Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi dont nous sommes amenés à débattre aujourd’hui présente déjà un historique certain, fait de revirements multiples, qui en disent long sur les difficultés qu’elle soulève.
De quoi s’agit-il au juste ? Il convient d’autoriser le juge à opérer un partage des allocations familiales entre la famille et le conseil général lorsque l’un des enfants qui ouvre droit au bénéfice de ces allocations est confié, durablement ou temporairement, au service de l’aide sociale à l’enfance.
De fait, la proposition de loi soulève deux questions que nous ne pouvons ni éluder ni contourner : quelle conception nous faisons-nous des prestations dont il est question ? Quelle est la réalité des situations économiques, financières et humaines des familles qui bénéficient aujourd’hui de ces allocations ?
En la matière, nous sommes plutôt constants. Les allocations familiales ne sont pas assimilées à des compléments de ressources et ne doivent pas l’être.
L’objet des allocations familiales n’est pas de lutter contre la pauvreté, mais d’encourager la natalité en France. Concevoir autrement la finalité de ces allocations, accepter que l’on puisse les considérer comme une prestation sociale et non comme une prestation familiale pourrait conduire, à terme, à accepter les projets qui mûrissent ici ou là visant à réserver les allocations familiales aux familles les plus modestes. À celles et ceux qui pourraient d’ailleurs être tentés par la proposition de soumettre les allocations familiales à des conditions de ressources, je dirai que, ce faisant, ils confondent politique familiale et politique fiscale. La question n’est pas de savoir s’il faut rompre avec l’universalité de cette prestation, mais de trouver les moyens de nous doter d’une politique fiscale plus juste et plus solidaire.
Pour notre part, nous considérons que chaque enfant est une chance pour notre pays, on le voit notamment par comparaison avec l’Allemagne. Par conséquent, tous les enfants, indépendamment de la richesse de leurs parents, doivent pouvoir bénéficier des allocations familiales. C’est d’ailleurs à dessein que j’utilise cette formule, car, en application de la portée universelle de ces allocations, nous considérons que ce ne sont pas les parents qui en bénéficient mais les enfants.
Confiées aux parents, qui assument les dépenses courantes pour les enfants, les allocations familiales n’en demeurent pas moins assises sur les besoins des enfants. Elles sont destinées à permettre leur épanouissement et à financer les frais liés à leur éducation et à leur développement.
Cela étant dit, faut-il, en cas de placement de l’enfant à un service d’aide sociale, que les allocations familiales suivent, en quelque sorte, l’enfant ? La question se pose effectivement, et le législateur y a partiellement répondu puisque l’article L. 521-2 du code de la sécurité sociale dispose déjà que le juge peut décider de transférer ou non aux départements la totalité des allocations familiales attribuées à l’enfant qui fait l’objet d’un accueil par les services de l’ASE.
Ce qui pourrait changer, comme le proposaient d’ailleurs Yves Daudigny et plusieurs de ses collègues dans la proposition de loi qu’ils avaient déposée puis retirée, c’est la faculté offerte aux juges d’opérer un partage de ces allocations, ce partage devant être effectué, cela va de soi, dans l’intérêt de l’enfant. C’est pourquoi nous sommes attachés au fait que le juge puisse disposer, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, de la faculté de se saisir d’office. C’est à lui qu’il appartient de juger, dans les faits, quelles sont les mesures à prendre pour préserver les intérêts légitimes de l’enfant.
Mon avis est que le retrait total ou d’une partie trop importante de ces prestations pourrait avoir un effet contre-productif, retardant ou empêchant le retour de l’enfant dans sa famille, ce qui, à mon sens, doit rester un objectif dès lors que le placement n’a pas pour origine des faits de maltraitance commis à son encontre.
Pour autant, malgré la réaffirmation de principe sur la finalité des allocations familiales, nous ne savons que trop qu’une telle mesure, si elle n’est pas accompagnée d’autres dispositions permettant de lutter plus efficacement que ce n’est le cas aujourd’hui contre la précarité, aura des effets désastreux et amplifiera la paupérisation de certaines familles. C’est pourquoi nous pensons que le partage de ces allocations entre le département et la famille est plus de nature à permettre à cette dernière d’accueillir correctement l’enfant, les week-ends par exemple.
Cela n’empêche pas que des mesures significatives et rapides, plus ambitieuses que celles qui ont été dévoilées à l’issue de la conférence nationale contre la pauvreté doivent être prises. Car, voyez-vous, mes chers collègues de l’opposition, ce ne sont pas les parents qui dénaturent les allocations familiales en les transformant en compléments de ressources indispensables pour survivre, même quand l’enfant est confié à l’ASE. C’est le chômage de masse, ce sont les fins de mois difficiles, les temps partiels contraints, les licenciements boursiers, c’est tout cela qui transforme les allocations familiales en une prestation sociale.
Il faudrait également que l’État s’engage, en lien avec les départements, dans l’élaboration de mesures d’accompagnement afin que les parents les plus en difficulté ne perdent pas espoir de pouvoir, le plus tôt possible et dans les meilleures conditions, accueillir de nouveau leurs enfants.
Madame la ministre, en ce sens, nos préoccupations se rejoignent, même si nous n’avons pas, sur cette proposition de loi, la même analyse finale. Vous avez tenu un discours d’engagement qui vous honore mais qui, au regard de ce que j’ai dit, nous inquiète un peu. En vous écoutant, je n’ai pas retrouvé la distinction très marquée entre le caractère familial de cette prestation et le caractère social que d’autres revêtent. Je crains que cela ne prépare en réalité une réduction du champ des allocations familiales en direction des familles les plus vulnérables, ce qui serait une nouvelle rupture avec les principes qui guident notre système depuis leur définition par le Conseil national de la résistance.
La feuille de mission confiée au Haut Conseil de la famille ainsi qu’au Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie nous inquiète tout autant. Ce débat a, me semble-t-il, engendré plus de confusion sur la nature des allocations familiales qu’il n’a apporté d’éclaircissements.