Intervention de Jacques-Alain Miller

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 12 mars 2013 : 1ère réunion
Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe — Audition de M. Jacques-Alain Miller psychanalyste

Jacques-Alain Miller, psychanalyste :

J'ai réservé ce thème pour la discussion. Sur la question de l'enfant, je crains peut-être de choquer. J'entends que l'on s'élève contre la marchandisation, que l'on s'inquiète de la dévalorisation de l'enfant qui serait ainsi fétichisé. Avons-nous vécu la même histoire du monde ? Ce serait le moment pour ces associations qui défendent la mémoire des anciens esclaves de se manifester : le commerce de l'être humain est aussi vieux que l'humanité, il n'a pas attendu la période récente. Un livre récent célèbre, à juste titre, le congrès de Vienne comme un grand événement apportant la stabilité. Or, en 1815, les populations étaient vendues de prince à prince sans qu'on leur demande leur avis. L'ordre de l'Europe s'est construit pendant des siècles sur le commerce des peuples par leurs maîtres : ce phénomène de marchandisation n'est pas dû aux excès du capitalisme contemporain. Il est aux origines mêmes de la civilisation : les premières lettres sont tracées sur les jarres de marchands phéniciens. J'ai beaucoup de mal à entrer dans un débat qui me paraît marqué par une ignorance ou une hypocrisie fabuleuses. Bien sûr, l'être humain est une production de l'être humain. Parmi les verbes fondamentaux que Heidegger assigne au vocabulaire philosophique, la naissance ne peut qu'être placée du côté de la production. L'une des grandes tâches du pouvoir politique est de réguler la production d'êtres vivants. C'est en ce sens que Michel Foucault a forgé le concept de biopolitique. Depuis toujours, la politique est biopolitique.

Aujourd'hui, des nouveautés scientifiques permettent de rendre fertiles des ventres qui ne l'étaient pas. Par une fiction juridique, au sens de Bentham, on se propose d'établir ceux qui méritent et ceux qui ne méritent pas d'être fertilisés. Je doute que nous puissions inventer des fictions juridiques suffisamment puissantes pour résister aux moyens scientifiques dont nous disposons.

Je l'ai dit, je riais de tout cela. Il paraît difficile de se faire à cette idée. Faut-il s'indigner ? Mon ami Bernard-Henri Lévy s'indigne, je regarde les forces existant dans le monde. Je compare Bernard-Henri Lévy à Bossuet. Je suis spinoziste : une pierre tombe parce qu'elle est lourde ; l'araignée tisse sa toile ; on ne lui fera pas faire autre chose. Il s'agit de combiner des forces pour aboutir au résultat que l'on souhaite. Dans le monde où nous sommes, une universitaire de Harvard, Debora Spar, a publié dès 2006, The Baby Business, How Money, Science and Politics Drive the Commerce of Conception, aux presses de la Harvard Business School, qui n'est pas un repaire d'idéalistes. Ce n'est pas pour demain : le commerce de la conception est déjà là, dans le monde entier. On peut trouver cela révulsant. Dans sa chambre. Si nous sommes des hommes politiques responsables, nous avons à constater que cela existe, en dehors de nous, dans le monde, et je crois recommandable d'accepter le fait accompli pour le réguler. Je me sens en décalage par rapport à tout ce que j'entends ou lis, marqué par un idéalisme que Kant appelait Schwärmerei, pour désigner des rêveries de visionnaires. Je ne sais pas si ce livre que je vous ai apporté a été traduit - il se peut que les éditeurs français préfèrent que l'on ferme les yeux. Si je n'ai pas abordé cette question dans mon propos liminaire, c'est par un effet de captatio benevolentiae, car j'ai bien conscience de heurter davantage de préjugés.

En tant que psychanalyste, je constate, bien sûr, que des enfants de couples homosexuels vont parfaitement bien et que des enfants de couples hétérosexuels vont très mal. Je défie quiconque d'établir des statistiques. Le rationaliste que je suis constate ici que les relations de causalité ne jouent pas. L'inconscient se caractérise par une rupture de causalité. Nous travaillons, en psychanalyse, sur ce trou noir, de même que durant la guerre, un général pousse une porte dans une chambre noire. Nous sommes dans l'élément de la contingence et pas de la nécessité, ce qui explique qu'il est très difficile pour un psychanalyste de prodiguer des conseils à un homme politique, sinon d'ouvrir les yeux, de ne pas se raconter d'histoire ! Il y a des éléments constants, comme la marchandisation de l'homme, l'esclavagisme : Hegel commence la Phénoménologie de l'esprit par le rapport du maître et de l'esclave.

Dans le jardin d'Eden, Adam et Eve formaient un couple hétérosexuel parfait, vous avez vu comment cela s'est terminé : un tiers s'en est mêlé, le serpent et même, comme je l'ai découvert depuis peu sur une gravure de Dürer, un quatrième : un porc - le cochon de Marcela Iacub était déjà là, au pied de l'arbre...

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