Intervention de Esther Benbassa

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 30 janvier 2013 : 1ère réunion
Suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Esther BenbassaEsther Benbassa, rapporteure :

Les dispositions modifiées par cette proposition de loi relèvent de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, mais les infractions visées ne la concernent que de manière marginale. Il s'agit essentiellement de propos tenus en public ou d'écrits rédigés par des particuliers sans lien avec la presse. Notre législation traite différemment les propos discriminatoires selon qu'ils ont un caractère racial, ethnique ou religieux, ou qu'ils portent sur le sexe, l'orientation ou l'identité sexuelle, ou le handicap. Le rapporteur de l'Assemblée nationale l'a qualifiée de « discriminatoire ». L'harmonisation des délais de prescription mettrait fin à cette différence de traitement entre victimes. Elle fait l'objet d'un consensus parmi les personnes auditionnées. Ainsi, le Défenseur des Droits avait suggéré cette unification dès 2011 dans sa proposition de réforme n° 11-R009. De même, le droit européen n'établit pas de distinction entre les discriminations. L'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales interdit les discriminations fondées sur le sexe, sur l'appartenance à une minorité nationale ou « sur toute autre situation ». Quant à l'article 13 du Traité instituant la Communauté européenne, il dispose que le Conseil « peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle ». Le droit français devrait donc s'en inspirer.

La loi du 9 mars 2004 dite loi « Perben II » a introduit une exception en portant à un an le délai de prescription de certaines infractions telles que les provocations à la discrimination, les incitations à la violence, les diffamations ou les injures, lorsqu'elles sont liées à l'appartenance d'une personne à une communauté ethnique, raciale ou religieuse. Le législateur a souhaité adapter le droit à l'évolution de la criminalité sur Internet qui rend plus difficile et la détection et la répression de tels actes.

La présente proposition de loi, déposée par M. Jean-Marc Ayrault et Mme Catherine Quéré, votée à l'Assemblée nationale à une très large majorité le 22 novembre 2011, propose de porter de trois mois à un an, le délai de prescription pour les faits de provocation à la haine, à la violence et aux discriminations, de diffamations ou d'injures relatives au sexe, à l'identité ou à l'orientation sexuelle, ou à un handicap. L'examen de ce texte intervient dans le contexte particulier du débat sur le mariage de personnes de même sexe qui donne lieu à un climat homophobe et à des propos intolérables.

La présente proposition de loi remédie à une anomalie juridique : un délit présentant des caractéristiques très proches sera désormais poursuivi dans les mêmes conditions. La prescription des délits commis par voie de presse repose sur un régime dérogatoire afin de protéger la liberté de la presse. Les délais sont de trois mois, contre trois ans pour les délits et un an pour les contraventions de droit commun. Notre objectif n'est pas de porter atteinte à la liberté de la presse. Ayant été éduquée aux Etats-Unis, j'avoue avoir, à titre personnel, un faible pour le 1er article du Bill of Rights. Ce 1er amendement de la Constitution américaine, qui ne pose pas de limite à la liberté d'expression, est entré dans les moeurs par le jeu de l'éducation et d'une tradition séculaire. La pédagogie qui l'a accompagné a permis d'encadrer une liberté en principe totale. En France néanmoins, où la menace de la sanction est brandie dès les premières années de l'enfance, il semble difficile de s'en remettre à une telle mesure. La différence de délais de prescription en matière de délits de presse fragilise les actions menées en matière de répression des discriminations. Tout comme en 2004, le texte ne concerne que marginalement les délits commis par voie de presse : sa portée est plus large, visant tous les propos publics, écrits ou oraux. L'extension du délai de prescription constituerait une avancée pour la protection des droits des personnes autant qu'une simplification d'un régime peu lisible. Confrontées à une multiplication des propos discriminatoires sur Internet, les victimes bénéficieraient de la même protection. L'essor des réseaux sociaux facilitant la diffusion de ces propos, il est nécessaire d'harmoniser les régimes de la provocation à la discrimination, de la diffamation ou de l'injure publique. Le rapport à un écran est déshumanisant. Ainsi, l'Association des Paralysés de France souligne la multiplication des propos blessants à l'égard des handicapés. Internet relève de l'instantané, et les infractions sont prescrites immédiatement. Mais faute de « cimetière des propos mis en ligne », ceux-ci demeurent perpétuellement. Internet bénéficie du régime favorable de la loi de 1881 sans pour autant s'accompagner d'une déontologie comparable. Cette situation avait déjà été soulignée par MM. Hyest, Portelli et Yung dans leur rapport d'information paru en 2007 sur le régime des prescriptions civiles et pénales. La brièveté des délais se justifiait par le caractère éphémère de l'infraction. Avec Internet, cette argumentation n'est plus recevable car l'infraction ne disparaît plus : paradoxalement, le temps bref, qui était celui de la presse imprimée, s'est allongé.

Je vous propose d'adopter cette proposition de loi avec trois modifications. Mon premier amendement est un amendement de coordination avec la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme qui a modifié l'article 65-3 de la loi de 1881 après l'adoption par l'Assemblée nationale du présent texte. Un deuxième amendement a pour objet de permettre l'application de la proposition de loi à Wallis-et-Futuna, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, faute de quoi le droit antérieur perdurerait. Enfin je propose de modifier le titre de la loi pour mieux en expliciter l'objet.

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