Intervention de Elisabeth Roudinesco

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 13 février 2013 : 2ème réunion
Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe — Audition de Mme Elisabeth Roudinesco historienne de la psychanalyse directrice de recherche à l'université de paris vii

Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII :

Merci de m'avoir invitée. Depuis que j'ai déjà témoigné à l'Assemblée nationale, le 12 novembre dernier, les débats ont pris une ampleur étonnante, une violence se déployant non tant contre les homosexuels que contre leur désir, exprimé de longue date, d'entrer dans l'ordre familial.

Si je suis depuis longtemps favorable à cette intégration, donc à la loi, je pense que le slogan « Mariage pour tous » ne convient pas. Il s'agit exclusivement de donner le droit de se marier aux couples homosexuels et non pas à toute personne le souhaitant. L'inceste est bien sûr banni, ainsi que, dans les sociétés démocratiques, la polygamie. Celle-ci, encore en vigueur dans des sociétés théocratiques ou tribales, ne convient plus dans les sociétés laïques. Le casse-tête de Mayotte témoigne de ces difficultés.

Deux personnes, même si elles sont volontaires, ne peuvent se marier que si elles ne le sont pas déjà, auquel cas, elles doivent divorcer préalablement. Une famille suppose toujours l'existence d'un couple. Pas de mariage pour tous, donc ! Au demeurant, le mariage n'est plus nécessaire pour concrétiser légalement l'existence d'une famille : les enfants nés hors mariage ont les mêmes droits que les autres.

Après avoir été exclus d'un ordre familial jugé d'ailleurs haïssable, les homosexuels ont manifesté un désir de normativité. Pourquoi ? Dès lors qu'une orientation sexuelle minoritaire est progressivement dépénalisée, elle se normalise. Les homosexuels ont voulu, comme tout le monde, lier orientation sexuelle, vie amoureuse, vie conjugale et procréation, « faire » famille. Ruse de l'histoire, la dépénalisation a débouché sur le contraire de ce qu'on avait imaginé, les homosexuels ne sont pas restés la « race maudite » de Proust ou de Wilde, la catégorie revendiquée des pervers. Au-delà du désir de transmettre des biens, ils veulent désormais transmettre la vie, sans doute suite à l'hécatombe du sida. On assiste à une volonté de normalisation qui choque d'ailleurs certains homosexuels.

Les opposants à la loi sont en retard : ils avaient refusé le Pacs. Aujourd'hui, ils vantent les homosexuels bien visibles, voire travestis, ils aiment La Cage aux folles pour mieux rejeter l'homosexuel tranquille. Mais de quoi ont-ils peur ? De la fin de la famille ? Terreur irrationnelle. Les homosexuels sont en constante minorité : moins de 10 % de la population mondiale.

L'humanité continuera pendant des siècles à se reproduire de façon classique. L'homosexualisation graduelle des sociétés n'aura pas lieu. L'avènement d'une société barbare ne passera pas par les homosexuels. Cela est déjà arrivé au XXe siècle : la pulsion de destruction est inscrite au coeur de l'humanité, et les minorités en sont les victimes.

La peur est irrationnelle. On a entendu parler de la zoophilie, de l'inceste. Depuis quand les bons parents se recrutent-ils exclusivement dans les familles normales ? Celles-ci ont engendré des crimes, des violences, tout comme l'amour, la bonté, la beauté. Depuis des siècles, le terreau familial a fécondé le pire, comme le meilleur : le théâtre grec, les tragédies de Shakespeare, les romans du XIXe siècle, Hugo, Tolstoï, Flaubert et tant d'autres l'ont montré.

Je comprends que pour des raisons politiques, la PMA ait été écartée du projet et que le Gouvernement attende l'avis du Comité consultatif national d'éthique pour légiférer sur les procréations médicales. Je suis frappée par l'intensité du débat. Les opposants sont sincèrement troublés comme si leur histoire était abolie. Mais cela n'empêche pas la science d'évoluer ni que l'on puisse en parler en attendant que la politique se saisisse à nouveau de la question. Cela ne saurait tarder.

La loi sur le Pacs ouvrait sur le mariage. Plus on accorde de droits aux homosexuels, plus il faudra se préoccuper de nouveaux modes de procréation, et pas seulement pour les homosexuels mais pour toutes les personnes qui ne peuvent pas avoir d'enfants par d'autres moyens, c'est-à-dire, pour une infime minorité de personnes. Les avancées de la biologie reproductive devront bien un jour être encadrées par la science. Le désir d'enfant est une pulsion à laquelle on ne renonce qu'en la sublimant. Si la science fournit de quoi la satisfaire, il faut en interdire, par la loi, les dérives.

Avec la GPA, on ne voit que le pire, des femmes venues d'un autre monde et traitées comme des esclaves. Il y a pourtant aussi des cas d'offrandes, de dons de soi, sans contrepartie. D'où la nécessité d'un rite, d'une règlementation, d'un choix organisé. En se plaçant du côté du don, pourquoi ne pas répondre aux demandes de couples homosexuels ? Pourquoi avoir peur ? C'est l'adoption par d'autres moyens, à ceci près que l'enfant n'est pas abandonné pour être recueilli par une autre famille mais qu'il est désiré...

Les psychanalystes, qui ont du mal à penser leur époque, se sont mis en position d'experts de la famille pour s'opposer à la loi. En s'emparant de l'OEdipe pour expliquer que l'enfant avait besoin de deux références, masculine et féminine, ils ont oublié la signification première, chez Freud, de cette référence à la tragédie : le sujet est conduit par un destin qui lui échappe : l'inconscient. En aucun cas, cela ne signifie qu'un enfant a absolument besoin de la différence des sexes dans le couple parental pour devenir un sujet à part entière. Certains affirment que l'homosexualité ne concerne pas la psychanalyse parce qu'elle traduirait la bisexualité commune à tous les êtres humains - en écoutant de tels discours, on se dit que les psychanalystes sont parfois les meilleurs ennemis de leur discipline.

Sur Lacan, j'ai entendu des paroles extravagantes. Les opposants et les partisans du mariage pour tous font référence à la trilogie lacanienne du symbolique, de l'imaginaire et du réel. Il est ridicule de plaquer de la sorte les concepts sur la réalité pour leur faire dire n'importe quoi : je récuse l'idée qu'on puisse se servir d'une discipline comme d'une grille d'expertise. La meilleure façon d'hériter d'une doctrine est de lui être infidèle, de la faire travailler, de la penser, de la modifier, d'en retracer l'histoire.

Ni Freud, ni Lacan n'avaient songé à la configuration actuelle de la famille. Freud fut le théoricien d'une certaine époque de la famille occidentale : les femmes et les enfants accédaient au statut de sujet. Il théorisait la famille nucléaire moderne, d'où la référence à OEdipe, tragédie du destin, et à Hamlet, conscience coupable du héros incapable de venger son père.

La conception fondée de l'homosexualité était émancipatrice. Dès 1938, Lacan théorisait une famille marquée par l'hécatombe de la première guerre mondiale et le déclin de la figure du père : il théorisait l'avènement du fascisme et du communisme. Après Auschwitz, Lacan prit pour référence Antigone, figure de l'absolutisation du désir, celle qui refusant d'être mère et épouse, se sacrifiait au nom du passé afin de donner une sépulture à son frère mort. Cette conception était très différente de celle de Freud. Les hécatombes et les guerres ont profondément modifié la représentation de la famille.

Plus que Freud, Lacan voyait dans la famille le seul creuset possible de la société, mais aussi le lieu de toutes les turpitudes. Pour ma part, après avoir écrit un livre sur la famille, qui montre, entre autres, que les enfants d'homosexuels ne sont pas différents des autres familles, j'en ai conclu qu'on ne doit pas expertiser l'existence humaine comme on vérifie la solidité d'un pont.

Quant aux enfants nés de la PMA, seule la loi, c'est-à-dire la définition de ce qui est autorisé et de ce qui est interdit est une avancée de la civilisation sur la barbarie. On ne peut éternellement interdire ce qui relève de la science, car alors les dérives seraient plus terribles encore. Soyons humains, généreux. Sachons trouver des solutions rationnelles, sans croire que nous parviendrons à une solution miracle pour fabriquer des familles parfaites capables d'engendrer des êtres parfaits. Vous, législateurs, le savez mieux que moi.

1 commentaire :

Le 05/02/2022 à 11:39, aristide a dit :

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C'est ça, soyons humains, généreux, en permettant l'exploitation de la femme pauvre par l'homme riche... Quelle abjection morale et sociale.

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