Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous avons le plaisir de vous présenter aujourd’hui, avec Catherine Procaccia, le rapport que nous a confié l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, saisi par la commission des affaires économiques du Sénat, sur les enjeux et perspectives de la politique spatiale européenne.
En tant que président de l’Office parlementaire, je suis particulièrement heureux que ce débat puisse avoir lieu.
Tout d’abord, parce que ce débat est l’occasion de mieux faire connaître les travaux approfondis menés par l’Office et les suites qui y sont données. Vous le savez, l’Office est la seule délégation commune à l’Assemblée nationale et au Sénat. Les sujets que nous traitons sont parfois ardus, mais ils occupent une place croissante dans le débat public. Les questions technologiques sont en effet au cœur de nombreuses préoccupations de nos concitoyens. On le constate dans des domaines comme l’énergie ou la bioéthique, qui sont l’objet de nombreux travaux de l’Office parlementaire.
Ensuite, je suis particulièrement heureux de ce débat sur la politique spatiale parce qu’il nous semble, avec Catherine Procaccia, que l’espace n’a peut-être pas – justement – la place qu’il mérite dans le débat public et parlementaire.
Comme on a pu le voir récemment avec les images du satellite Planck de l’Agence spatiale européenne, qui dévoilent les débuts de l’univers, la recherche française et européenne a conduit à des résultats remarquables. Mais ceux-ci demeurent trop méconnus. Qui sait, par exemple, parmi nos concitoyens, que le robot Curiosity, que la NASA a fait atterrir d’une manière remarquable sur Mars au cours de l’été dernier, est en réalité issu d’une coopération franco-américaine ?
Nous souhaitons instamment que la politique spatiale ait, à l’avenir, une place accrue dans les travaux parlementaires. C’est déjà le cas aujourd’hui grâce à ce débat, qui se déroule peu après l’audition par la commission des affaires économiques, cet après-midi, du candidat pressenti à la présidence du Centre national d’études spatiales, le CNES – l’agence française de l’espace –, et dont je salue la présence dans nos tribunes. §
J’en viens à la présentation de nos conclusions, en remerciant Mme la ministre – ancienne membre de l’Office parlementaire – d’être présente pour répondre à nos interrogations.
Je présenterai nos recommandations concernant la gouvernance de la politique spatiale et la préservation de notre autonomie d’accès à l’espace. Puis, Catherine Procaccia présentera nos conclusions concernant les objectifs et la durabilité de notre politique spatiale.
Nous avons intitulé notre rapport « Europe spatiale : l’heure des choix », car il a été élaboré dans la perspective de la réunion des ministres en charge de l’espace des pays membres de l’Agence spatiale européenne, l’ESA, qui s’est déroulée les 20 et 21 novembre dernier, à Naples.
Cette réunion de l’ESA a constitué un tournant, avec des décisions importantes prises dans un contexte économique et financier ne permettant pas d’envisager un subventionnement massif du secteur spatial, alors même que l’Europe dépense déjà six fois moins que les États-Unis pour l’espace.
L’Europe est dotée aujourd’hui d’au moins deux politiques spatiales : celle de l’Union européenne, que le traité de Lisbonne a doté d’une compétence spatiale depuis 2009 ; celle de l’ESA, première institution à avoir incarné l’Europe de l’espace, à sa création en 1975.
Par ailleurs, les États membres, notamment la France, demeurent très actifs, car la politique spatiale comporte trop d’enjeux de souveraineté nationale pour ne pas reposer, en dernier ressort, sur leur volonté.
L’industrie spatiale a également un rôle à jouer, puisqu’elle est seule garante in fine de l’autonomie de l’Europe.
Cette énumération des principaux acteurs de la politique spatiale européenne laisse déjà entrevoir les difficultés de gouvernance susceptibles d’en résulter. Ce « mille-feuille » spatial européen peut être source de confusion dans les objectifs et de dispersion des moyens.
Dans ce contexte, nous proposons de clarifier la gouvernance de la politique spatiale.
En France, il nous semble qu’il faudrait réintroduire l’espace dans l’intitulé d’un ministère chargé d’en valoriser l’utilité auprès du grand public : en effet, l’ambition spatiale est trop peu portée aux niveaux politiques et administratifs ; en conséquence, elle est peu partagée par l’ensemble des Français.
Toujours en France, et comme je l’évoquais précédemment, il serait souhaitable d’associer davantage le Parlement à la programmation spatiale. Nous avons été frappés, lors de notre déplacement aux États-Unis, par la place que le Congrès occupe dans l’élaboration de la politique spatiale. La NASA est en effet en constante négociation avec les deux chambres du parlement pour la définition des objectifs et des budgets de sa politique. Le secteur spatial n’est certes qu’une illustration parmi d’autres des différences d’approches entre les parlements français et américain. Il nous paraîtrait néanmoins légitime qu’en France le Parlement puisse être saisi à intervalles réguliers de la politique spatiale française et de la vision défendue sur le plan européen par notre pays.
Par ailleurs, lors de nos auditions, les industriels ont exprimé le sentiment de ne pas être associés comme ils le souhaiteraient à la définition de la politique spatiale. Il nous semble qu’un dialogue pérenne doit être organisé, grâce à la création d’une structure de concertation État-industrie, présidée par une personnalité indépendante.
Quant à l’ESA, elle doit faire évoluer sa règle de « retour géographique », selon laquelle plus un État contribue à un programme, plus son industrie reçoit de contrats pour la réalisation de ce programme. Suivant une logique inverse, une règle de « juste contribution » de chaque État, en fonction de l’implication de son industrie dans les projets, paraîtrait préférable.
S’agissant enfin de la politique spatiale de l’Union européenne, c’est un processus en devenir dont les objectifs et le cadre de gouvernance demeurent pour le moins flous. Le budget de l’Union finance le programme de navigation-localisation-synchronisation Galileo, qui doit aboutir d’ici à 2015, ainsi que le lancement du programme de surveillance pour l’environnement et la sécurité, le GMES, dont le financement, demeuré longtemps incertain, semble aujourd’hui garanti, mais a minima.
Si elle veut exercer pleinement la compétence que lui a confiée le traité de Lisbonne, l’Union devra élaborer un véritable programme spatial plus exhaustif dans ses ambitions.
Elle devra également élaborer un cadre juridique pour la gouvernance de cette politique spatiale, en faisant de l’ESA son agence spatiale, sans que cela remette en cause par ailleurs le fonctionnement intergouvernemental de l’Agence.
L’Union doit aussi pouvoir faire appel aux compétences des agences nationales et privilégier, plus généralement, le recours aux organisations existantes, plutôt que de créer ses propres structures de gestion opérationnelle des programmes spatiaux, redondantes par rapport aux compétences existant déjà sur le territoire européen.
Enfin, l’Union doit reconnaître comme prioritaire l’application d’un principe de préférence européenne. Ce principe doit entraîner l’obligation de recourir à ses propres lanceurs. Ce n’est pas le cas actuellement, comme l’illustre le recours à un lanceur russe – au demeurant excellent – pour la mise en orbite de certains satellites du programme GMES.
Ce constat me permet d’en venir à la question, cruciale, de la préservation de notre autonomie d’accès à l’espace.
D’abord, je le rappelle, c’est par l’intermédiaire d’Arianespace, créée en 1980, que l’Europe accède aujourd’hui de façon indépendante à l’espace.
Arianespace exploite à ce jour trois lanceurs depuis le centre spatial guyanais.
Tout d’abord, Ariane 5 – à tout seigneur tout honneur, allais-je dire –, dont la capacité d’emport, dans sa version ECA, est de 10 tonnes vers l’orbite géostationnaire, et qui se caractérise par des lancements doubles. Ariane 5 est le n° 1 des lancements en orbite géostationnaire, avec près de 50 % de parts de marché et, à ce jour, il faut le souligner, 54 succès d’affilée.
Le deuxième lanceur d’Arianespace est Soyouz, exploité depuis Baïkonour, par l’intermédiaire de la filiale d’Arianespace, Starsem, créée en 1996. Depuis 2011, Soyouz est aussi lancé depuis la Guyane, avec une capacité d’emport de 3, 2 tonnes vers l’orbite de transfert géostationnaire, en application d’un accord intergouvernemental franco-russe, signé en 2003.
Enfin, le dernier-né des lanceurs européens est Vega – lanceur italien riche de promesses – dont la capacité d’emport est de 1, 5 tonne en orbite basse, mais qui a vocation à monter en puissance.
Cette gamme devra, à l’avenir, répondre à l’évolution prévisible des marchés. Il faut d’abord répondre à la demande institutionnelle.
À l’heure actuelle, le lanceur Ariane 5 est surdimensionné pour ce marché. L’Europe a donc recours à Soyouz, ce qui n’est pas complètement satisfaisant, car il ne s’agit pas d’un lanceur développé par l’Europe, et parce que la coopération avec la Russie n’est assurée que jusqu’en 2020. La qualification du lanceur Vega devrait résoudre une partie du problème, en permettant à tout le moins d’éviter le recours aux lanceurs russes dérivés, il faut le souligner, d’anciens missiles intercontinentaux. Il n’en reste pas moins qu’Ariane, conçu pour des objectifs de souveraineté, est en réalité peu utilisé pour le lancement de nos satellites gouvernementaux.
Il faudra aussi, à l’avenir, répondre à une demande commerciale, dont l’Europe dépend pour ces lanceurs, en raison de la faiblesse de son marché institutionnel. Or de nouveaux acteurs émergent. Ainsi, l’Américain Space X a récemment remporté plusieurs contrats de lancement de satellites de télécommunications. Cette entreprise est directement héritière du tournant pris par la politique spatiale sous la présidence de Barack Obama, consistant à recentrer la NASA sur sa mission de recherche et développement en vue de l’exploration lointaine, et à octroyer des subventions à des entreprises privées pour la reconquête de l’orbite basse, c’est-à-dire la desserte habitée de la Station spatiale.
Nous avons visité Space X dans le cadre de nos travaux. Cette entreprise est fondée sur un principe tiré, a contrario, des leçons de la navette spatiale : de la simplicité découlent à la fois la fiabilité et la modicité des coûts ; son lanceur est fondé sur un système modulable et sur une simplification de l’organisation productive.
Par ailleurs, la Chine, l’Inde, le Brésil et la Russie développent d’autres lanceurs potentiellement concurrents des nôtres. Or cette concurrence croissante intervient sur un marché où la demande est appelée à demeurer stable, autour de 20 à 25 satellites de télécommunications par an.
Dans ce contexte, deux projets de lanceur, conçus à l’origine comme complémentaires, sont devenus progressivement concurrents.
Démarré après la conférence ministérielle de l’ESA de 2008, Ariane 5 ME, ou Midlife Evolution – pardonnez-moi cet anglicisme –, est une évolution du lanceur actuel vers un lanceur plus performant – douze tonnes – et plus « versatile », c’est-à-dire doté d’un étage supérieur réallumable grâce au moteur Vinci, développé par notre entreprise Safran.
Ariane 6 est un lanceur de nouvelle génération, doté du même moteur réallumable pour son étage supérieur, mais plus modulable – de deux à huit tonnes – et surtout susceptible de procéder à des lancements simples, c’est-à-dire monosatellites.
Le lancement double est en effet devenu très problématique pour Arianespace, car il implique l’appairage des satellites, susceptible, vous l’avez bien compris, de faire perdre du temps et donc de l’argent aux opérateurs.
Notre rapport fait état de tous les arguments avancés au cours de nos auditions, en faveur de l’un ou l’autre de ces deux projets.
Il nous a semblé in fine qu’Ariane 6 apportait une réponse plus tardive qu’Ariane 5 ME, mais plus durable, aux évolutions en cours.
Procédant à des lancements « simples », Ariane 6 doit permettre d’accroître la cadence de production, afin de ne pas passer sous le seuil de cinq lanceurs par an, en deçà duquel il est unanimement reconnu que la fiabilité et la viabilité financière d’Ariane seraient remises en cause.
Dans sa version dite PPH, ou poudre-poudre-hydrogène – veuillez m’excuser pour ces termes un peu techniques –, le lanceur de nouvelle génération serait complémentaire de Vega, et privilégierait la poudre, technologie très fiable – je dirai même qu’aucun lancement ayant échoué n’est dû à l’étage poudre – et peu coûteuse. Cette configuration permettrait de bénéficier d’effets de standardisation.
D’un coût de production moindre, ce lanceur est sans doute plus susceptible qu’Ariane 5 ME de réduire la subvention publique actuellement versée pour garantir l’équilibre de l’exploitation d’Ariane 5, c’est-à-dire 120 millions d’euros par an.
C’est pourquoi nous avons préconisé de développer aussi rapidement que possible ce lanceur de nouvelle génération en mettant la priorité sur la réduction des coûts.
En novembre dernier, la Ministérielle de l’ESA a ouvert la voie au développement, en synergie, des deux lanceurs Ariane 5 ME et Ariane 6. L’idée est de développer un étage supérieur commun aux deux lanceurs, dont les caractéristiques doivent être définies au cours des prochains mois. La décision définitive de développement d’Ariane 6 doit être prise lors d’une nouvelle Ministérielle en 2014.
L’objectif est de développer en sept ans un lanceur dont le coût unitaire devrait être d’environ 70 millions d’euros, à condition de réorganiser la production industrielle du lanceur, actuellement trop éparpillée.
À ce sujet, je souhaiterais, madame la ministre, que vous puissiez nous informer des conditions industrielles et financières de développement de ces deux lanceurs. Comment l’Europe, qui traverse actuellement l’une des plus graves crises de son histoire, va-t-elle développer parallèlement deux projets d’une telle envergure ? N’aurait-il pas fallu – mais je sais que c’est compliqué – passer directement à l’étape « Ariane 6 » ?