Intervention de Esther Benbassa

Réunion du 26 février 2013 à 14h30
Compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la cour pénale internationale — Suite de la discussion et adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Esther BenbassaEsther Benbassa :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, certains crimes, par leur gravité, constituent une atteinte à l’humanité dans son ensemble, et leurs auteurs doivent évidemment en répondre devant la communauté internationale. Cette dernière a, de fait, depuis plus d’un siècle, manifesté sa volonté de créer une véritable justice pénale internationale.

Ainsi, les rédacteurs du traité de Versailles de 1919 envisagèrent-ils déjà la création d’une cour internationale ad hoc pour poursuivre les criminels de guerre allemands de la Première Guerre mondiale. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale et des crimes innommables commis par le régime nazi, les pays de l’Alliance mirent en place, dans le même esprit, les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo.

On a alors cru, ou espéré, que les atrocités commises pendant ces années noires ne se reproduiraient plus. Le « plus jamais ça » resta finalement théorique.

On le sait, le fait que certains tirent des leçons de l’histoire ou prétendent le faire, n’empêche pas d’autres – parfois les mêmes ! – d’en répéter les horreurs.

Force est de constater que le développement de la « réponse judiciaire » aux crimes les plus graves, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de génocide, a été précisément engagé par la communauté internationale en raison de son incapacité à empêcher leur commission, y compris malgré la présence de forces internationales sur le terrain.

De fait, au début des années quatre-vingt-dix, les conflits qui se sont déroulés en Bosnie-Herzégovine, en Croatie ou au Rwanda témoignent d’une généralisation de l’horreur.

Même si elle est d’abord l’aveu d’un échec, j’y insiste, la nécessité d’une réponse judiciaire s’est finalement imposée, aboutissant à la création, par le Conseil de sécurité des Nations unies, de juridictions ad hoc chargées de poursuivre les responsables de ces actes.

Le projet de créer une cour pénale internationale a fait son chemin ; celui qui a conduit au Statut de Rome fut long et semé d’embûches. Il aura fallu attendre le 11 avril 2002 pour que la Cour pénale internationale voie enfin le jour.

Le traité de Rome ne faisait pas qu’instituer une juridiction internationale chargée de poursuivre les crimes les plus graves. Il consacrait le principe de la complémentarité entre les juridictions nationales et internationales. Les États signataires s’engageaient non pas seulement à coopérer avec la Cour, mais aussi à poursuivre, dans la mesure de leurs moyens, les auteurs présumés des crimes graves définis dans le traité. Il s’agissait là de rappeler explicitement aux États qu’ils étaient les « primo-responsables » de la répression pénale internationale et que, sans eux, le système mis sur pied risquait de n’être qu’un vœu pieux.

En février 2002, la législation française était modifiée pour permettre une meilleure coopération avec la Cour pénale internationale en répondant à ses demandes d’enquêtes et d’arrestations de suspects, intégrant ainsi la partie procédurale du statut.

En revanche, depuis 2010, la France est indirectement devenue un territoire sur lequel il est quasi impossible de poursuivre les criminels de guerre et les auteurs de génocide. La loi du 9 août 2010 y a contribué, en introduisant, dans le code de procédure pénale, l’article 689-11, qui prévoit les conditions très restrictives déjà citées par mes collègues. Aussi notre pays doit-il aujourd’hui peut-être prendre ses responsabilités.

Qu’on me permette, à cet égard, de rappeler ici l’engagement pris par Eva Joly pendant sa campagne pour l’élection présidentielle, le 17 avril 2012 : « Europe Écologie Les Verts s’engage fermement contre l’impunité des criminels de guerre, des génocidaires et des auteurs de crimes contre l’humanité. Nous considérons que la loi pénale actuelle ne permet pas de poursuivre ou de juger ces personnes en France, ce qui est contraire à nos principes et valeurs. […] EELV s’engage en faveur d’une nécessaire réforme de la compétence extraterritoriale et supprimera sans hésiter ces quatre “verrous”. »

La proposition de loi de notre collègue Jean-Pierre Sueur dont nous débattons aujourd’hui – permettez-moi de féliciter tant son auteur que son rapporteur – vise précisément à faire sauter ces fameux verrous, qui empêchaient notre droit d’être opérationnel.

On peut penser que l’adoption de ce texte, en lien avec la création, il y a peu, d’un pôle judiciaire au sein du tribunal de grande instance de Paris spécialisé dans la poursuite, l’instruction et le jugement des crimes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et de torture, facilitera la procédure, à condition que les magistrats qui en sont chargés aient les moyens nécessaires pour le faire.

J’ajouterai tout de même, quitte à me répéter, que la lutte contre l’impunité et l’élargissement actuel du champ d’expertise professionnel en matière de justice pénale ne devraient pas faire oublier une exigence tout aussi nécessaire, voire peut-être encore plus cruciale : lutter en amont contre la commission des crimes internationaux et souligner les responsabilités internationales qui en découlent.

Le renforcement actuel d’une réponse judiciaire internationale aux crimes internationaux bien que légitime et décente malgré ses faiblesses, ne saurait se faire au détriment de l’engagement des États à lutter contre la commission de ces crimes, dont ils estiment qu’ils violent l’humanité dans son essence. L’implication de ces États dans le processus de judiciarisation a posteriori est parfois hélas ! exactement proportionnelle à l’incapacité, voire au manque de volonté dont ils ont fait preuve a priori pour empêcher la commission de ces crimes de masse. En témoignent les 60 000 morts en Syrie tombés sous le régime de Bachar Al-Assad et notre attitude d’observateur passif.

Malgré ces réserves, liées à des réflexions d’ordre plutôt intellectuel, le groupe écologiste votera cette proposition de loi.

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