Intervention de Jacques-Alain Miller

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 12 mars 2013 : 1ère réunion
Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe — Audition de M. Jacques-Alain Miller psychanalyste

Jacques-Alain Miller, psychanalyste :

Je voudrais vous conter comment j'en suis venu à prendre parti, en tant que psychanalyste, pour ce projet de loi. J'en fus le premier surpris ; peu auparavant, j'étais bien décidé à ne pas m'en mêler, tant les sensibilités étaient à vif : il n'appartient pas à la psychanalyse de mettre du sel sur les plaies. Cependant, mon agacement allait croissant, de voir certains confrères s'engager résolument contre ce texte, au nom de la psychanalyse, et souvent aux côtés de représentants des religions. Le catalyseur de mon engagement fut un courriel reçu du journaliste du Nouvel Observateur, Eric Aeschimann, que je n'avais jamais rencontré, sauf peut-être dans la cour de l'Ecole normale supérieure. Ce message était accompagné du manifeste de cet hebdomadaire en faveur du mariage pour tous. Cet organe de presse n'avait a priori rien de recommandable pour moi, tant il avait, en un demi-siècle, brocardé Jacques Lacan dans ses colonnes, lequel avait rendu public le peu d'estime qu'il avait pour Jean Daniel. Cependant, je répondis oui dans l'instant. J'étais engagé et soulagé.

Pourtant, il y a une dizaine d'années, lorsqu'on commençait à parler du mariage pour les homosexuels, je riais. Je pensais à cette fable de La Fontaine, Le paon se plaignant de Junon. Appartenant au cercle des amis des Desanti, qui nous enjoignaient de choisir un animal, c'est le paon que je choisis, parce que j'étais attaché à la discrétion et parce que j'aimais ce bruit : paon ! Le Paon voulait avoir une jolie voix, mais Junon, sa maîtresse, rembarrait l'oiseau jaloux :

« Cesse donc de te plaindre, ou bien, pour te punir,

« Je t'ôterai ton plumage. »

Les amours des homosexuels ont longtemps été clandestins. Certes, non reconnus par la société, ils avaient en partage des jouissances plus nombreuses, plus vives, plus intenses que les hétérosexuels. Ils échappaient aux servitudes du mariage, pourquoi réclamer des chaînes ? Proust, Genet, Foucault, mariés, eux qui avaient superbement exprimé la fraternité des damnés ? L'idée paraissait saugrenue. Je défendis cette position à la télévision ; Pierre Bergé, qui était à ma gauche, comme vous aujourd'hui, monsieur le Président, m'approuva chaleureusement. Voilà où nous en étions.

Qu'est-ce qui m'a fait évoluer ? J'ai compris que cette revendication n'est pas une parodie, comme il pouvait d'abord sembler, à l'image du Balcon de Genet, ni un faire-semblant, mais qu'elle est formulée dans les termes du droit, fondée sur l'égalité des conditions dans un domaine où elle n'avait pas pénétré. Le mariage républicain reste profondément modelé par le mariage religieux. J'ai compris que les homosexuels nous appellent à encore un effort pour les découpler, sans pour autant toucher au mariage religieux.

Si le mariage est d'institution divine, on comprend qu'il puisse être considéré comme ne varietur. S'il est d'institution humaine, j'ai assez fréquenté Georges Dumézil, y compris lors de la sortie de son ouvrage sur Les mariages indoeuropéens, pour savoir combien ce type d'institution est contingent.

J'en viens à mon sentiment de psychanalyste. J'ai rencontré Lacan il y aura cinquante ans en janvier prochain et je me suis voué depuis lors à mettre en forme et à répandre son enseignement. Je ne prétends pas parler pour lui - son fils, présent dans le public, pense que son père n'aurait pas été favorable à ce projet. J'ai créé l'Ecole de la cause freudienne, puis l'Association mondiale de psychanalyse, que j'ai dirigée pendant dix ans. Je ne suis plus responsable d'aucune de ces institutions et ne parle pas en leur nom. Si la majorité des membres de l'Ecole de la cause freudienne semble soutenir le projet de loi, l'institution a décidé qu'elle ne prendrait pas position en tant que telle. Je parle en mon nom.

Le principe majeur, issu de l'expérience de la psychanalyse depuis un siècle et formulé par Jacques Lacan est qu'il n'y a pas de rapport sexuel. L'inconscient est une façon de vivre sa vie en l'interprétant et, dans la vie telle qu'elle est vécue, il n'y a pas de rapport préétabli entre les sexes. Sans exception, les êtres parlants inventent leurs rapports sexuels et c'est ce qui les distingue des animaux, où le rapport sexuel est programmé, toujours typique de l'espèce, comme s'il y avait là un trou dans le programme des êtres parlants. On dira qu'au niveau des gamètes, pourtant, c'est complémentaire. Mais il s'agit de la sexualité telle qu'elle est vécue, et les gamètes n'en sont pas plus proches que les planètes. Chaque petite fille, chaque petit garçon, invente sa façon d'imaginer, d'approcher ou de fuir son sexe et l'autre. Il n'y a pas, au niveau de la vie inconsciente, de complémentarité ni d'harmonie. On m'objectera l'exemple des couples heureux. Comme psychanalyste, je ne connaîtrais que les couples ratés. Il fut un temps où le parti communiste français offrait aux masses l'image des couples parfaits : Maurice et Jeannette Thorez, Aragon et Elsa. Malheureusement, celle-ci à peine enterrée, on découvrit que les penchants de Louis, longtemps réfrénés par la poigne russe, se donnaient libre cours dans un sens qui surprit, et qui valut récemment à un écrivain de se voir censuré, lorsqu'il raconta comment Aragon s'était présenté à lui en robe de chambre rouge, avec l'intention de se faire sodomiser par son admirateur. L'exaltation de la femme est souvent le propre des maris homosexuels, leur amour envers celle de l'autre sexe qu'ils ont choisie étant d'autant plus exalté qu'ils trouvent leur jouissance dans de multiples rencontres avec des personnes de leur sexe, ce qui témoigne de la disjonction entre l'amour et la jouissance.

Le fait qu'il n'y ait pas de rapport sexuel prédéterminé dans l'espèce humaine explique justement qu'on l'invente, qu'il y ait bien des façons de l'inventer et qu'elles évoluent. Dieu est fixiste ; on me reprochera d'être relativiste. Les progressistes sont plus réalistes. L'homme ne naît pas complet. Un manque l'habite. Jean-Jacques Rousseau, qui était un optimiste, non pour son propre sort, mais pour l'histoire humaine, parlait de sa perfectibilité. Hegel explique l'histoire humaine par le décalage entre la vérité et le savoir. Lacan l'explique par le langage, quand il dit que « le mot est le meurtre de la chose » et que métaphore et métonymie incessamment déplacent ce que nous voulons dire. Le langage ne colle pas aux choses. D'où en effet, l'histoire humaine, l'évolution, les inventions. Il est trop normal de craindre le nouveau lorsque l'on est habitué à l'ancien. La jouissance ne fait irruption que par effraction : il n'y a pas de bonne rencontre avec la jouissance. Aucun plan, aucun programme, aucune bonne intention du législateur le plus puissant, ne peut ici organiser l'existence sans que s'y glisse cette paille, qui est une façon de jouir qui nous distingue entre tous. Une partie de l'humanité s'analyse et le fait aussi pour ceux qui ne s'analysent pas, car elle parle des autres. L'idée même du normal dépérit parmi nous. Notre président de la République s'est présenté avec cette étiquette, et nous voyons qu'il est tout sauf normal, qu'il est très spécial : oui, la croyance en la normalité dépérit.

L'Eglise catholique romaine s'est portée aux avant-postes du combat contre le mariage homosexuel dans tous les pays. Si la position théologique paraît invariable, l'Eglise catholique menée par des Italiens a donné depuis fort longtemps l'exemple d'une extraordinaire flexibilité et adaptation, qualifiées par le mot d'aggiornamento. Il y a eu un excès de l'Eglise catholique ces derniers temps, peut-être parce qu'elle était dirigée par un pape allemand. Puisque le conclave est réuni ce soir, je parierais que nous aurons un pape qui saura modérer les excès de la période précédente et reconnaîtra qu'il faut se mettre à jour.

En tant que psychanalyste, je ne vois aucune menace pour la société dans le mariage homosexuel. J'y vois au contraire, pour les jeunes homosexuels qui souffrent encore d'une certaine stigmatisation, une chance de quitter la fraternité des damnés pour rejoindre la fraternité républicaine.

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