinze ans, et ce même sans avoir réalisé les grands projets du Grenelle de l’environnement ! Le corps social est inquiet, et donc méfiant, angoissé et rétif au changement. Le niveau de service laisse les usagers tour à tour désemparés et révoltés. L’organisation est emmêlée dans les fils de sa complexité. L’opérateur historique est empêtré dans de multiples intérêts contradictoires. Bref, le système a littéralement perdu la tête, c’est-à-dire la faculté de se gouverner.

Ce système doit donc être réformé : ce point fait, me semble-t-il, largement consensus. Mais aucune réforme véritable ne sera possible si l’État, les gouvernants, ne prennent pas la mesure de leurs responsabilités politiques et se laissent intellectuellement capturer et dicter leurs décisions par des acteurs particuliers, quels qu’ils soient, tentés de s’attribuer le monopole de la pensée, de la parole, puis de la décision pour imposer une vision forcément partielle, forcément partiale, et donc illégitime.

Or, au point où nous en sommes, la légitimité est essentielle à la réussite de la réforme du système ferroviaire parce que les solutions relèvent moins de la théorie que de la pratique, moins de la supériorité technique d’un schéma d’organisation que de l’art de le mettre en œuvre. Il faudra redonner du sens à un système qui n’en a plus, mais il sera plus difficile encore de susciter la conviction, puis l’adhésion du plus grand nombre.

À partir de ce constat, que faut-il faire ?

Sans prétendre donner ici toutes les clefs du problème, compte tenu du temps de parole de sept minutes qui m’est imparti, il est toutefois possible d’esquisser des orientations sur trois sujets clés, déjà largement évoqués par mon collègue Michel Teston.

Commençons par un élément de consensus mis en évidence par les Assises du ferroviaire. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il est impératif de réunifier les fonctions de gestionnaire d’infrastructure au sein d’une entité unique. Notre système de gouvernance actuel dans lequel les fonctions de gestionnaire d’infrastructure et d’opérateur historique sont distinctes sans l’être vraiment a démontré depuis 1997 ses limites, ses contradictions et ses redondances. C’est d’ailleurs, monsieur le ministre, la première orientation que vous avez exposée dans votre discours du 30 octobre dernier à la Halle Freyssinet. Je n’insiste pas sur ce point qui fait largement consensus et qui doit permettre de plaider favorablement devant la Cour européenne de justice de Luxembourg, où la France est mise en accusation pour non-respect des directives européennes en la matière.

Comme vous l’avez dit, monsieur le ministre, la première décision consiste donc à réunifier les fonctions du gestionnaire d’infrastructure au sein d’une entité unique qui regrouperait à la fois les horairistes, les régulateurs et les aiguilleurs de la Direction de la circulation ferroviaire, la DCF, ainsi que les personnels en charge de l’infrastructure.

À partir de là se pose une deuxième question, plus délicate, qui est celle de la position du nouvel RFF par rapport à la SNCF : séparation complète, selon le modèle espagnol ou suédois, intégration complète, comme dans le modèle allemand, ou solution intermédiaire ? C’est cette question qui fait débat aujourd’hui et à laquelle il faudra, dans la concertation, apporter une réponse.

Pour ma part, je considère que la séparation complète souhaitée par la Commission européenne entre gestionnaire d’infrastructure et opérateur historique est à la fois irréaliste et empreinte d’un dogmatisme ultralibéral que je ne partage pas. On a bien vu, par exemple, dans le domaine du fret ferroviaire que l’ouverture non régulée à la concurrence non seulement n’a pas fait gagner de parts de marché au ferroviaire, mais qu’elle lui en a au contraire fait perdre. Je plaide donc pour le maintien d’un lien organique entre le gestionnaire d’infrastructure et l’opérateur historique, sous une forme juridique à définir, forme qui, à mes yeux, pourrait s’inspirer utilement du modèle allemand en créant ce que j’appellerai une holding à la française.

La troisième question qui est posée est essentielle. Elle concerne le statut des personnels et la dette de RFF qui est, en réalité, une épée de Damoclès qui menace l’ensemble du système.

Cette dette représente aujourd’hui plus de 30 milliards d’euros et engendre une charge annuelle de 1, 2 milliard d’euros pour RFF. Autant d’argent qui n’est pas investi ailleurs, notamment dans la modernisation et la mise aux normes de notre réseau ferré !

Je sais bien, monsieur le ministre, que la situation de nos finances publiques permet difficilement d’envisager une reprise totale par l’État de la dette historique du ferroviaire.

La solution doit donc, de mon point de vue, être trouvée dans trois directions : d’abord l’État, qui doit prendre ses responsabilités, même si j’ai pleinement conscience de la difficulté ; ensuite, l’opérateur historique, qui doit veiller à améliorer sa productivité et sa compétitivité ; enfin, le mode routier, qui doit contribuer davantage au financement, notamment des trains d’équilibre du territoire. La concurrence intermodale est évidemment une des clefs du problème.

En ce qui concerne le statut des cheminots et leurs conditions de travail, il est clair que les réponses apportées au problème de la dette du système devraient permettre d’aborder cette question sensible sur des bases assainies avec les organisations représentatives du personnel.

Il me paraît essentiel que l’on arrive à un accord global sur la définition des normes sociales propres au secteur, de façon à éviter que la concurrence ne conduise au dumping des salaires aux dépens des conditions de travail des salariés. Les partenaires sociaux doivent être laissés libres de développer ensemble les mesures pour accroître la productivité du système et sa compétitivité et de définir les standards sociaux spécifiques minimums – « socle », comme cela a été dit – pour chaque marché ferroviaire. Bien entendu, les entreprises ferroviaires resteront libres, dans ce cadre, de définir des standards plus généreux que le minimum.

Vous le voyez, monsieur le ministre, il y a du pain sur la planche ! Mais je vous fais confiance, après la première étape qu’a constitué votre discours du 30 octobre dernier, pour avancer pas à pas sur ces sujets dans la concertation avec les organisations syndicales, qui ne sont pas fermées aux évolutions du système, pour peu que celles-ci soient maîtrisées et ne se fassent pas systématiquement au détriment des intérêts du personnel.

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