Intervention de Sophie Joissains

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 30 janvier 2013 : 1ère réunion
Création d'un parquet européen — Communication

Photo de Sophie JoissainsSophie Joissains, rapporteur :

La proposition de résolution européenne sur la création d'un Parquet européen a été adoptée à l'unanimité par la commission des affaires européennes, sur ma proposition, en décembre dernier, et est devenue résolution du Sénat le 15 janvier dernier.

L'idée d'un Parquet européen a été avancée dès la fin des années 1990 par un groupe d'experts réuni sous la direction de Mme Mireille Delmas-Marty, puis dans un Livre vert de la Commission européenne de 2001. Notre Assemblée, à plusieurs reprises, s'est exprimée en faveur d'une telle institution, sujet cher à nos anciens collègues MM. Pierre Fauchon, Robert Badinter et Hubert Haenel. Le Conseil d'État lui a consacré un rapport très riche en 2011, et l'Assemblée nationale a adopté en août 2011 une résolution en ce sens.

Ce sujet est d'autant plus d'actualité que, depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, les traités communautaires autorisent la création d'un Parquet européen. La Commission européenne prévoit de présenter une proposition en 2013, après avoir publié une étude d'impact et lancé une consultation. M. Robert Badinter a été chargé d'une mission pour évaluer la position des États membres.

D'abord, le contexte. La protection des intérêts financiers de l'Union européenne est un des objectifs des institutions communautaires, clairement apparu en 1970, avec la création de ressources propres aux Communautés européennes. Des instruments juridiques spécifiques ont progressivement été mis en place, comme l'Office de lutte anti-fraude (OLAF) en 1999.

Les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne auraient atteint 600 millions d'euros en 2010, mais ce montant est probablement sous-évalué. Or, le dispositif actuel de protection des intérêts financiers de l'Union présente des insuffisances. Les autorités judiciaires nationales n'ouvrent pas systématiquement une enquête pénale à la suite d'une recommandation de l'OLAF (seulement 7% des dossiers de l'OLAF), alors qu'elles sont pourtant les seules à pouvoir agir. De grandes différences subsistent également entre les États membres dans la définition des infractions pénales concernées, telles que le détournement de fonds ou l'abus de pouvoir. Le taux de condamnation varie de 14% à 80% selon les États. Pour y remédier, la Commission européenne a présenté, le 11 juillet dernier, une proposition de directive qui définit des infractions communes à tous les États membres et les sanctions applicables, conformément aux recommandations déjà formulées par Mme Mireille Delmas-Marty.

Le projet de création d'un Parquet européen s'inscrit en outre dans le cadre d'un renforcement de la coopération judiciaire en matière pénale au sein de l'Union européenne. Depuis le Conseil européen de Tampere en 1999, le principe de reconnaissance mutuelle - qui implique la confiance mutuelle - constitue la pierre angulaire de la coopération judiciaire européenne. La principale réalisation demeure le mandat d'arrêt européen, créé en 2002, grâce auquel 11 630 suspects ont été remis entre États membres, selon des formalités simplifiées et des délais réduits.

Cependant, la disparité des normes d'incrimination et de sanction, tout comme de procédure pénale, demeurent de réels obstacles à l'approfondissement de cette coopération. C'est tout l'enjeu de la « feuille de route », annexée au Programme de Stockholm en décembre 2010, visant à rapprocher les droits procéduraux entre les systèmes judiciaires des différents États membres.

La coopération judiciaire s'est aussi développée à travers les magistrats de liaison et le réseau judiciaire européen. Un système européen d'information sur les casiers judiciaires a été créé en 2009. Le rôle d'Eurojust pour développer la coopération judiciaire pénale s'est affirmé. Europol apporte une aide précieuse à la coopération policière entre États membres, notamment en termes de renseignements sur les phénomènes criminels. Enfin, les équipes communes d'enquête ont montré tout leur intérêt.

L'instauration d'un Parquet européen aurait ainsi vocation à prendre appui sur l'ensemble de ces outils progressivement mis en place au cours des dix dernières années.

Quelles sont les perspectives ouvertes par le traité de Lisbonne ? Fruit d'un compromis, la rédaction de l'article 86 du TFUE, relatif au Parquet européen, laisse la voie ouverte à de nombreuses interprétations.

En premier lieu, la création du Parquet européen reste, en l'état, une option, qu'il appartiendrait au Conseil de mettre en oeuvre à l'unanimité, après approbation du Parlement européen. Une telle unanimité paraît très difficile à obtenir : le Royaume-Uni y est opposé, illustration du conflit entre le droit napoléonien et le droit anglo-saxon ; nous avons par ailleurs pu constater, lors du déplacement de notre commission des lois à Bruxelles l'année dernière, les réticences exprimées à l'époque par la Représentation permanente allemande.

En l'absence d'unanimité, le traité autorise toutefois la mise en oeuvre d'une coopération renforcée, réunissant au moins neuf États membres volontaires. Il stipule également que le Parquet européen devra être créé « à partir d'Eurojust ». Il sera compétent pour rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs et complices d'infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union. Il exercera devant les juridictions compétentes des États membres l'action publique relative à ces infractions - infractions qui ne sont cependant pas définies et devront l'être par règlements. Toutefois, le Conseil européen pourra décider, simultanément ou ultérieurement, d'étendre les attributions du Parquet européen à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontalière.

Quels sont les contours que pourrait prendre ce Parquet européen ?

En premier lieu, notre résolution soutient une démarche ambitieuse : nous souhaiterions que, dès sa création, le Parquet européen soit compétent à la fois en matière de protection des intérêts financiers de l'UE et de lutte contre la criminalité transfrontalière, comme la traite des êtres humains ou les trafics de drogue par exemple. La résolution adoptée par l'Assemblée nationale soutenait également une telle solution. La lutte contre la grande criminalité pourra donner au projet de Parquet européen une dimension susceptible de concrétiser une Europe des projets répondant aux attentes des citoyens. En outre, la distinction entre protection des intérêts financiers de l'Union et lutte contre la criminalité transfrontalière peut parfois paraître artificielle.

Il faut néanmoins être réaliste et pragmatique : face aux réticences de certains États membres, commençons par limiter le champ de compétences du Parquet européen à la protection des intérêts financiers de l'Union. Cette première étape, sorte de période expérimentale, fournira la preuve concrète de la plus-value qu'apporterait la création d'un Parquet européen à la coopération judiciaire en matière pénale.

A défaut d'unanimité, la voie de la coopération renforcée devrait être examinée sérieusement, ainsi que le permettent d'ailleurs expressément les traités. La Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, l'Espagne, la Grèce, l'Italie, le Portugal et la Slovénie pourraient s'engager dans une telle démarche. A l'inverse, l'Allemagne se montre prudente, notamment en raison des réserves émises par la Cour de Karlsruhe sur de nouveaux transferts de compétences au niveau européen. Il sera toutefois difficile d'avancer sans l'accord de l'Allemagne, principal contributeur au budget européen. Des garanties solides, notamment sur l'articulation entre Parquet européen et parquets nationaux, devront lui être données. A cet égard, la déclaration du Conseil des ministres franco-allemand qui s'est tenu la semaine dernière à l'occasion du 60ème anniversaire du traité de l'Élysée indique que « [la France et l'Allemagne] oeuvreront également à la mise en place d'un parquet européen dans le cadre d'un groupe de travail ouvert aux autres États-membres et développeront des actions de formation conjointe de magistrats français et allemands ». Cela me paraît être un signe encourageant.

Quelle forme revêtirait ce Parquet européen ? Le traité prévoit qu'il soit créé « à partir d'Eurojust ». Sans doute, Eurojust ne constituera pas le Parquet européen. Il s'agit d'une unité de coopération, qui joue actuellement un simple rôle de coordination et de mise en réseau. Mais Eurojust a accès aux bases de données des États membres, notamment au casier judiciaire, et il a acquis une expertise qui sera précieuse au Parquet européen. Parallèlement, une évolution d'Eurojust est souhaitable, notamment pour mieux répondre aux défis posés par la criminalité transfrontière. Sa présidente nous a indiqué, lors de son audition, que les coopérations bilatérales d'État à État avaient beaucoup progressé dans ce domaine.

Le Parquet européen devrait avoir une forme collégiale, c'est-à-dire être composé d'un représentant par État membre. Les traités font mention d'un « parquet » européen, non d'un « procureur ». La solution d'un parquet collégial qui élirait en son sein son président, le cas échéant avec une rotation par pays, paraît la plus susceptible de recueillir l'accord des États membres. Toutefois, dans le discours qu'il a prononcé lors de l'audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, M. Jean-Claude Marin préconise la désignation d'« un » procureur, incarnation du Parquet européen.

L'hypothèse d'un Parquet centralisé suscite de fortes réserves dans les États membres. En outre, une telle structure serait extrêmement lourde sur le plan financier ; seule une structure légère permettrait à chaque État d'y participer. Enfin, une structure centralisée rendrait sans doute plus difficile le lien avec les services d'enquête nationaux.

Une structure décentralisée, option privilégiée par la Commission européenne soucieuse d'éviter de créer une « usine à gaz », semble plus adaptée. Elle serait fondée sur un Procureur européen, d'une part, et sur des Procureurs européens délégués ayant une « double casquette » dans les États membres, d'autre part. Outre l'aspect linguistique, une telle solution permettrait une représentation plus aisée du Parquet européen auprès des juridictions nationales. Plusieurs délégués nationaux seraient susceptibles d'être nommés sur une même affaire. En France, le parquet financier de Paris pourrait, par exemple, être désigné comme délégué national du Parquet européen, tant qu'il ne traitera que des aspects financiers.

Il importe que le Parquet européen bénéficie de garanties d'indépendance afin que son pouvoir d'instruction sur les délégués nationaux soit, dans son domaine de compétence, exclusif de toute autre instruction que ces délégués pourraient recevoir des autorités nationales. Il mènerait ses investigations en s'appuyant essentiellement sur les services d'enquête nationaux et, subsidiairement, en recevant l'aide d'un service d'enquête européen, éventuellement constitué à partir de l'OLAF et d'Europol. Les juridictions nationales des États membres resteraient compétentes pour se prononcer sur le fond, ce qui implique la fixation de critères précis pour désigner la juridiction de renvoi.

Toutefois, les actes du Parquet européen devraient pouvoir faire l'objet d'un contrôle juridictionnel, soit en cours de procédure, soit devant la juridiction de jugement. S'agissant des actes adoptés durant l'enquête - perquisitions, interceptions téléphoniques, etc. -, le contrôle juridictionnel pourrait être exercé par une juridiction spécialisée de l'Union européenne, ou éventuellement une chambre spécialisée de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), le traité autorisant la création d'une telle juridiction.

De plus, il est fondamental de mettre en place, corrélativement, un socle minimal de règles harmonisées au niveau européen, concernant en particulier la définition des infractions et l'admissibilité des preuves. De grandes disparités subsistent entre États membres. Au-delà, le principe de reconnaissance mutuelle entre les États membres devra pleinement jouer.

Enfin, une évaluation parlementaire des activités du Parquet européen est nécessaire.

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