Je comprends que le syndicat du livre défende les intérêts de ses mandants. Il n'est pas seul responsable, mais la réforme inéluctable de l'entreprise sera d'autant plus brutale qu'elle est retardée.
Dans la lettre ouverte que j'ai écrite à la veille de notre congrès, j'ai indiqué que le syndicat du livre bloquait la distribution du papier, ce qui avait pour effets de fragiliser le réseau de vente et d'éloigner le consommateur des produits que nous vendons - peut-être définitivement. Or nous ne vendons pas des produits anodins : ce n'est pas dans cette salle que j'expliquerais en quoi la presse est essentielle à la qualité du débat démocratique. Je me suis donc inquiété des moyens utilisés, qui revenaient pour ainsi dire à prendre notre réseau en otage.
Les fonctions papier et tablette sont, en matière de presse, plus complémentaires qu'exclusives. Monsieur le sénateur Assouline, vous voyez les choses de là où vous êtes. L'usage de la tablette est plus répandu chez ceux qui vivent dans un environnement où l'information circule naturellement et pourvus d'un niveau d'éducation qui leur permet d'y faire le tri. Mais ces personnes savent aussi diversifier les usages, et ne se détournent pas du papier pour autant. Dans ce contexte, aux éditeurs de jouer la carte de l'utilité du papier, puisqu'eux-mêmes avouent ne pas trouver leur modèle économique dans le numérique, et à eux de diversifier leurs contenus papier.
Dans ce domaine, les pouvoirs publics ont une immense responsabilité : entretenir dans l'esprit du jeune public l'idée que l'information peut être instantanée et gratuite, revient à le pervertir. A un colloque de la Documentation française, j'avais fait remarquer à MM. Joffrin et Beuve-Méry que les deux dangers qui menacent la presse imprimée sont la fermeture des points de vente et l'ignorance par la jeunesse de sa fonction particulière, démocratique et culturelle ; la sociologue québécoise (Dominique Payette) me répondit que j'avais raison, et que cette ignorance était le résultat du désinvestissement citoyen de la jeunesse, mesurée au travers du taux d'abstention enregistré aux élections. J'ai rétorqué qu'à mon sens, les choses étaient à l'inverse, le désinvestissement citoyen étant plutôt le résultat de la méconnaissance par la jeunesse des instruments d'une information curieuse et approfondie.
Il est exact que les marchands travaillent douze heures par jour et six jours par semaine. Je vous ai en outre apporté de la documentation relative à la rentabilité du métier. Les chiffres, qui datent des États généraux, mériteraient d'être légèrement actualisés. Ils font apparaître que le résultat d'exploitation moyen d'un marchand de journaux-libraire s'élève à 21 000 euros par an, soit moins de 2 000 euros par mois.
Vous dites que le portage est très prisé des Français. C'est un mythe savamment entretenu. Le cabinet mandaté par la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) pour évaluer les aides au portage avait conclu à un lourd retard français par rapport à ses voisins européens et même par rapport aux États-Unis. C'est faire abstraction des différences culturelles qui nous séparent des autres nations : l'importance du petit-déjeuner, la place que tient la radio à cette occasion, notamment. Historiquement, la France a un réseau de proximité, concentré sur la diffusion de la presse. A cela s'ajoutent d'autres considérations géographiques et urbanistiques, qui font que jamais, j'en prends le pari, le portage n'atteindra les niveaux observés ailleurs. Les chiffres de la DGMIC attestent d'un transfert des ventes au numéro vers le portage ou l'abonnement, mais au profit de la presse quotidienne nationale et locale, qui a profité de l'effet d'aubaine créé par ces aides. Ce n'est pas le signe d'un rattrapage des autres pays.
Heureusement que les aides à la modernisation des kiosques ont existé. Elles ont encouragé la modernisation des espaces de presse, notamment en province. Leur diminution, dans les proportions que vous avez indiquées, ne me choque pas outre mesure : je connais les contraintes budgétaires auxquelles l'État est confronté ; en outre, la modernisation a été engagée, ne reste qu'à prolonger le mouvement pour toucher un maximum d'acteurs.
Faut-il rebasculer une partie des aides à la presse vers le réseau ? A l'évidence oui. Les aides au portage représentent environ 45 millions d'euros en 2013, ce qui est considérable, comparé aux aides à la modernisation. Il faut consolider le réseau de vente. Des subventions ou des allocations peuvent y pourvoir. Faut-il les prolonger ? Contrairement au syndicat qui se dit national et qui se dit des libraires, nous ne l'avons pas demandé, car ce n'est pas ainsi qu'une corporation fonctionne. Il me semble plus intéressant d'ouvrir les aides au portage aux diffuseurs de presse eux-mêmes. Le Figaro mène en ce moment une expérience dans quarante villes de France : une centaine de mes confrères portent 6 millions d'exemplaires du journal chaque année, ce qui leur vaut d'engranger 6,5 millions de commissions et renforce ainsi substantiellement leur modèle économique. Le taux de satisfaction des lecteurs portés est en outre très élevé, sans comparaison avec le taux dont peut se flatter La Poste.