Ce rapport difficile et passionnant pose une question simple : souhaite-t-on, peut-on, veut-on, doit-on élargir la compétence du juge français pour connaître des crimes contre l'humanité, des génocides, ainsi que des crimes et des délits de guerre qui ont été commis hors du territoire national, par des ressortissants non français, et qui n'ont pas fait de victimes françaises ?
La question est ancienne : dès la fin de la seconde guerre mondiale, elle avait porté sur l'opportunité d'une justice internationale, avec les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. Puis, il a fallu attendre 1993 et 1994 pour que se mettent en place des tribunaux internationaux compétents pour les génocides de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda. En 1998, la convention de Rome a créé la Cour pénale internationale (CPI) - je salue ici tout particulièrement l'action obstinée de Robert Badinter pour soutenir la mise en place d'une justice internationale. La Cour a vu le jour en juillet 2002, tandis que la convention a connu un grand succès puisque plus de 120 Etats y sont parties.
La France a adopté la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à la CPI sur l'excellent rapport de notre collègue Patrice Gélard. Plusieurs amendements avaient alors été déposés, notamment par François Zocchetto, pour insérer un article 689-11 dans le code de procédure pénale. Celui-ci permet au juge français de poursuivre et de juger une personne qui aurait commis un crime contre l'humanité ou un crime de guerre, mais sous quatre conditions, quatre « verrous » : que la personne poursuivie réside habituellement sur le territoire français ; que le droit du pays d'origine prévoie la possibilité de poursuivre l'infraction (« double incrimination »), que la CPI ait expressément décliné sa compétence, et, enfin, que les poursuites ne puissent être engagées que par le ministère public, la constitution de partie civile n'étant pas ouverte. Le juge français dispose ainsi d'une compétence certes universelle mais bien relative.
L'objet de l'excellente proposition de loi de Jean-Pierre Sueur est simple : faire sauter ces quatre « verrous », en maintenant toutefois l'immunité traditionnellement accordée aux chefs d'État ou à d'autres représentants diplomatiques, qui découle de la coutume internationale et des conventions de Vienne.
Quels sont les termes du débat ? La suppression des trois premiers verrous fait l'objet d'un consensus. Tout le monde s'accorde pour remplacer la condition de résidence par le fait de « se trouver sur le territoire de la République », notion moins problématique et déjà définie par la Cour de Cassation. Idem pour la suppression de la condition de double incrimination : exiger que le pays où un génocide est commis prévoie une telle infraction n'a pas de sens. J'attire votre attention sur le fait qu'il ne s'agit pas d'une modification anodine puisque, comme l'a fait observer Mme Mireille Delmas-Marty, la suppression de l'exigence de double incrimination aura pour effet d'étendre, conformément au droit pénal français, les possibilités de poursuites aux personnes morales. La troisième condition, relative à la déclinaison de sa compétence par la CPI, est inutile puisque, selon le statut de Rome, la compétence de la Cour est complémentaire ou subsidiaire par rapport à celle des juridictions nationales, ce qui donne lieu à la mise en place de nombreux mécanismes de coopération judiciaire entre la CPI et les juges des pays signataires.
Si la suppression de ces trois conditions ne pose pas de difficulté, la remise en cause de la quatrième fait débat. La question est de savoir qui peut engager des poursuites. Faut-il, suivant la proposition de loi, accorder aux victimes la possibilité de porter plainte en se constituant partie civile pour déclencher l'action publique ou doit-on maintenir le monopole du parquet ? Les deux points de vue diffèrent radicalement dans leur conception et dans leurs effets.
La première hypothèse se fonde sur la tradition française de la constitution de partie civile, même si celle-ci connaît des exceptions : lorsqu'un Français est l'auteur ou la victime d'un délit à l'étranger - non d'un crime, j'en conviens -, ainsi qu'en matière d'extradition, pour un certain nombre d'infractions, seul le parquet peut mettre en mouvement l'action publique. La proposition de loi ne s'applique que dans le cadre extrêmement particulier de l'extraterritorialité : lorsque ni la victime, ni l'auteur ne sont français et que les faits ne se sont pas déroulés dans notre pays. Dans de tels cas, l'application du droit commun n'est sans doute pas pertinente.
Il est ensuite un autre argument, beaucoup plus fort, en faveur de la constitution de partie civile : comment peut-on appliquer deux régimes juridiques différents, l'un pour les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et les crimes de génocide et l'autre pour les crimes de torture, visés par la convention de New York, pour lesquels la victime peut déclencher l'action publique ?
Cette thèse est fortement mâtinée de méfiance envers le ministère public, soupçonné de vouloir invoquer l'opportunité des poursuites pour ne pas poursuivre telle haute personnalité présente sur le territoire national. C'est bien là que le bât blesse et je souhaiterais donner des arguments en faveur du maintien du monopole du parquet.
Cette position est aussi celle des ministères des Affaires étrangères et de la Défense ainsi que de la Chancellerie. Ces trois ministères régaliens, qui ont - avancée considérable ! - accepté de supprimer les trois premiers verrous, s'inquiètent des conséquences de la fin du monopole du parquet car, en toutes choses, notre justice peut être instrumentalisée. Malgré les conditions actuellement en vigueur, 50 % des plaintes adressées au pôle français chargé des crimes contre l'humanité au TGI de Paris sont infondées. Ces crimes étant imprescriptibles, il serait, en outre, tout à fait possible de poursuivre un ancien chef d'Etat longtemps après sa cessation de fonctions.
La plupart des pays européens ignorent la mise en mouvement de l'action publique par la constitution de partie civile. En Allemagne, si le ministère public dispose d'un monopole, il est toutefois soumis au principe de légalité des poursuites, ce qui ne le laisse pas juge de l'opportunité de ces dernières. Mais des exceptions existent en matière d'extra-territorialité. En Angleterre, l'équivalent du ministère public dispose aussi d'un monopole, son refus de poursuivre pouvant donner lieu à une sorte d'appel prenant la forme d'un débat public. Le monopole du ministère public est aussi en vigueur en Finlande.
Reste le cas de la Belgique qui a, très généreusement, souhaité en 1993 se doter d'une compétence universelle en supprimant toutes les conditions, y compris celle de l'immunité diplomatique. Elle s'est rapidement heurtée à des difficultés : des plaintes contre Ariel Sharon ou George Bush ont été déposées... Le pays n'a pas pu résister à la tornade qu'il avait lui-même déclenchée : les Etats-Unis ont envisagé de déménager le siège de l'OTAN et Israël a rappelé son ambassadeur. La Belgique a dû revenir en arrière et sa législation actuelle est beaucoup plus restrictive que la nôtre. L'Espagne a, elle aussi, dû faire marche arrière.
Entre les deux positions en présence à propos du monopole du parquet, vous aurez bien compris laquelle je soutiens. Les tenants de l'autre option n'hésitent pas à rappeler que le juge d'instruction peut très bien refuser d'informer ou rendre une ordonnance de non-lieu. Toutefois, le refus d'informer est limité aux cas d'irrecevabilité manifeste et d'absence de qualification pénale, tandis que l'ordonnance de non-lieu n'intervient parfois qu'au bout de six mois ou un an, voire davantage, ce qui n'est pas sans conséquence pour la personne mise en cause.
Aussi, souhaitant conserver l'esprit de la proposition de loi de Jean-Pierre Sueur, nous avons, après un long travail, abouti à un amendement distinguant deux situations. Lorsqu'une personne est déjà recherchée par une juridiction étrangère ou par la CPI, la mise en mouvement de l'action publique par la partie civile pourrait être admise, car il a déjà été procédé à un minimum d'enquêtes et de vérifications. L'honnêteté m'oblige à préciser que ces cas devraient être extrêmement rares. Dans les autres hypothèses, je propose en revanche d'en rester au monopole du ministère public.
Le texte s'inscrit en outre dans la perspective de la réforme du Conseil supérieur de la magistrature et donc d'un nouveau statut du parquet. Il conviendra que la garde des Sceaux publie une circulaire de politique pénale générale indiquant clairement dans quels cas le ministère public devra engager des poursuites.
Le monopole du parquet étant maintenu, nous pourrions élargir la compétence du juge français qui est actuellement limitée aux cas où les personnes peuvent être déférées devant la CPI. Elle ne s'applique qu'à des ressortissants d'un pays signataire de la convention de Rome ou si les faits se sont déroulés sur le sol d'un de ces Etats, sauf si le Conseil de sécurité de l'ONU a saisi la Cour. Nous pourrions aller plus loin en permettant aux juridictions françaises de poursuivre des ressortissants d'Etats non parties à la convention, tels que la Syrie, par exemple. Cette proposition, qui est dans l'esprit du texte de notre collègue Jean-Pierre Sueur, nous conduit à une nouvelle rédaction visant les cas situés hors de la compétence de la CPI.
Je suggère d'y ajouter deux autres modifications. Tout d'abord, les dispositions du texte actuel mentionnant les « personnes coupables de l'une des infractions » m'ont toujours choqué puisqu'il s'agit de personnes non encore jugées. Je propose donc de retenir plutôt l'expression « personnes soupçonnées de l'une des infractions ». Ensuite, il était évident d'étendre le dispositif à Wallis-et-Futuna, à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française.
Tout cela est bel et bon, encore faut-il donner aux magistrats du pôle chargé des crimes contre l'humanité les moyens de travailler. Il serait irresponsable d'ouvrir les possibilités de poursuites et de laisser les trois juges instructeurs, les deux membres du parquet et leurs assistants spécialisés sans les moyens correspondants. C'est l'un des problèmes que rencontre la CPI et nous devrons attirer l'attention de la garde des Sceaux sur cette condition indispensable à la réalisation de la grande ambition portée par cette proposition de loi.