Dans l’exposé des motifs du projet de loi organique relatif à la gestion de la dette sociale que vous nous soumettez aujourd’hui, monsieur le ministre, il est souligné que « le Gouvernement souhaite apporter cette année une solution durable à la dette sociale ». Il s’agit là d’un objectif que nous pouvons partager.
Jusqu’à un passé récent, le Gouvernement nous avait plutôt habitués à laisser dériver les comptes sociaux, sans prendre les mesures, notamment structurelles, nécessaires pour atténuer cette dette sociale. Ainsi, si la sécurité sociale n’avait pas été sévèrement handicapée par un déficit structurel de 10 milliards d’euros, elle aurait pu affronter dans des conditions différentes la situation de crise économique qui, hélas ! n’a pas épargné notre pays.
Quoi qu’il en soit, si l’objectif peut être partagé, les moyens proposés pour l’atteindre ne sauraient recueillir notre accord. Ce projet de loi organique, en effet, n’est pas à la hauteur des enjeux, comme l’a souligné Jean Arthuis, sans toutefois que notre collègue en tire les mêmes conclusions que nous, comme l’attestera son vote final.
L’objectif peut être partagé pour au moins trois raisons.
Première raison : le report de la charge de la dette sociale sur les générations futures – celles de nos enfants et de nos petits-enfants – est une démarche irresponsable que nous ne saurions cautionner.
Deuxième raison : on ne peut laisser des déficits conjoncturels se transformer en des déficits structurels, dont on déplore déjà suffisamment l’ampleur. Je pense bien sûr aux déficits conjoncturels provoqués par ce qu’il est convenu d’appeler « la crise ».
Troisième raison : il est inconcevable de continuer à faire jouer à l’ACOSS un rôle qui n’est pas le sien. Cet organisme, créé pour permettre la couverture d’un besoin de trésorerie courante, n’a pas pour mission de couvrir un déficit permanent des comptes sociaux.
La fragilité du financement même de l’ACOSS est avérée. Le président de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations, son principal bailleur de fonds, a déjà attiré l’attention du prédécesseur de M. Baroin, M. Woerth, par un courrier en date du 23 octobre 2009, sur les tensions générées par les montages financiers impliquant la Caisse des dépôts qui sont prévus, certes d’une manière exceptionnelle, par l’ACOSS pour faire face à ses besoins. Cela ne peut plus continuer.
Cela dit, les moyens proposés par le Gouvernement pour atteindre l’objectif fixé ne sont pas acceptables, car ils ne permettront pas d’apporter des réponses adaptées et équitables aux enjeux en cause.
Le premier enjeu, qui est de ne pas faire supporter aux générations futures la dette sociale, n’est pas satisfait puisque l’une des propositions fortes de ce projet de loi organique consiste à permettre une prolongation de quatre ans de la durée de vie de la Caisse d’amortissement de la dette sociale.
Même si le Gouvernement nous dit qu’il s’agit là d’une dérogation tout à fait exceptionnelle, rien ne nous incline à croire que d’autres dérogations, tout aussi exceptionnelles, ne nous seront pas présentées dans l’avenir, que ce soit pour reprendre une nouvelle dette de crise ou, l’habitude étant prise, pour faire face à tout autre type de dette.
Le Gouvernement voudrait nous faire croire que cette prolongation est techniquement la seule solution possible. Nous ne sommes pas dupes : cette proposition, sous son apparence technique, masque en réalité une approche très politique, voire idéologique, à savoir préserver le dogme défendu par le Président de la République de ne pas recourir à la fiscalité.
Rappelons pour mémoire que, lors de sa création en 1996, la CADES, établissement public érigé pour apurer la dette cumulée du régime de sécurité sociale à la fin de 1996, ne devait durer que jusqu’en 2009. Par la suite, d’autres missions lui ayant été confiées – d’autres dettes devant être apurées –, sa durée de vie fut prolongée jusqu’en 2021.
Aujourd’hui, le Gouvernement nous propose de persévérer dans cette fuite en avant et repousse à 2025 l’achèvement de la mission de la CADES. Nous refusons cette proposition, contraire à l’objectif visé.
Le deuxième enjeu touche à une « gestion temporelle » équitable des retraites entre les générations. Là aussi, l’approche du Gouvernement et la nôtre divergent fondamentalement. En effet, le Gouvernement propose de sacrifier la gestion raisonnée des retraites pour les générations à venir sur l’autel de l’urgence d’aujourd’hui que constitue la dette sociale.
Ainsi, il s’en prend au Fonds de réserve pour les retraites. Il nous invite à transférer les actifs de ce fonds à la CADES, ce qui n’ira pas sans poser des problèmes juridiques et opérationnels concernant leur gestion, et à mobiliser les ressources de ce fonds comme ressources nouvelles pour la CADES afin de couvrir la fraction de la dette sociale liée à la branche vieillesse, soit 10 milliards d’euros, mais aussi à anticiper sur les dettes à venir de cette branche pour un montant qu’il fixe globalement à 62 milliards d’euros.
Le Gouvernement justifie cette proposition par des arguments pour le moins spécieux que nous ne saurions accepter.
Ce faisant, monsieur le ministre, le Gouvernement dénature la mission du Fonds de réserve pour les retraites créé par Lionel Jospin pour répondre au défi des retraites à servir aux générations à venir.
Ce fonds n’est pas une « cagnotte » dans laquelle on puiserait à la première difficulté. Vous le savez, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce fonds a pour mission de lisser le financement des retraites sur plusieurs générations. De manière condensée, on peut dire que le Fonds de réserve pour les retraites prélève sur les générations d’actifs 2000-2010 pour amortir les hausses de prélèvements sur les générations 2020-2040 par décaissements progressifs sur la période. Il faut absolument préserver cette mission.
Un comblement du besoin de financement actuel par un « siphonage » des réserves – déjà amoindries – de ce fonds constituerait une violation directe et grave de sa mission spécifique et une vraie injustice intergénérationnelle.
J’ajoute, en reprenant l’analyse du professeur Fabrice Lenseigne, maître de conférences à Sciences Po, qu’il s’agit d’une mauvaise gestion des ressources publiques, et ce pour plusieurs raisons. J’en retiendrai deux.
Premièrement, les rendements du FRR étant supérieurs aux taux auxquels l’État finance sa dette, nous liquiderions donc un capital qui rapporte plus que le coût du service de la dette pour financer une dette de fonctionnement.
Deuxièmement, le FRR participe au financement de l’économie réelle puisque son portefeuille est investi pour près de 50 % en actions.
Je rappelle enfin que la mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale du Sénat, que préside Alain Vasselle, s’est prononcée, 18 mai dernier, à l’unanimité, pour sa « sanctuarisation ». Ce fut aussi la position de la commission des affaires sociales.
Hélas, avec le projet de loi organique qui nous est soumis aujourd’hui, nous n’en prenons pas le chemin !
Le troisième enjeu est celui de l’action : la France ne peut pas s’offrir le luxe d’avoir, à côté du budget de l’État structurellement et lourdement déficitaire, un budget social qui serait lui-même lesté par une lourde dette, l’ensemble contribuant à hypothéquer dangereusement l’avenir de notre pays, ce que nous ne souhaitons pas.
Mes chers collègues, le champ des solutions possibles pour faire face à cette dette sociale existe. Aucun scénario ne s’impose absolument à nous, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire. Il nous faut effectivement dégager des ressources supplémentaires pour répondre aux obligations de notre génération vis-à-vis de sa dette sociale. Il en va de notre responsabilité, mais c’est aussi une question de choix de société.
La question est bien de savoir comment répartir équitablement entre nos concitoyens l’effort pour financer cette dette.
Il nous a été dit qu’il n’y avait pas de solution. Pour ma part, je vois trois pistes à privilégier avec des solutions dont l’articulation nous permettrait de ne pas être obligés de prolonger la durée de vie de la CADES au-delà de l’année 2021 ni à détourner le Fonds de réserve pour les retraites de sa mission vertueuse telle qu’elle a été définie lors de sa création.
Première piste : une intervention ajustée de l’État dans la reprise d’une partie de la dette sociale.
En effet, le choix avait été fait en 1996 de créer un établissement spécifique, la CADES, dans le but d’isoler le traitement de la dette sociale du reste de la dette publique afin de tenir compte de la particularité des dépenses sociales, qui sont effectivement, par nature, des dépenses courantes.
Ce choix faisait cependant l’impasse sur les situations de crise sévères qu’aurait pu rencontrer notre économie, telles que celles susceptibles d’entraîner une dégradation brutale de l’ensemble des paramètres financiers structurant l’économie ; or c’est ce que l’on observe pour la période 2008-2010, comme le confirme la Commission des comptes de la sécurité sociale, ou CCSS.
Celle-ci souligne en effet, dans son rapport du 9 juin 2010, que « le déficit du régime général, qui avait peu varié entre 2003 et 2008, s’établissant chaque année autour d’une dizaine de milliards d’euros, a doublé en 2009 pour atteindre 20, 3 milliards d’euros. Cette très forte dégradation est due pour l’essentiel à l’impact de la récession sur les recettes », recettes sur lesquelles sont assis nos budgets sociaux, le déficit tendanciel estimé pour 2010 étant de près de 26, 8 milliards d’euros.
Dans ces conditions, le Gouvernement, dans sa stratégie de remise à niveau des comptes publics, doit naturellement intégrer la prise en charge par l’État de la détérioration des comptes sociaux pour la période considérée – 2008-2011 –, c’est-à-dire la reprise directe par celui-ci d’une partie de la dette sociale.
La première possibilité serait d’y procéder par l’intermédiaire de la fiscalité, fiscalité que nous souhaiterions plus juste et plus solidaire.
À cette fin on pourrait par exemple revenir sur la défense acharnée du bouclier fiscal, qui à force d’entêtement présidentiel est passé du statut de dogme à celui de « fétiche ». L’enjeu est de 800 millions d’euros par an, dont on pourrait récupérer le quart pour l’apurement de la dette sociale, ce qui permettrait une reprise de 2 milliards d’euros de dette.
On pourrait également revenir en partie sur le cadeau fait aux restaurateurs depuis le 1er juillet 2009 : en faisant passer la TVA de 19, 6 % à 5, 5 %, le Gouvernement a privé les finances publiques de 3 milliards d’euros de recettes par an alors que les contreparties annoncées – baisse des prix, créations d’emplois, amélioration de la situation des salariés – ne sont pas à la hauteur des attentes.